Walter Pater, de la transparence à l’opacité
- Bénédicte Coste
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Cette atomisation de l’œuvre en notes discrètes fait écho à la disparition de Giorgione qui passe de la « flamme » au « nom » après son trépas. Mais cette transformation paronomastique (« flame », « name ») est heureuse car de la disparition de Giorgione va naître une école [39], dont les membres sont stratégiquement innommés, et qui permet à Pater d’offrir de magnifiques ekphrasis sous prétexte de la définir [40].
En matière de peinture, la musique est l’interpénétration du thème, de la couleur et de la ligne, ce qui suppose un heureux choix du premier [41]. Les « idylles peintes » en sont l’exemple accompli [42]. Ces « poèmes peints » appartiennent bien plutôt au genre de la romance sans parole ou sans récit, « qui n’a pas besoin de mots pour s’exprimer » (240) Et, étant sans parole, ils sont sans titre, Pater réduisant les œuvres de l’école de Giorgione à une super-œuvre, laissant le critique choisir une succession d’images comme en accéléré :
Les maîtres de cette école sont remarquables pour leur grâce et leur aisance à reproduire le mouvement rapide, - le geste d’attacher son armure en renversant la tête d’un air si noble, - une dame qui s’évanouit, - un embrassement aussi rapide qu’un baiser ravi, avec la mort même, sur des lèvres mourantes, - la rencontre fortuite de miroirs, d’armures polies et d’eaux dormantes où toutes les faces d’un même objet se reflètent en même temps, ce qui résout l’épineuse question de savoir si la peinture peut reproduire un objet aussi complètement que la sculpture. Ces maîtres arrêtent au passage l’acte rapide, la brusque transition de pensée, l’expression fugitive, avec cette vivacité que Vasari attribue à Giorgione et qu’il nomme il fuoco Giorgionesco (240-241).
Pater décompose l’œuvre ainsi créée en instantanés : mettre une armure, embrasser, mourir, et démultiplie les surfaces représentées, ce qui a pour effet paradoxal de décomposer le thème ou le sujet de l’œuvre pour mieux le représenter. L’artiste peut alors saisir une caractéristique essentielle de son sujet. Giorgione réalise le programme de l’esthétique patérienne présente dès la « Conclusion » à La Renaissance : porter la coupure, l’intervalle à la visibilité parce que l’on en jouit, et pour en jouir, « fixer des vertiges ». Faire de tout instant un intervalle - mot clé de la Décadence - une pause, puis une pause exquise elle-même multipliée qui concentre en elle passé, futur, présent [43]. Non seulement le continuum de l’existence se voit-il coupé en unités, mais celles-ci sont thématisées en intervalles, puis sublimées en « pauses exquises » (241). Tel est le talent de Giorgione, un talent qui dépend d’une sélection dans le divers de l’existence [44], laquelle nous procure notre jouissance de spectateur devant cet amphibologique consommé d’existence.
Pater reprend ensuite la question de la musique en art pour en faire celle de sa représentation, qu’elle soit jouée ou écoutée [45], se faisant selon Elicia Clements « architecte acoustique » [46]. Le « Concert » a ainsi produit un type artistique repris par l’Ecole de Giorgione caractérisé par la prééminence de la musique. Et soudain arrive une volée de notes/notations :
Personnages qui défaillent au son de la musique ; musique au bord d’un étang pendant une partie de pêche ; musique qui se mêle au bruit de la cruche plongée dans un puits ; musique que l’on entend d’une rive à l’autre d’un cours d’eau, ou musique au milieu des troupeaux, - ce sont encore des instruments qu’on accorde et des visages attentifs de musiciens, qui, pareils, à ceux que Platon décrit dans un passage ingénieux, prêtent l’oreille au plus petit intervalle de son, à la plus petite ondulation de l’air, ou qui rêvent sur un instrument sans cordes et semblent affiner infiniment leurs oreilles et leurs doigts dans un ardent désir de douce musique ; c’est peut-être, enfin, une seule note d’un instrument au crépuscule dans une chambre inconnue où l’on passe parmi des gens rencontrés par hasard (242-243).
Musique, air, attention, ouïe, toucher, vue, goût, les sens et les éléments se mêlent et se décomposent, la référence à une œuvre, par son titre ou par son auteur, se perd, l’œuvre devient extraits, morceaux choisis ; la décomposition et la multiplication opérées par Pater aboutissent à cette aube où s’indéfinissent les couleurs et les formes, à cet instrument sans corde [47], à ce geste qui s’arrête au moment du son, à une défamiliarisation absolue via la comparaison finale. L’ekphrasis ne représente plus, ne picturalise plus, elle atomise, et elle rassemble en même temps dans le corps de la longue phrase, dans les asyndètes qui sont membra disjecta appelés à faire corps phrastique. Décomposition/composition : s’indique déjà la poétique décadente, en tant que telle et non plus en tant que terme désignant une période ou une qualité comme dans la « Préface » à La Renaissance.
[39] « Au-dessus du vrai Giorgione et de ses œuvres authentiques, subsiste encore le "Giorgionesque", une influence, un esprit, un type d’art assez puissant pour agir sur des gens aussi différents les uns des autres que le sont en effet les auteurs des œuvres qui ont si longtemps passé pour être de Giorgione lui-même. C’est une véritable école qui s’est formée de toutes ces œuvres fascinantes, justement ou arbitrairement attribuées à Giorgione, et de nombreuses copies ou variantes d’après lui, œuvres d’artistes inconnus ou incertains dont les compositions ont été, pour diverses raisons, prisées à l’égal des siennes propres ; une école où se retrouvent, dans la façon de choisir et de traiter un sujet, diverses traditions qui toutes descendent vraiment de lui jusqu’à nous, et dont il faut remonter le cours pour retrouver l’image originale du peintre qu’il fut » (p. 239).
[40] « Certains traits caractéristiques de cette "Ecole de Giorgione" comme nous pouvons l’appeler » (Ibid.). Pater ferraille contre J. A.Crowe et G. B. Cavalcaselle dont A New History of Painting in Italy (London, Murray, 1864-1866, 2 volumes), comporte un appendice « Paintings falsely ascribed to Giorgione ».
[41] L’école « sait, avec un tact merveilleux, choisir la matière qui se prête le plus complètement aux formes de la peinture, et à une expression parfaite par le dessin et la couleur » (p. 240).
[42] L’école « ne s’adonne guère qu’à la composition d’idylles peintes. Mais dans la production de cette [poésie picturale], elle sait, avec un tact merveilleux, choisir la matière qui se prête le plus complètement aux formes de la peinture, et à une expression parfaite par le dessin et la couleur » (Ibid).
[43] « La plus haute poésie dramatique tire une part de son idéalité du fait qu’elle ne nous présente que des moments profondément animés et significatifs, rapides et concrets, mais comme un geste, un regard, un sourire, peut-être, où se condensent tous les motifs, tous les intérêts, tous les effets d’une longue histoire, et qui semblent résumer le passé et l’avenir en une seule minute intense et consciente » (p. 241).
[44] « Voilà les instants idéaux que l’école de Giorgione choisit avec un tact admirable parmi toutes les heures fiévreuses et colorées de l’antique vie vénitienne. Ce sont comme des pauses exquises où l’on s’arrête pour contempler toute la plénitude de l’existence ; ce sont comme des extraits, des quintessences de vie » (pp. 241-242).
[45] « Et c’est bien, comme je l’ai dit, [à la loi et à la condition] de la musique qu’un tel art aspire vraiment. Pour l’école de Giorgione les [parfaits] moments de la musique que l’on fait ou que l’on écoute, le chant de la voix ou des instruments sont des sujets favoris » (p. 242).
[46] E. Clements, « Pater’s Musical Imagination : The Aural Architecture of "The School of Giorgione" and Marius the Epicurean », Pater across the Arts, op. cit., p. 154. Elicia Clements poursuit ainsi : « grâce à ses représentations de l’espace et du son, Pater crée des expériences acoustiques ».
[47] Pour Andrew Eastham, cet objet finit par devenir un véritable instrument de musique, à travers la poétique patérienne. Voir A. Eastham, « Walter Pater’s Acoustic Space : "The School of Giorgione", Dionysian Anders-streben, and the Politics of Soundscape », Yearbook of English Studies, Vol. 40 n°1/2, 2010, p. 201.