Petit traité de "prothèse auriculaire" ou
comment repenser l’ekphrasis musicale
- Florence Huybrechts
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A ces divers tempi de relation de l’histoire musicale, entrelacés dans le tissu du discours, s’adjoignent des jeux de variation en termes de fréquence et d’ordre narratifs : alternance des modes singulatif et itératif, présence d’anachronies. Ces choix mériteraient d’être commentés et mis en perspective ; pour ne pas alourdir l’analyse, contentons-nous de renvoyer à d’ultérieurs développements et de citer cette prolepse d’André Gide :
Et si - je veux dire durant ces quelques mesures - c’est la fatalité qui triomphe, la voix qui d’abord chantait ne cherche même plus à se faire entendre. Lorsqu’elle reprendra tout à l’heure, ce sera solitaire et comme lassée [32].
Les considérations que nous avons émises sur ce que nous estimons être l’un des éléments définitoires de l’ekphrasis musicale, à savoir son caractère fondamentalement narratif, appellent quelques remarques conclusives. La première, pour mettre en garde contre la propension que l’on aurait à assigner pour ambition de certains types de paraphrases la production d’une musique verbale et donc, l’achèvement d’une transposition, d’une mimesis de l’art sonore. Les opérations de « mise en mots » que nous évoquions, si elles ont à voir avec l’idée d’un transcodage, dénotent tout au plus pour le chercheur une certaine obsession de reproduction structurelle : ekphrasis musicale vaut uniquement pour ekphrasis de la musique, tout comme histoire littéraire, en principe, pour histoire de la littérature. Une remarque également sur l’étendue attribuable au morceau. A l’étude d’un corpus d’écrits critiques, E. Reibel a estimé que les passages d’ekphrasis musicale ne pouvaient s’étendre à la totalité d’un texte, étant entendu qu’ils « apparaissent dans les moments les plus forts d’une partition, étroitement dépendants de l’enthousiasme du rédacteur » [33]. J.-L. Backès note quant à lui : « L’ekphrasis musicale (…) perd de vue son objet dès qu’elle envisage de l’étendre dans le temps. Elle est alors condamnée à pratiquer la synthèse, et elle se mue en interprétation » [34]. Notre essai de redéfinition contraint à nuancer cette idée d’une nécessaire restriction d’envergure : en situation littéraire ou journalistique, l’ampleur de l’ekphrasis dépend certes de l’enthousiasme du locuteur, mais ne se voit pas contraindre à relayer les seuls climax, et pas davantage condamner à proscrire la synthèse. Notons pour terminer que dans les cas où l’ekphrasis musicale fait l’objet d’un enchâssement explicite dans un cadre analytique ou narratif premier, les embrayeurs puisent aux champs lexicaux et sémantiques du regard et de l’ouïe, typiquement couplés à ceux de l’introspection. Balisée par ce dispositif indiciel peut alors s’ouvrir une seconde scène d’énonciation, que détermine la préhension assimilée du monde objectif et d’un univers-rêverie :
J’ai fermé les yeux et la marée montante du jazz m’a submergé. J’ai entendu l’exaltation du saxophone parti dans une vaste broderie mélodique, la trompette enchaînait avec des poussées soudaines qui éclataient et éblouissaient les sensibles et au refrain rendu vertigineux et glissant par les hoquètements de tous, le trombone brusquement embrayait en demi-teintes avec des spasmes élastiques qui rebondissaient de table en table. (…) Les yeux des femmes étaient devenus plus bleus […] [35].
C’est précisément l’examen des rapports de forces générés à même le discours entre ces deux sphères de référence qui permet d’introduire au fonctionnement pragmatico-énonciatif de l’ekphrasis musicale.
Moins les objets, rien que leurs effets…
A l’analyse des positions syntaxiques et logiques occupées respectivement par les unités lexico-sémantiques de la musique, et celles de l’affect ou du percept, il devient possible d’établir une échelle des « degrés d’ekphraséisation ». Au degré minimal, les premières occupent la place du thème logique et syntaxique, quand les secondes sont prédiquées, généralement intégrées dans un dispositif de comparaison : on parlera du « trio vertigineux qui, comme la guêpe, tourne et retourne dans son cercle » [36] ; ou l’on dira d’un si bémol qu’il « modifie subitement le paysage comme le coup de baguette d’un enchanteur » [37]. Au second degré se lit une inversion de la relation de subordination liant la musique et son « expérience » par des moyens logiques (via le processus de fusion analogique qu’implique la métaphore, en vertu duquel sont évoqués « un éclatant rayon d’ut majeur » [38], de « sauvages bonds d’octave » [39] et les tribulations d’une « basse qui poursuit sa marche fatale » [40]) et/ou syntaxiques - la grammaire de la fantaisie enchâsse alors complètement la grammaire musicale :
Au rêve s’enchaîne, par un plaintif accord de septième diminuée, l’agitation désordonnée (…) du troisième morceau, ces cris, ces plaintes entrecoupées, ces heurts de l’âme qui, sous l’effet du rêve trompeur qui vient de se dissiper, semble avoir perdu l’équilibre léonin du premier morceau. (…) Mais la lumière s’assombrit, du ré majeur au si mineur, et ramène au trouble du scherzo [41].
L’esprit s’endort sur un bourdonnement de la cloche du bonheur, qui s’éteint dim. - sempre più p. - pp. Il va falloir en prendre congé, sur un soupir de regret (le poco rit. et le si bémolisé de la mes. 530) ; le jeu de danse tourbillonnante, de nouveau, l’empoigne. Mais il est prêt à refaire tout le long chemin, « da capo tutto », pour retrouver, au bout, le songe de l’Elysée [42].
Au stade ultime de l’ekphraséisation, les sèmes du Moi sont posés en jouissance d’une parfaite autonomie logico-syntaxique : non seulement l’évolution des affects est thématisée, mais le comparé musical disparaît et ne demeure, au travers de la deixis ou du rythme de la diction, que la trace de son idéalité temporelle. Sa grammaire propre ainsi évincée, la musique est totalement appropriée, tirée vers l’effusion verbale subjective :
Il y a beaucoup de tristesse, de tendresse déçue ; et l’Orphée, assombri, semble à la limite des reproches amers. Mais la tendresse l’emporte ; elle caresse mélodieusement le front du vieux amoureux qui s’abandonne à ses sortilèges [43].
Il va sans dire, mais le lecteur pourra s’en convaincre à la relecture des passages précédemment cités, que ces différents niveaux d’intensité s’interpénètrent et se relaient aussi aisément que ne le font les tempi et modulations narratives de l’ekphrasis musicale.
La question qui doit nous occuper est ailleurs : de quelle manière cette tension constitutive et irréductible vers l’expression du Moi révèle-t-elle la teneur proprement pragmatique assignable à la figure ? Les propos que Valéry et Michaux ont tenus sur l’état d’ineffabilité et sur leurs expériences du monde sonore peuvent apporter un début de réponse. L’un et l’autre, en plus d’avoir confessé leur inaptitude à approcher la musique en techniciens [44], ont assumé l’attitude herméneutique du profane comme seule posture qui vaille. Seule, en vertu du sentiment d’impuissance auquel expose l’exercice de l’analyse musicale ; en raison de cette « pesanteur prédicative » [45] par trop attachée à la langue du commentaire - « mots, mots qui viennent, expliquer, commenter, ravaler, rendre plausible, raisonnable, réel, mots, prose comme le chacal » [46]. Or, la musique est ce
[…] moyen par excellence d’expression pure, elle qui permet de simuler et imposer tout ce que la littérature ne peut que désigner - toutes les feintes et les démarches réelles du penser, retours, symétries, tendances vers - durées nulles, absences, spontanéité, attentes, surprises, niaiserie, éclairs. Non plus une illustration ni même un rendez-vous technique de moments où l’on brille et d’impasses mais tout ce qui se sent, et se meut intérieurement, moins les objets, rien que leurs effets [47].
[32] A. Gide, NC, p. 43. A propos du Prélude en la mineur de Chopin.
[33] E. Reibel, L’Ecriture de la critique musicale, op. cit., p. 293.
[34] J.-L. Backès, « Prélude », dans Musique et Roman, op. cit., p. 20.
[35] R. Goffin, « Aux frontières du jazz », Music, n°67, février 1932, p. 49.
[36] R. Rolland, DQ, p. 56. Sur le Presto du Quatuor en mi bémol op. 74.
[37] A. Gide, NC, p. 24. A propos de la Ballade en sol mineur de Chopin.
[38] R. Rolland, DQ, p. 56.
[39] Ibid., p. 59.
[40] A. Gide, NC, p. 41. Sur le Prélude en la mineur.
[41] R. Rolland, DQ, p. 60.
[42] R. Rolland, NS, p. 68.
[43] R. Rolland, DQ, pp. 59-60.
[44] Voir à ce propos E. Suhami, Paul Valéry et la musique, Dakar, éd. de la faculté des lettres et sciences humaines, 1966 ; Fl. Huybrechts, « Mélomanie, musicographie, composition : le phénomène musical chez Henri Michaux », Textyles, n°41, 2012, pp. 113-133.
[45] Voir R.-L. Barnett, « Les enjeux de l’irreprésentable : altérité et dissolutions michaudiennes », Revue Romane, n°40, avril 2004, p. 107.
[46] H. Michaux, « Premières impressions », Passages, repris dans Œuvres complètes (tome II), éd. cit., 2001, p. 352.
[47] P. Valéry, Cahiers (1906-1907), op. cit., p. 929.