Temporalités de Claude Cahun :
regards actuels et inactuels

- Clara Dupuis-Morency
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J’ai traduit le terme anglais employé par Kline pour parler des autoportraits, dated, par « vieillis », mais j’aurais pu aussi bien dire : « démodés ». La césure qu’introduit Kline entre, d’une part, les autoportraits, ayant toujours le pouvoir de nous inquiéter et, d’autre part, les photomontages qui seraient, depuis, passés de mode, est avant tout une césure temporelle. Les photomontages, mettant en jeu un regard radicalement nouveau, seraient restés prisonniers, si l’on peut dire, d’un temps donné, le temps de l’avant-garde, peut-être, déjà dépassé dans son caractère d’inédit dès qu’il se manifeste, sorte de « présent déjà passé » [12]. Les images issues du photomontage chez Cahun sont ici perçues en fonction de leur historicité (leur contribution au développement du genre), alors que les autoportraits conservent leur caractère perturbateur, même si Kline les situe eux aussi par rapport à leur inscription au sein du surréalisme. Ils apparaissent au spectateur actuel, s’imposent à lui, par leur pouvoir de l’ébranler, de le déstabiliser encore. Ces images seraient parvenues à échapper à la sentence du temps – sentence qui, si l’on en croit les propos de Kline, aurait réglé le sort des photomontages en en faisant, irrémédiablement, des images du passé. Or, Kline ne se questionne pas davantage sur les raisons qui confèrent aux autoportraits une telle actualité. La différenciation entre le photomontage et l’autoportrait chez Cahun relèverait ici d’une opposition entre l’actuel – plus précisément, ce qui a le pouvoir de resurgir comme actuel, de faire qu’une image passée s’adresse encore au spectateur présent, ait reconquis le pouvoir de perturber son regard – et l’inactuel, le désuet, le démodé, bref, ce qui est inapte à concerner le spectateur. Alors que les autoportraits donnent l’impression de regarder encore ce dernier (au sens où l’on dit « cela me regarde » lorsqu’on se sent concerné par une chose), les photomontages, suivant cette distinction entre actuel et inactuel, ne le regarderaient tout simplement plus. Ou, du moins, c’est ainsi que le comprend une conception qui fait de l’inactuel, au nom d’une certaine vision de l’histoire, ce qu’on a déclaré mort.

Est-ce donc parce que le procédé du photomontage opéra une rupture plus brutale avec le mode de vision traditionnel qu’il est aujourd’hui confiné à ce rôle historique de rupture, de dislocation de l’image photographique naturaliste et que, maintenant que la réputation de la photographie à reproduire sagement le réel a été sérieusement ébranlée, le photomontage nous donne l’impression d’un effort désuet ? Le problème principal avec cette hypothèse, en regard du travail de l’image par Cahun, est en fait un problème formel. La nouveauté dans laquelle s’inscrit le photomontage cahunien n’est pas une nouveauté qui se définit par rapport à un moment de l’histoire, même à un moment de l’histoire des images. L’image, chez Cahun, (tout comme le mot, d’ailleurs) vise à se renouveler, c’est-à-dire non pas à apparaître pour fonder un genre ou instituer définitivement un nouveau regard, mais bien pour qu’à chaque manifestation, « autre chose incessamment devienne » [13]. La nouveauté ne se réduit pas, pour Cahun, à un moyen d’inscrire une forme inédite dans l’histoire ; elle est une forme artistique en tant que telle, et de la façon la plus radicale qui soit.

Historiquement parlant, les œuvres de Cahun sont des productions du passé. On peut même dire, plus précisément, qu’avant d’être redécouvertes, elles avaient été oubliées, écartées de l’histoire. C’est en survivantes que ces images ont ressurgi parmi nous. Ce qui avait été déclaré mort a fait retour. Toutefois, ce retour a de particulier que même s’il s’agit d’images du passé, il institue pour le spectateur actuel une expérience visuelle vécue comme présente. On pourrait dire que l’image revient au monde comme « expérience vécue présente » pour les spectateurs du XXIe siècle, au lieu d’entrer en relation avec eux comme « morceau du passé ». Cette phrase reprend, à peu de choses de près, les termes d’un contemporain de Cahun qui a pensé, au tournant du XXe siècle, les phénomènes de rupture, d’interruption et de surgissement non seulement dans le « tissu de la représentation » [14], mais dans l’expérience même du temps. Ce penseur est Freud. Confronté à la nature « atemporelle » [15] de l’inconscient, Freud conceptualise le retour du refoulé dans la « contrainte de répétition » :

 

Mais alors il devint de plus en plus clair que (…) le devenir-conscient de l’inconscient, n’était pas pleinement atteignable (…). Le malade ne peut pas se souvenir de tout parmi ce qui est refoulé en lui, peut-être précisément pas de l’essentiel, de sorte qu’il n’acquiert pas la conviction de la justesse de la construction qui lui a été communiquée. Il est bien plutôt obligé de répéter le refoulé comme expérience vécue présente, au lieu de s’en souvenir comme d’un morceau du passé, ce que préférerait le médecin [16].

 

Si je cite ces lignes, c’est parce qu’à l’époque de Cahun (qui connaissait d’ailleurs les écrits du psychanalyste), Freud parle de la surprenante « fraîcheur » avec laquelle une scène passée de l’enfance (la scène originaire) ressurgit dans la vie du sujet et ce, dans toute son actualité [17]. Il ne s’agit pas, pour l’œuvre de Cahun, d’un retour dans la durée d’une vie individuelle. Néanmoins, la façon qu’a Freud de penser les effets d’interruption dans la linéarité du temps et de surgissement d’un passé comme expérience présente permet d’aborder différemment les catégories d’inactuel et d’actuel en regard de l’expérience de l’œuvre d’art cahunienne dans le contexte de sa réactualisation. Le spectateur, habitué à considérer les choses passées comme prises dans un temps révolu, clos sur lui-même en quelque sorte, est bien obligé d’admettre que ces images surgissent devant lui comme si elles lui étaient contemporaines. C’est ce surgissement dans le temps de l’inactuel comme actuel qu’a essayé de penser Freud.

La rencontre des images et des textes de Cahun donne au spectateur-lecteur l’impression que le temps présent de l’œuvre (le temps réel de son inscription dans le monde), qu’il devrait déceler comme passé, se présente à lui dans son actualité première. Presque comme si elle lui était destinée. Difficile à concevoir, cette ouverture pratiquée dans le motif du temps chronologique ne se fait sentir que subrepticement et momentanément. Si, comme l’écrit Walter Benjamin, « l’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à la connaissance » [18], le spectateur-lecteur aura vite fait d’attribuer cette impression aussi brève et soudaine qu'inexplicable – surgissant et fendant sa perception sans que sa conscience n’ait le temps de la saisir – aux effets habituels d’un temps proprement historique.

 

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[12] C. Cahun, Aveux non avenus, dans Ecrits, Paris, Jean-Michel Place, 2002, p. 431.
[13] Ibid., p. 429.
[14] Cette expression est de Georges Didi-Huberman, qui consacre une partie de son ouvrage Devant l’image au Traumarbeit freudien et à la façon dont le travail théorique du psychanalyste a pratiqué une ouverture (déchirure) dans la conception de la présentation visuelle. Un travail d’ouverture, nous dit Didi-Huberman, « de la logique autant que d’ouverture de l’image » (Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Minuit, 1998, p. 179). Dans le texte cité plus haut, Lassalle et Solomon-Godeau font un parallèle entre le procédé visuel de découpage et de réorganisation de l’image dans le photomontage et les mécanismes de déformation du rêve chez Freud. Il faudrait pousser la comparaison afin de voir comment, chez Cahun, travaille ce que Freud nomme l’« ombilic du rêve », soit le point de non-savoir, d’insaisissable dans le matériel de rêve et qui constitue la limite de l’interprétation tout en fonctionnant comme point d’origine des pensées du rêve. Cet article ne se penche pour l’instant que sur la parenté, entre Freud et Cahun, d’une certaine réflexion sur le retour d’un temps passé comme actuel. Mais il faudra éventuellement s’interroger davantage sur la façon dont le psychanalyste et l’artiste mettent tous deux en œuvre une dislocation dans la logique de l’image, et comment ils s’acharnent à vouloir rendre compte, chacun à leur manière, d’une confrontation à l’insaisissable ombilic.
[15] « Pour ce qui est du point de vue du médecin, je ne puis que déclarer qu’il lui faut dans un cas semblable se comporter de façon aussi "atemporelle" que l’inconscient lui-même, s’il veut apprendre et atteindre quelque chose » (S. Freud, L’Homme aux loups, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1990, p. 8).
[16] S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2010, pp. 16-17.
[17] S. Freud, L’Homme aux loups, op. cit., p. 42.
[18] W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, p. 430.