Temporalités de Claude Cahun :
regards actuels et inactuels

- Clara Dupuis-Morency
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Cela expliquerait, du moins, pourquoi l’effet prophétique de l’œuvre de Claude Cahun est presque unanimement compris aujourd’hui comme la parole dont l’annonce se serait concrétisée dans les bouleversements identitaires présents. Citant Katy Deepwell, Kline réitère la thèse largement reçue selon laquelle Cahun « préfigure » le développement des études queer en « postulant » la possibilité d’une pluralité d’identités sexuelles. On explique le face-à-face dans lequel nous engagent ces images par la promesse que portent celles-ci de ce qui devait s’incarner aujourd’hui. Cahun a su représenter, donner une image de notre temps (donc, de l’avenir) en avance d’environ cinquante ans. Si le spectateur actuel est toujours perturbé par ces images, c’est qu’elles le concernent directement ; c’est une vision de lui-même (de son « époque ») qu’elle lui fait parvenir du passé : cela le regarde encore. Mais doit-on, pour autant, en déduire qu’il s’agit d’une voix prophétique au sens où l’entendent plusieurs critiques (la parole annonciatrice de l’incarnation) ? Co-commissaire (avec François Leperlier) de la rétrospective dédiée à Claude Cahun au Jeu de Paume à Paris en 2011, Juan Vincente Aliaga signe, dans le catalogue d’exposition, un texte dans lequel il récapitule le parcours des images cahuniennes. Ce texte s’intitule « La fabrication d’une icône. Propos sur la réception de l’expérience photographique de Claude Cahun depuis sa redécouverte » et débute avec ces mots : « Le monde attendait Claude Cahun » [19]. L’imparfait du verbe « attendre » laisse entendre que l’arrivée messianique de Cahun a bel et bien eu lieu. Certes, le sujet qu’elle met en scène dans son processus d’indéfinition crée un effet prophétique, ainsi que sa recherche d’un troisième genre sexuel où le neutre serait la traduction d’un espace intermédiaire qui n’existerait pas encore dans notre langage. Mais entendre l’œuvre de Cahun comme la parole messianique qui aurait trouvé en notre contexte actuel le terrain de son incarnation correspond à essayer d’imposer une forme contre laquelle se défend précisément la matière même de cette œuvre. Cela revient à envisager l’actualité de Cahun comme l’accomplissement d’un processus linéaire où l’annonce trouve sa forme concrétisée dans ce qui n’est pas autre chose qu’un temps d’ordre téléologique. « La parole du passé est toujours parole d’oracle : vous ne la comprendrez que si vous devenez les architectes du futur et les interprètes du présent » [20]. Cette phrase de Nietzsche offre une compréhension différente de la voix du passé comme prophétique, où l’inactuel permet cette fois de concevoir le passé comme force de questionnement du présent et de conceptualisation de l’avenir. Ainsi, ce qui appartient à un autre temps a la capacité d’« exercer une influence inactuelle, c’est-à-dire d’agir contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir » [21].

La réception des œuvres de Cahun dans le contexte de sa redécouverte a donné lieu à une sorte de classification de ses différentes productions artistiques dont le critère décisif est leur possible réactualisation. Or, qu’il s’agisse d’une lecture surréaliste ou d’une interprétation prophétique, ces lectures finissent souvent par figer l’œuvre dans une lecture historique (soit comme produit de son temps, soit comme promesse accomplie) et occultent ce qui, en elle, refuse toute forme définitive. Et, plus gravement encore, on ignore la condition de possibilité (et d’impossibilité) de toute expression cahunienne : le temps du provisoire, et du recommencement.

 

La forme et l’informe

 

Si l’œuvre fait retour, peut-être est-ce parce que, un peu comme la scène originaire à laquelle le sujet n’aura jamais accès sinon dans l’après-coup, l’expression cahunienne est d’abord vécue comme « non avenue » [22]. Se fixer, dans le verbe ou dans l’image, équivaut chez Cahun à se figer dans la mort. La vie, « continuellement soumise à la question », dès que conçue est contrainte à passer la parole à la mort.

 

Vie, mort sœurs sans âge. (…) Que fait la vie pour sa défense ? (…) impuissante et torturée dans l’anarchie, continuellement soumise à la question ; souillée, dans la pureté, prostituée, animale ; mensongère dans l’héroïsme – ou, sitôt que conçue, contrainte à te passer parole. Renonce à t’exercer, renonce à toi-même, ô mort, vulgaire mort [23].

 

En ce sens, faire œuvre s’inscrit dangereusement sous le signe d’un mourir. Ce pourquoi Cahun refuse de s’inscrire dans les mots ou de se graver dans l’image une fois pour toutes. Même au prix d’un processus créatif paradoxal, contradictoire et souvent souffrant : « J’en ai assez de repriser, de faire durer la vie, cette pourriture, cette souffrance. Trop d’effort passe à se survivre. Allons au plus vite fait : chez le photographe, à la guillotine, au bordel, dans mes bras… » [24], écrit-elle vers la fin d’Aveux non avenus. Trois ans après avoir achevé une première version de l’ouvrage (1919-1925) [25], Cahun rédige une seconde conclusion, comme pour rappeler qu’on n’échappe pas plus au perpétuel recommencement du texte qu’on ne s’affranchit de « la ronde machinale des mondes » [26] :

 

Mais pourquoi nous hâter vers d’éternelles conclusions ? C’est à la mort, non au sommeil (encore un trompe-l’œil), qu’il appartient de conclure. Le propre de la vie est de me laisser en suspens, de n’admettre de moi que des arrêts provisoires. Reprise. Raccords, ravaudages, réitérations, incohérences, qu’importe ! pourvu qu’autre chose incessamment devienne. Œuvre essentiellement obscène, et destinée – si protégés ou dégoûtés qu’ils soient dès le berceau – à passer par les mains de tous les nouveau-nés viables [27].

 

Œuvre essentiellement obscène : Cahun revient ainsi à ce qu’elle avait annoncé dès le début du texte. Dès les premiers mots des Aveux non avenus (« L’aventure invisible »), l’auteure laisse déjà supposer que le chemin emprunté en est un auquel le lecteur n’aura pas accès : « Non. Je suivrai le sillage dans l’air, la piste sur les eaux, le mirage dans les prunelles » [28]. L’essentiel de l’œuvre se produit hors de la scène du livre, un espace dont elle éprouve constamment les limites. L’image de la trace invisible (le sillage dans l’air et la piste sur l’eau) inaugure une lecture qui ressemble, dès le départ, à une chasse où le sujet s’est toujours dérobé aux mots qu’il a disposés en indices – formant les innombrables figures imaginaires où il se projette [29]. L’œuvre est un lieu sans mémoire ou, du moins, dont la seule mémoire est une eau déformante et, en elle-même, informe. Un milieu dont l’essentiel reste toujours captif et inaccessible :

 

En vain.
Ma mémoire se gonfle en vain,
gorgée de ses faux trésors.
Tout ce que je tire de là,
flétri, sans consistance,
est comme algue sortie de l’eau.

C’est toute ma vie que j’en tire,
toute remise en question […] [30]

 

Comme celle qui écrit, le lecteur n’a accès qu’aux rejets d’une matière en métamorphose et, en elle-même, insaisissable. Il est perpétuellement interrompu dans sa lecture, soumis au rythme imprévisible d’une parole qui appelle sans cesse sa propre révocation.

 

Reparaissent la glace à la main, le rouge et la poudre aux yeux. Un temps. Un point. Alinéa.
Je recommence.

 

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[19] J. V. Aliaga, « La fabrication d’une icône. Propos sur la réception de l’expérience photographique de Claude Cahun depuis sa redécouverte », dans Claude Cahun (catalogue d’exposition), Paris, Hazan/Jeu de Paume, 2011, pp. 157-177.
[20] F. Nietzsche, « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie », dans Considérations inactuelles, II, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 135.
[21] Ibid., p. 94.
[22] Le terme « avenu » est une forme ancienne du terme « advenu ».
[23] Cl. Cahun, Aveux non avenus, op. cit., p. 19.
[24] Ibid., p. 222.
[25] Les dates sont de l’auteure et figurent avant chacune des deux sections.
[26] « Et tandis que je prétends chercher à m’affranchir de la ronde machinale des mondes, des pensées fabriquées en série, du jeu des mots et des folles images... » (Ibid., p. 431).
[27] Ibid., p. 429.
[28] Ibid., p. 178.
[29] Mireille Calle-Gruber parle de l’œuvre de Cahun comme de « l’autoportrait d’une désistance du sujet » (dans « Créer à la proue de soi-même. L’œuvre photographique de Claude Cahun », Sens Public, mars 2007 (dernière consultation le 14 août 2014).
[30] Cl. Cahun, Aveux non avenus, op. cit., p. 228.