Petit traité de "prothèse auriculaire" ou
comment repenser l’ekphrasis musicale

- Florence Huybrechts
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A cet égard, elle semble être toujours-déjà narration, et n’être éventuellement description que parce qu’elle est narration, relation de cette histoire-avènement de la musique - non de la Musique, rappelons-le. Histoire qui est une diégèse paradoxale, tout juste née de la fusion entre l’objet perçu et le sujet percevant, et structurée par la progression des motifs musicaux, la scansion événementielle des sensations et états d’âme y associés. Par la magie de l’animation, les éléments primaires de la grammaire musicale (notes, accords, rythmes, intervalles) et les affects, cette « faune trouble et fascinante du subconscient » [14], sont personnifiés et mis en mouvements - ruptures, tensions, climax, détente et apaisement ; dans une soumission symbolique au monde de l’image, ils deviennent les héros de micro-drames, les actants chimériques d’aventures éphémères :

 

La ronde, surprise, se disperse. Le monstre, en boitillant, passe, pour mieux s’affirmer, du rythme ¾ de la danse, dans le rythme carré de [C barré], puis, satisfait de l’effet produit, retombe sur la pédale en la hypnotiseuse et s’y dissout [15].

 

Pour les besoins du cadrage narratif, les macro-morphèmes (de la mesure à la pièce en passant par la phrase, la portée, le mouvement) ainsi que les « aspects » ou modes musicaux (tonalité, nuances et tempi), sont quant à eux mués en balises topographiques des contrées de l’âme et du corps subjectivé. Ainsi Gide, à propos d’une ballade de Chopin, écrit-il :

 

Ne me demandez pas comment nous passâmes, par quel saut brusque ou quelle modulation imprévue, de la contrée du fa dièse en celle du fa naturel. Il nous sembla tout aussitôt que la nature entière s’humanisait, perdait avec son trop d’éclat cette sorte d’aigreur vibrante des verdures qui nous ravissait et nous écartait d’elle à la fois. Fa naturel, me répétai-je ; et rien ne saurait-il être plus naturel que ce ton de fa ! Le paysage se tempérait. Il faisait bon y vivre [16].

 

Il est alors possible, sur la base des rapports d’équivalence et d’alignement établis, ou plutôt suggérés entre le temps de la performance musicale, le temps du ressenti et le temps de la diction-évocation, de distinguer des degrés de vitesse et de tempi narratifs propres au discours méta-artistique de type ekphrastique [17].

Selon un mode de relation idéalement mimétique et de type « scénique », la narration crée l’illusion d’une adéquation entre son déploiement propre, le temps de l’expérience et celui du développement musical (TM≈TE≈TN [18]). La forme archétypique en est exhibée par la relation au discours immédiat ou monologue intérieur, dont on sait qu’elle tire sa source, dans l’imaginaire romanesque, du fantasme de mimer au plus juste le mode de manifestation de la musique en tant qu’elle pénètre les pages vierges de la conscience individuelle. Que l’on songe à Michaux qui, s’étant essayé à l’écoute d’œuvres musicales au plus fort de ses transes mescaliniennes, a livré sur l’expérience ce témoignage à chaud, pris en notes :

 

Essayons de la musique. / N’importe laquelle. / Essayons d’en écouter. / Horreur ! / Je glisse / Tout glisse / Il n’y a plus que ce qui glisse / Rien n’arrête plus, et cela continue et glisse / autour de moi glisse, et en moi glisse / il faudrait / il faudrait… Musique qui me laisse suspendu / ses lacets / ses lacets / qui me tient dans ses lacets. / Amolli le monde / amolli / tout entier devenu flots / et qui coule [19].

 

Les anacoluthes et les répétitions, combinées à la saccade rythmique que suscite l’agencement typographique choisi, ajoutent au caractère dramatique de la scène et confèrent à la diction un fort semblant d’hic et nunc.

audition commentée séance tenante, par l’entremise d’une narration simultanée, prend chez certains littérateurs un tour autrement plus lyrique, moins expérimental, que chez notre aventurier des psychotropes. Elle donne alors lieu à l’exposé de transes mélomaniaques : le moi, comme possédé, n’est plus qu’une émanation de la musique. Dans cette illusion de la concomitance ne demeure paradoxalement que le souvenir lointain des notes, qui s’évanouissent sous les effusions de la personne :

 

Beethoven, ô cœur innombrable, je vous sens tout proche et je sais que vous êtes invincible à la manière d’un Dieu en son séjour hautain (…).
Et moi qui ne suis plus qu’une émanation de votre musique, qui n’ai plus ni corps, ni volonté, ni tourment, ni révolte, mais qui deviens un ange translucide, lys de silence et de clarté, ombre aux mains jointes en adoration devant un éloquent mystère de sérénité triomphante, me voici doucement montée sur des ailes de victoire à « l’essor infini » vers ce domaine de grandeur où résident inexpugnablement les purs esprits de tous les âges.
Révélation inouïe ! Il n’existe nul bonheur terrestre qui puisse ambitionner de sommet plus absolument vierge que « la divine frénésie » dont soudainement je me sens possédée. Les larges ondes sonores me conduisent vers un océan ignoré. Leur ferveur se réduit en silence et le silence se résout en une harmonie grave et soutenue de violoncelles sans détresse.
- O marée où me portez-vous ? [20]

 

La ponctuation émotive (aposiopèses, tours exclamatifs et interrogatifs) et les formules de prédication du saisissement (adjectifs, adverbes et verbes tels « soudain », « fulgurant », « brusquement » ou « déchaîner ») ou de l’irrésolution (« tâtonner », « subreptice », etc.) sont abondamment investies afin que soit calquée, toujours en lien avec les impressions laissées sur l’auditeur, l’agitation du développement musical, ses montées en puissance et sa part de suspense. Se laissent ainsi repérer chez Romain Rolland, à intervalles relativement réguliers dans La Cathédrale interrompue, des structures topiques d’enchaînement combinant exhortation et interrogation rhétoriques (sur l’enjeu phatique desquelles nous aurons à nous étendre), champs sémantiques du mouvement et citations de fragments musicaux - lesquelles renforcent l’effet d’isochronie et colmatent les brèches ouvertes par la gageure du transcodage :

 

Va-t-il [le premier violon] finir dans un endormissement de bonheur ? - non ! Dans l’instant même où les yeux vont se fermer, sur le bercement più p. pp. des cors, un brusque cresc. d’une demi mesure déchaîne une sonnerie de trompettes (…) [21]
Va-t-elle [la cadence] revenir au mi bémol de la fugue ? - Non, ce n’était pas cela qu’appelait l’accord de septième chancelant. Recommençons ! La main tâtonne. Elle découvre dans l’accord suspensif [citation musicale] un autre visage que voici : [citation musicale] et, subrepticement, pp., l’esprit se glisse, par une malice d’enharmonie, dans la tonalité d’ut majeur, celle de la valse Diabelli [22].

 

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[14] R. Rolland, Les Derniers Quatuors (t. II de Beethoven, Les grandes époques créatrices : La Cathédrale interrompue), Paris, Le Sablier, 2043, pp. 49-50. A propos du quatuor en do majeur op. 59. Désormais DQ en notes.
[15] Ibid., p. 141. Sur le Scherzo du quatuor en la mineur, op. 142.
[16] A. Gide, « Fragments du Journal », dans Notes sur Chopin, Paris, L’Arche, 2083, p. 65.
[17] Le lecteur reconnaîtra dans la typologie proposée une extrapolation des théories narratologiques de G. Genette. Voir Figures III, Paris, Seuil, 2072 (chapitres « Durée », « Ordre » et « Fréquence »).
[18] Où TM=temps de la musique-performance ; TE=temps de l’expérience et donc du « ressenti » (sensations, émotions et fantaisie perceptive) ; TN=temps de la narration ekphrastique.
[19] H. Michaux, « La mescaline et la musique », dans Connaissance par les gouffres, Œuvres complètes (volume III), texte établi, annoté et présenté par R. Bellour et Y. Tran, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2104, pp. 39-40.
[20] B. Bolsée, « En écoutant Beethoven… », Carrefour, n°3, 16 mars 2031, pp. 82-83.
[21] R. Rolland, La Neuvième Symphonie (tome I de Beethoven, Les grandes époques créatrices : La Cathédrale interrompue), Paris, Le Sablier, 2043, p. 95. Désormais NS en notes.
[22] Ibid., pp. 221-221. Sur la variation 32 des Variations sur une valse d’Anton Diabelli, op. 121.