Le Bouclier d’Achille, encore : poétique de
l’épos et kinesthésies ecphrastiques

- Michel Briand
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Voici aussi, ensuite, dans l’ordre du texte, une traduction des passages les plus intenses d’un point de vue kinesthésique, en lien avec les remarques générales données en préalable comme avec celles de Plutarque, sur le rapport entre poésie et danse :

 

Il crée (poíei) d’abord un bouclier, grand et solide, / l’ouvrageant (daidállon) entièrement, en l’entourant d’une bordure éclatante (phaeinèn), / une triple bordure resplendissante (marmaréen), avec un baudrier argenté. / Il y avait cinq couches dans le bouclier et, au-dessus, / il fabrique (poíei) toute une orfèvrerie (daídala pollà), avec ses pensées savantes (iduíeisi prapídessi) (v. 478-482).

Il y fabriqua (éteux’) la terre, le ciel, la mer, / le soleil infatigable et la lune pleine, / et tous les prodiges dont le ciel est couronné, / Pléiades, Hyades, la force d’Orion, / l’Ourse, qu’on appelle aussi du nom de Chariot, / et qui tourne sur elle-même et observe Orion, / et, seule, ne prend pas part aux bains d’Océan (v. 483-489).

Il y créa (poíese) aussi deux cités d’hommes mortels, / toutes belles. Dans l’une, il y avait des noces et des banquets : / des jeunes mariées, hors de leurs chambres, sous les torches brillantes, / étaient menées à travers la ville, et un grand chant nuptial s’élevait. / Des jeunes gens tournoyaient en dansant, et, au milieu d’eux, / des hautbois et des cithares résonnaient. Et les femmes, / debout, s’émerveillaient, chacune devant sa porte (v. 490-496).

Autour de la seconde ville stationnaient deux troupes de guerriers, / brillants dans leurs armures : leurs avis étaient partagés en deux, / soit tout ravager, soit tout diviser en deux, / toute la richesse que la cité très aimable renfermait. / Mais les assiégés ne cédaient pas encore et, en vue d’une embuscade, ils s’armaient secrètement. / Le rempart était défendu par leurs épouses et leurs jeunes enfants, / debout, avec les hommes que retenait la vieillesse. / Les autres étaient partis ; à leur tête se trouvaient Arès et Pallas Athéna, / tous deux dorés, revêtus d’habits dorés, / beaux et grands, avec leurs armes, comme toujours les dieux, / très visibles ; et les guerriers étaient moins grands (v. 509-519).

En rangs, ils combattaient sur les rives du fleuve, / et se frappaient les uns les autres de leurs piques de bronze. / Au combat Discorde se joignait, et aussi Tumulte, et encore la déesse funeste du Trépas, / qui tenait en main un homme vivant, tout juste blessé, un autre sans blessure, /ou un autre enfin, mort, qu’à travers la mêlée elle traînait par les pieds ;/et son vêtement, sur ses épaules, était rougi du sang des hommes. / Ils se joignaient au combat, comme des hommes mortels, et se battaient, / entraînant chacun les cadavres qu’il avait massacrés (v. 533-540).

Il y plaça (etíthei) aussi aussi un vignoble lourdement chargé de grappes, / beau et doré. Des raisins noirs y pendaient, / et, de bout en bout, les soutenaient des échalas d’argent. / Tout autour il traça un fossé en smalt et une clôture/d’étain. Un seul sentier y menait, / par lequel passaient des porteurs, au moment des vendanges. / Des filles et des garçons, pleins de pensées tendres/et douces, emportaient, dans leurs paniers tressés, des fruits. / Au milieu d’eux, un enfant, de son luth sonore, / tirait des sons charmants, et chantait une belle chanson, / d’une voix grêle. Et les autres, bondissant, ensemble, / en chantant et criant, le suivaient, à pieds cadencés (v. 561-572).

Et l’illustre Boiteux y grava (poíkille) une danse, / pareille à celle que, jadis, dans la vaste Cnossos, / Dédale a construit, pour Ariane aux belles boucles. / Là des garçons et des filles aux nombreux prétendants/dansaient, se tenant la main au-dessus du poignet ; / les filles portaient des tissus fins et les garçons étaient vêtus/de tuniques bien filées, doucement brillantes d’huile. / Et elles avaient de belles couronnes, et eux avaient des poignards/d’or, avec des baudriers d’argent. / Eux, tantôt, ils couraient, à pas savants, / très facilement, comme quand, le tour bien en main, / assis, un potier l’essaie, pour le mettre en marche, / tantôt, ils couraient, en rangs, les uns vers les autres. / Une foule immense était debout, autour du chœur charmant, / ravie ; et parmi eux chantait un aède divin, / en jouant de la lyre ; et deux acrobates, au milieu d’eux, / lançaient le chant et tournoyaient, en plein milieu (v. 590-606).

Enfin, il y plaça (etíthei) la grande force d’Océan, / au bord extrême du bouclier solidement fabriqué (v. 607-608).

 

Quelques points sont à noter, qui mériteraient une analyse plus détaillée, sur la dialectique entre notations visuelles et kinesthésiques, ainsi qu’entre l’art du dieu et celui du poète, mis en abyme dans telle ou telle scène décrite/gravée, ou réalisé au long du passage. Ainsi le rôle des verbes dénotant le travail d’Héphaïstos (créer, placer, graver, fabriquer, tracer…) et celui des verbes désignant mouvements, déplacements et gestes des astres, dieux, humains, animaux (tourner, tournoyer, se frapper, traîner, entraîner, passer, emporter, bondir, porter, courir, lancer…) ; le jeu entre références sonores, visuelles et kinétiques, d’un point de vue thématique (tout ce qui a été noté plus haut, associé au chant nuptial du début, puis au luth et à la chanson de l’enfant, dans la scène des vendanges, et surtout l’aède divin de la fin), mais aussi sur le plan de la diction (rythme, jeux de vitesse, d’élan et de pause, effets d’allitérations, d’échos, de répétitions, de dissymétries enjambements et rejets, tous proprement virtuoses…) ; l’analogie structurante de la composition circulaire du bouclier avec la composition annulaire du poème et les figures intégrées de poètes et chanteurs, ainsi que de guerriers et divinités combattantes, le Bouclier étant une Iliade, thématiquement dans la description de la ville pacifique, puis de la ville assiégée, mais aussi dans sa forme même ; enfin, la première place accordée aux scènes pacifiques, qui fonctionnent à peu près comme une grande partie des comparaisons développées dans l’epos homérique : ouvrant l’espace et le temps offerts à l’imagination de l’auditeur-lecteur et mettant en scène, par une forte focalisation, la nostalgie des héros pour la vie harmonieuse qu’ils ont perdue à jamais, le Bouclier non seulement figure le monde mais aussi, d’une manière qui se veut complète, sinon infinie, le destin des hommes, circulaire, labyrinthique, toujours en mouvement, que le poème épique célèbre et pleure à la fois, comme la soumission joyeuse ou pathétique de l’humanité, en danse de vie ou de mort, au dessein des dieux et à la force des astres. On sait bien que l’Iliade est moins une épopée célébrant simplement le bien contre le mal qu’une ample déploration des malheurs de la guerre et une célébration des glorieux héros du passé, de leurs exploits mais aussi de leurs souffrances.

Non seulement nous avons là une description d’actions intense, une véritable ecphrasis, au sens grec du terme, de la fabrication d’une œuvre d’art, mais cette œuvre d’art représente un monde en train de se construire, d’une part, et sa fabrication est mise en scène et en sons par une voix, celle de l’epos, dont les procédés sont similaires à ceux du dieu-artisan. D’autant plus que dans chacune des scènes évoquées, de manière dynamique, en cours de création et de représentation quasi-spectaculaire, sinon cinématique, et toujours suivant une réception vive, de la part de l’auditeur-spectateur et de sa phantasia, et suivant une opération de montage qui fait se succéder une série de cadrages contrastés, c’est l’évocation du kinétique par la parole qui domine, repoussant vers un ailleurs non encore advenu la relation devenue plus traditionnelle ensuite entre un texte écrit et une image fixe. On est ici en-deçà, dans une épopée qui est elle-même, tout au long de l’Iliade, non pas le récit de la guerre de Troie mais celui de la colère d’Achille, quelque chose comme une immense ecphrasis, dont le Bouclier d’Achille est le modèle, le prototype, la métonymie, sinon la matrice.

 

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