Walter Pater, de la transparence à l’opacité
- Bénédicte Coste
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« L’Ecole de Giorgione » se referme sur la leçon d’une peinture farouchement anti-réaliste, abstraite, une peinture musicale. La poétique patérienne a dû se faire musiké, succession d’unités signifiantes, pour la saisir et la porter à son avènement. Œuvres mêlées et décomposées en éléments discrets, transmutations et sublimations, paradoxes redoublés pour exprimer le monde advenant : Pater invente l’ekphrasis que je qualifierai de décadente, figure de transition entre le XIXe siècle des Baudelaire et Swinburne et l’époque moderniste [51]. L’artiste y disparaît au profit du collectif indéfini de l’école, uni par un trait ou une collection de traits ; l’œuvre s’y diffracte en myriades d’éléments tensifs (soit de signifiants) ; la perception se fait synesthésie ; par une série de paradoxes, le solide se sublime, l’impalpable du temps se quintessencie.

« Lorsque l’image est traduite par le texte, souligne Liliane Louvel, elle devient

 

de l’image en texte produisant un texte/image, elle perd son immanence picturale, pour être décomposée/recomposée en une chaîne de langage (…) le tableau est disséminé en une série de signifiants épars dans le texte, il est narrativisé et doit être reconstruit par le lecteur en tel tableau (…). L’image en passe par la chaîne du langage qui là aussi devient tableau (iconotexte, texte/image) qui n’est pas du langage figé (…). Le fait de passer du texte à l’image et inversement donne quelque chose du tremblé, du vivant (…). La réactualisation du tableau qui apparaît, disparaît, reparaît dans le texte, par intervalles (…) dynamise l’image et l’inscrit dans une durée [52].

 

C’est, me semble-t-il, ce qu’a fait Pater dans La Renaissance à travers ses ekphrasis et l’évolution que j’ai examinée. En 1877, l’ekphrasis n’est plus la représentation-narrativisation mentale d’un tableau existant, parfois contre l’image qu’en a le lecteur, elle est évocation d’un tableau imaginaire, un tableau typique, au sens fort du terme qui n’a donc nulle représentation attachée, un tableau qui est chora de signifiants, où s’agencent les tensions des notations, où s’harmonisent les notes picturales. Carolyn Williams a raison de souligner que Pater quitte l’aporie lessingienne des arts du temps et des arts de l’espace en subsumant la poésie et la peinture sous la musique [53] à entendre comme musiké, système d’éléments, de notations à tensorialité indéfiniment démultipliée. Cette musique signifiante ne sera pas perdue pour Yeats qui voudra « mettre en musique (…) l’âme profonde de l’humanité » [54]. Il s’agit de retrouver le rythme de l’homme, qu’avaient exprimé les Grecs et que l’époque moderne a peut-être perdu.

La critique d’art patérienne tend ici à se faire « Carré blanc sur fond blanc » avant Malévitch [55], en décomposant, en atomisant les éléments et en anticipant le signifiant au sens saussurien et lacanien. Le XXe siècle a nommé et classifié à l’intérieur de champs de connaissance et de disciplines ce que Pater avait élaboré au siècle précédent à partir de son rapport aux « impressions » suscitées par les œuvres d’arts.

Sur le plan de l’histoire littéraire, la Décadence anglaise comme la Décadence française est traversée par deux tendances contradictoires : l’accumulation, la profusion (époques, modes, mots, genres, récits, exemples, modèles) et l’attrition, la dispersion, la disparition par décomposition et négations redoublées. Dès 1877, Pater choisit la seconde tendance et déstructure ses ekphrasis par l’asyndète, la fragmentation de la phrase en propositions, abolit les objets et les thèmes ou les sujets, brouille les sens, et entraîne son lecteur en un lieu sans lieu, sans représentation attachée, un lieu blanc, un intervalle [56]. Dans les « nuances du pictural » proposées par Liliane Louvel, présentes dans certains textes littéraire pour « ouvrir l’œil du lecteur », il faudrait rajouter celle-ci : l’œuvre recomposée-diffractée, l’œuvre disséminée en notes et finalement rassemblée en cosmos qui nous fait fermer les yeux et ouvrir l’oreille mentale, image de la psyché. Un premier tenant : Walter Pater.

 

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[51] Dans Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale (Presses universitaires de Rennes, 2010), Liliane Louvel se livre à une analyse d’une ekphrasis woolfienne qui nous permet de sentir la différence avec la fin de l’époque victorienne.
[52] Ibid., p. 262.
[53] Voir C. Williams, « Pater Film Theorist », op. cit., p. 144, et B. Coste, Walter Pater, esthétique, op. cit., p. 67.
[54] « Set to music (…) the deep soul of humanity », W. B. Yeats, Autobiographies : Collected Works of Yeats, volume III, New York, Scribner, 1999.
[55] B. Coste, Walter Pater, esthétique, op. cit., p. 114.
[56] Autre voie menant à la Décadence qui, comme le remarque M. Lavaud après Jankélévitch, « débite les intervalles en tranches d’occupations mineures et dilettantes ». Voir « La chair et le marbre : petit traité de décomposition », Bulletin de la société Théophile Gautier n°33, 2011, Montpellier, p. 138.