Walter Pater, de la transparence à l’opacité
- Bénédicte Coste
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L’art acquiert une qualité sensible, sensuelle, plus marquée et Pater explore les synesthésies qu’il suscite de façon beaucoup plus audacieuse. L’ekphrasis acquiert une valeur supplémentaire : non plus seulement descriptive ou concurrente du visuel et évocatrice des associations que suscite l’œuvre, mais faisant confluer les arts et les sens et radicalisant l’expérience de la coupure symbolique (de la musiké) dont ils sont porteurs. Parce que les arts et les impressions qu’ils engendrent sont soumis à un rythme traduit par l’expression de musiké, l’ekphrasis se fait rythme et perd ainsi sa transparence pour devenir opaque, diffractée, atomisée en unités discrètes, unités rythmiques qui visent à exprimer le rythme de l’art.
La première ekphrasis est la plus simple quoique son début prenne le lecteur au piège de l’ambiguïté de la première phrase :
Dans un paysage réel, nous voyons soudain une longue route blanche qui disparaît soudain au tournant d’une colline. C’est le sujet d’une des eaux-fortes de M. Legros. Seulement dans cette eau-forte, le paysage est imprégné d’une intime solennité, qu’on sent plutôt qu’on ne la voit, soit que l’artiste ait contemplé ce paysage à une minute exceptionnelle, ou qu’il ait trouvé cette solennité. Quoi qu’il en soit, c’est ce sentiment dont il voulu faire l’essence même et le tout de son œuvre. Parfois une lumière d’orage, en passant sur une scène d’ailleurs toute simple et familière la revêt d’un caractère qui semble avoir été puisé au fond de l’imagination (221).
Le chemin qui serpente et disparaît à travers la gravure de Legros pour se faire « expression solennelle » à demi-perçue un instant vient peut-être de l’humeur de l’artiste qui infléchit l’œuvre, les œuvres, comme l’indique la dernière phrase de cette ekphrasis concentrant l’analyse de l’art de Legros. L’œuvre nie la réalité et la remplace par l’humeur de l’artiste ; il ne saurait y avoir d’art réaliste au sens de duplication mimétique du réel. Pater n’innove pas, l’humeur étant une variante du tempérament ou de l’esprit, qui sont ses catégories pour penser l’expression de la subjectivité [36].
Cependant, un effet lumineux n’est pas de l’art, au plus transfigure-t-il un paysage pour en faire un paysage pittoresque :
On peut dire alors que cet effet de lumière qui tout à coup tisse des fils d’or dans la paille d’une meule, le feuillage d’un peuplier ou l’herbe d’un gazon donne à un paysage des qualités artistiques et le rend semblable à un tableau [37] (221).
La preuve en est donnée a contrario par le paysage vénitien dépourvu de toute joliesse et rebelle aux effets du pittoresque que les peintres locaux ont su musicaliser :
Le paysage vénitien, (…) n’est exempt ni de dureté, ni d’une assez sèche précision. Mais les maîtres de l’école vénitienne ne sont guère embarrassés de ces défauts. De l’arrière-plan formé par les Alpes, ils n’ont détaché et retenu que certains éléments, une fraîche couleur, des lignes apaisantes. Et, s’ils reproduisent les détails [réels] de la campagne vénitienne, les tourelles brunes dressées dans le vent, les champs couleur de paille, les arabesques des forêts, ils en usent seulement comme des notes [d’une musique qui accompagne dûment] tous leurs personnages ; ils ne nous donnent d’un paysage précis que l’esprit ou l’essence. C’est un pays de raison pure, créé par l’imagination à peine aidée par le souvenir (222-223, je souligne).
Les peintres vénitiens ont sélectionné des éléments déjà abstraits, d’une couleur froide et de lignes apaisantes, qu’ils ont transformé en notes similaires à des notes de musique par leur caractère discret et harmonieux, pour accompagner les personnages. Un tel paysage n’est absolument pas mimétique, mais bien de l’ordre de la raison pure ou des souvenirs à demi-imaginatifs : il est paysage né de la psyché humaine, paysage musicalisé en notes, c’est-à-dire en unités signifiantes en tension sur les toiles et faisant œuvre par cette tension même. Il reste alors à Pater à examiner le degré de musicalité des œuvres de Giorgione et de son école [38].
Tout d’abord « Le Concert » :
Le Concert du Palais Pitti, où l’on voit un moine à capuche et à tonsure effleurant les touches d’une épinette, tandis qu’un clerc, placé derrière lui, tient le manche d’une viole et qu’un troisième personnage, qui porte un chapeau à plumes, semble attendre le moment précis de commencer à chanter. Le profil de la main levée, le tracé de la plume, et jusqu’aux fils fins, détails qui se fixent dans la mémoire avant de se confondre dans une lueur calme et céleste, et cet art qui paraît saisir les vagues vagabondes du son pour les fixer sur les lèvres et sur les mains des personnages […] (233).
Pater commence par une description globale, avant d’examiner les détails (doigt levé, trace de la plume, fils de la chemise qui vont se fixer sur la mémoire du spectateur) et leur disparition dans la lueur « céleste » qui découvre en se dissipant l’invisible du son porté à l’apparition et fixé sur les lèvres et les mains des musiciens. L’ekphrasis accomplirait-elle quelque alchimie en désignant l’invisible du son dont la toile est porteuse ? Les choses sont plus complexes.
La Sainte famille accomplit une série de renversements pour procurer :
le plaisir du spectateur charmé, devant ce tableau, par l’air [liquide] qui s’y joue et qui semble remplir les yeux, couvrir les paupières et imprégner jusqu’aux vêtements des saints personnages d’une vigueur alerte, et dont le pic bleu, si nettement dessiné dans le fond paraît le symbole visible (234)
Par une première transmutation, l’air devient liquide et emplit les lèvres, les yeux et les vêtements, tandis que sa source - un pic bleu vu à distance - s’indique en se solidifiant. Ce double renversement où la source de l’air devient visible, et l’air, liquide permet à Pater d’amorcer la métaphore filée du reste de son texte fondé sur l’échange des qualités et la sublimation matérielle.
Avec « Le Chevalier embrassant une dame, - où les gantelets brisé du chevalier semblent indiquer l’arrêt de quelque [récit dont nous écouterions] volontiers le reste » (235), c’est la pause, et l’effet d’interruption, soit de saisie de l’intervalle, qui apparaît, soulevant cet autre paradoxe : comment couper le continu pour en faire du discontinu, sinon en le transformant en histoire sans titre et inachevée ? Sinon, en pratiquant une poétique du détail et du fragment lorsque Giorgione peint un Liberale dont seule l’armure est décrite, à partir non de l’original, mais d’une étude préparatoire : « une petite étude à l’huile (…). La figure de Liberale, le saint guerrier qui s’y trouve représenté [porte une armure d’un gris argenté qui luit délicatement] » (237). Ici, l’ekphrasis du sujet se réduit à l’éclat atténué d’une armure.
[36] Ce qui correspond à Stimmung des phénoménologues allemands.
[37] Ce qui explique la supériorité du paysage français sur une vallée suisse selon Pater, voir p. 222.
[38] Je ne traite pas ici de la discussion de l’attribution des œuvres vénitiennes à Giorgione ou à Titien, chez Pater, pas plus que l’élévation de la peinture à l’objet d’art accomplie par Giorgione, et de sa « légende », perspectives qui se rattachent à l’esthétique du portrait littéraire.