Petit traité de "prothèse auriculaire" ou
comment repenser l’ekphrasis musicale

- Florence Huybrechts
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Symphonie en sol - Mozart
Ne rien dire - - -
Mais le dire si bien -
Ou plutôt, dire seulement
Tout ce qui est autour du dire même
Paul Valéry [1]

Les récents essais de recadrage théorique dont a pu bénéficier l’ekphrasis telle qu’entendue en son sens, communément et a priori admis, de discours sur l’image, n’ont pas connu leur équivalent dans le domaine des études musico-littéraires, où les notions d’ekphrasis musicale et de mélophrasis semblent s’imposer comme des outils analytiques fiables et interchangeables. Le consensus masque pourtant une profonde hétérogénéité conceptuelle, qui déborde largement les divergences d’appellation. Dans un article jugé fondateur, R. S. Edgecombe rangeait sous le terme passablement fourre-tout de melophrasis « toute tentative verbale (any verbal effort) d’évoquer l’expérience d’une musique appréhendée de l’extérieur (externally apprehended music) » [2]. Y. Landerouin ne le rejoint que partiellement dans son exploration de la critique dite « créative », en associant à la même expression les diverses formules d’évocation verbale de la musique, mais tâchant d’en identifier plus nettement la nature et les fonctions [3]. Passons les travaux anglo-saxons qui, à la faveur d’une extension sémantique douteuse, font de l’ekphrasis musicale la pièce de musique inspirée par une œuvre littéraire ou d’art visuel [4] ; E. Reibel y a plus raisonnablement vu une modalité de « paraphrase littéraire de la musique » [5], quand G. Bordry l’a définie tantôt comme la « description littéraire de la musique », tantôt comme une « forme littéraire (la plus littéraire) de critique musicale » [6]. Les points d’achoppement latents tiennent, on le voit, à la fixation tant de la nature intrinsèque de la « chose » (une figure littéraire ? une modalité du discours critique ?) que de son objet d’élection (la musique ? un morceau de musique ? l’expérience d’une musique ? une musique nécessairement réelle ou possiblement fantasmée ?) et de ses modes de fonctionnement - tour à tour description, évocation, thématisation et paraphrase.

Nous voudrions profiter de cette contribution pour proposer un premier essai de systématisation et de redéfinition qui abordera, espérons-le, des enjeux répondant obliquement aux ambitions premières, essentiellement picturo-littéraires, du présent numéro et de sa revue-mère. Pour nous aider dans cette tâche seront une poignée d’hommes de lettres musicolâtres, qui grands connaisseurs et techniciens (Romain Rolland, André Gide, Robert Goffin), qui mélomanes-profanes passés maîtres dans l’art de penser et de pallier l’« état du manque de mots » (Henri Michaux et Paul Valéry).

Notons pour commencer, mais pour en finir d’entrée de jeu avec les précautions oratoires et les démarches d’affiliation, que nous ne souscrivons qu’à demi aux appréhensions d’un Nicolas Wanlin qui, dans sa vaste - et par ailleurs fort solide - étude de la référence artistique bertrandienne, arguant de l’abîme qui sépare l’antique notion rhétorique de nos propres et actuelles conceptions de la description, récuse la pertinence à encore parler de formes modernes comme d’ekphrasis [7] : les méthodes de l’analyse énonciativo-pragmatique nous permettent aujourd’hui de reconsidérer la nature à la fois expressive et foncièrement « efficace » de pratiques méta-artistiques conçues dans une ère anti- ou post-rhétoricienne. Si, comme le dénonce légitimement l’auteur, une définition intellectuellement satisfaisante du principe d’enargeia, supposé au fondement de la nature efficiente en question, semble à ce jour faire défaut, des voix autorisées ont repensé l’ekphrasis sinon comme trope, du moins comme une manifestation discursive davantage essentialisée par ses moyens que par son objet [8]. Les avancées qu’elles ont opérées constituent en ce sens, en même temps qu’une opportunité pour les chercheurs issus d’autres champs disciplinaires mixtes, la condition de possibilité d’une théorie générale de l’ekphrasis.

Il reste que sur la scène globale des modes ekphrastiques, en dépit de la malléabilité acquise à la maturation du concept, d’irréductibles singularités isolent les dispositifs de préhension verbale du fait musical - lequel pose avec plus d’acuité, mais d’une manière semblablement suscitée par les expressions visuelles non-figuratives, le défi de la dicibilité [9].

Sans doute n’est-il pas inutile de replonger aux sources de l’étymon grec pour trouver à structurer notre propos : non du lexème, mais de sa particule modalisante, plus à même d’éclairer la fonction qu’y associaient les Anciens, la nature et les effets qu’ont pu y injecter nos « modernes ». En l’espèce, la notion d’ekphrasis semble référer à un dire forgé ou forgeable d’une double façon : à la fois « à partir de […] » (ek comme marqueur d’origine et de changement) et « avec puissance, vivacité » (ek comme préfixe intensif) [10]. La seule prise en compte de cette plausible nuance renseigne sur deux aspects dont nous estimons qu’ils déterminent l’ekphrasis en général, l’ekphrasis musicale en particulier : sa nature expressive d’expansion, de translation ; sa fonction pragmatique de suggestion.

 

Quand le verbe « tire à soi » la musique. L’ekphrasis musicale comme expansion narrative du morceau musical

 

Expansion et translation donc : l’« ekphraséisation » est une opération de transcodage et en ce sens - si l’on admet l’idée que le tissu musical puisse avoir valeur de système « articulé », voué à la structuration d’un contenu expressif [11] - de dérivation hyperdiscursive. La musique n’est pas seulement l’input de la profération verbale, elle est un « code source » à transférer en un « code cible ». Aussi l’ekphrasis musicale ne peut-elle consister en la paraphrase d’un argument d’opéra ou d’un programme de musique instrumentale, ni en la remémoration d’une expérience périphérique à l’écoute d’une œuvre ; elle n’est pas davantage le poème vaguement inspiré ou la glose de la musique en tant qu’art-en-soi. Tournant le dos au commentaire, elle est réécriture de telle œuvre musicale, de tel morceau ou mouvement à tel moment de son écoute ou, éventuellement, de sa lecture [12].

La clef de voûte de l’opération tient selon nous à l’articulation, la mise en coordination de trois régimes de temporalité : la translation s’effectue d’un temps musical (le syntagme mélodico-rythmique que sous-tend et consolide le paradigme harmonique) vers une temporalité de la narration, via le tiers-régime d’un temps des émotions, des sensations et de ce que nous nommerons la « fantaisie » de l’auditeur-discoureur - l’imagination perceptive à même de recréer, à partir de stimuli externes et par association d’idées, un univers synesthésique d’images, de couleurs et d’atmosphères, de sons et d’odeurs.

C’est ainsi par le biais de l’expérience mentale et sensualiste que l’on « extirpe » le verbe à la musique, comme on en volerait à la peinture, la sculpture ou l’architecture ; à ceci près que si l’ekphrasis de l’œuvre visuelle se fait le relais d’une temporalité artificielle et proprement imaginée, comme injectée dans l’espace - stasis de la toile ou de l’objet d’art, l’ekphrasis musicale compose avec un temps préexistant, l’espace kinétique d’éclosion des phrases, des rythmes, reprises et tempi orphiques.

 

Musique. (…) Série de ponts jetés sur le temps [13]

 

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sommaire

[1] P. Valéry, Cahiers, tome XII (1927), Paris, Imprimerie nationale, 1957, p. 384.
[2] R. S. Edgecombe, « Melophrasis : Defining a Distinctive Genre of Literature/Music Dialogue », Mosaic, volume 26, n°4, 1993, p. 2.
[3] Y. Landerouin, « Les fonctions de l’évocation de l’Opus 111 de Beethoven chez E. M. Forster et Thomas Mann », dans Musique et roman, Paris, Le Manuscrit, « Esprit des lettres », 2008, pp. 115-130.
[4] Voir S. Bruhn, Musical ekphrasis. Composers responding to Poetry and Painting, New York, Pendragon Press, 2000.
[5] E. Reibel, L’Ecriture de la critique musicale au temps de Berlioz, Paris, Champion, 2005, p. 291.
[6] G. Bordry, « Juste avant le roman : l’ekphrasis comme forme littéraire de critique musicale - autour d’un feuilleton de Delphine de Girardin », dans Musique et roman, op. cit., pp. 43-61.
[7] N. Wanlin, Aloysius Bertrand, le sens du pittoresque. Usages et valeurs des arts dans Gaspard de la Nuit, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2010.
[8] Voir notamment: J. Molino, « Logiques de la description », Poétique, n°91, 1992, pp. 363-382 ; M. Riffaterre, « L’illusion d’ekphrasis », La Pensée de l’image, Signification et figuration dans le texte et dans la peinture, Presses Universitaires de Vincennes, 1994, pp. 211-229 ; S. Dubel, « ekphrasis et enargeia : la description antique comme parcours », dans Dire l’évidence (Philosophie et rhétoriques antiques), Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 449-462 ; A.-E. Spica, Savoir peindre en littérature. La description dans le roman au XVIIe siècle : Georges et Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, « Lumières Classiques », 2002 ; B. Vouilloux, « La description des œuvres d’art dans le roman français au XIXe siècle », dans La Description de l’œuvre d’art. Du modèle classique aux variations contemporaines, Paris/Rome, Somogy/Académie de France, 2004, pp. 153-184.
[9] Sur cette question consulter T. Picard, Musique et indicible dans l’imaginaire européen : Proposition de synthèse, Vox Poetica, 2010 [En ligne]
[10] Le dictionnaire Bailly note ainsi : « en composition, ek marque une idée () d’origine () / de changement () / d’achèvement ». Voir A. Bailly, Abrégé du dictionnaire grec-français, Paris, Hachette, 1981, p. 263.
[11] Cette idée ne va pas de soi et nous partageons les réserves de Gérard Dessons qui, dans L’Art et la manière (Paris, Champion, 2004, p. 351), condamne la propension d’une certaine vulgate théorique à forcer un rapprochement entre musique et langage articulé : « Il n’y a pas plus de langage de la peinture ou de la musique qu’il n’y a de langage des fleurs ». Les recherches en sémiotique, sémantique et narratologie comparées ont toutefois établi, à suffisance semble-t-il, qu’à défaut de transpositions effectives il était possible de mettre au jour une dynamique cohérente d’homologie et de redéfinir la musique comme un code organisé, affecté dans et par la forme, selon les mécanismes de l’évocation et de l’expressivité, à la structuration d’unités signifiantes. Voir notamment J.-J. Nattiez, Fondement d’une sémiologie de la musique (Paris, 10-18, 1975) ; E. Tarasti, La musique et les signes : précis de sémiotique musicale (Paris, L’Harmattan, 2006) ; M. Grabòcz, Musique, narrativité, signification (Paris, L’Harmattan, 2009).
[12] Cette nécessité de l’actualisation nous retiendra plus longuement au second point de l’analyse.
[13] P. Valéry, Cahiers (1900-1901), repris dans Cahiers (t. II), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 923.