Le Bouclier d’Achille, encore : poétique de
l’épos et kinesthésies ecphrastiques

- Michel Briand
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Les danses du Bouclier d’Achille : poétique épique de la kinesthésie

 

Et dans le Bouclier d’Achille, les notations kinétiques sont primordiales, qu’il s’agisse du travail artisanal/démiurgique d’Héphaïstos, analogue à celui que présente l’aède épique, à la fois en représentant celui du dieu et en évoquant, par diverses mises en abyme, des figures de parole autorisée, comme celle du chanteur des vers 604-5 ; des activités majoritairement agricoles et pastorales, mais aussi guerrières, qui structurent ce monde ; enfin et surtout des danses qui non seulement construisent cet univers de représentation mais le mettent en harmonie, associant mouvements cosmiques et humains, ainsi que le travail mimétique du dieu et du poète avec celui, à la fois performatif et mimétique, des danseurs figurés sur le Bouclier. On rappellera d’ailleurs que les premiers emplois connus de mímesis (et de son groupe lexical) concernent au moins autant la représentation chorégraphique (de mythes par des gestes) que l’imitation picturale, sens spectaculaire que l’on retrouve aussi dans la Poétique d’Aristote, où la poésie tragique est représentation d’actions et de discours [12].

Avant la fabrication même du bouclier et des autres armes d’Achille (v. 478-613), on voit que la virtuosité du dieu-forgeron repose surtout sur sa capacité à créer (poieîn) des ouvrages extraordinaires en mouvement (« spectacle merveilleux », thaûma ídesthai), comme des trépieds merveilleusement mobiles (v. 372-380) et, après une évocation de l’activité de l’artisan divin comme une véritable danse, à la fois spiralaire, forte et claudiquante, des servantes dorées, « semblables à des jeunes filles vivantes » (v. 410-421) :

 

Sur ces mots, le prodige impétueux (pélor aíeton) quitta son enclume, / en boîtant (kholeúon), et sous lui s’activaient (rhóonto) ses jambes minces. / Il écarte (apáneuthe títhei) les soufflets, loin du feu, et tous les outils / avec lesquels il travaillait (epóneito), il les rassembla (sulléxato) dans un coffre argenté ; / avec une éponge il s’essuya tout le visage et les deux mains, / son cou puissant et sa poitrine velue, et enfila une tunique, prit un bâton épais et s’en alla dehors, / en boîtant (kholeúon). Deux servantes s’activaient (rhóonto) pour leur seigneur, / dorées, semblables à des jeunes filles vivantes : / elles ont un esprit (nóos) dans le cœur (metà phresín), ainsi qu’une voix / et une force, et elles savent bien les travaux des déesses immortelles [13]. / Elles s’activaient (rhóonto), en soutenant leur maître, et lui, avec peine, / s’approcha de la place de Thétis et s’assit sur son trône éclatant (v. 410-421).

 

L’art d’Héphaistos est celui d’un dieu qui donne vie et éclat aux agencements de métaux précieux, dont le bouclier est l’exemple le plus développé. L’analogie est claire, d’autant qu’elle est thématisée par Homère et d’autres poètes archaïques, avec les pouvoirs de la parole épique, qui donne vie à des créations imaginaires par des procédés figurés comme des actions artisanales, comparées à la métallurgie et à l’orfèvrerie, mais aussi au tissage et à la broderie, à la peinture vasculaire, ou à la charpenterie et à l’ébénisterie, l’ensemble sous le patronage de Dédale [14], nommé directement au vers 592 et surtout évoqué indirectement par les emplois multiples des termes apparentés à l’adjectif daídalos « artistement ouvragé, travaillé » et de son quasi-synonyme poikílos « bigarré, ciselé ». L’organisation du passage, telle qu’on a tenté de la figurer ci-dessous, est typique de cette conception de la parole épique, encore plus nette dans le détail des effets de composition formulaire et annulaire, fondamentalement oraux, qui font de l’aède un potier-tourneur ou un tisseur de mots, de scènes et d’images. Dans ce schéma, on indique en caractères gras les passages les plus kinétiques et en gras italiques les trois passages chorégraphiques, et les composantes ont été numérotées pour faire apparaître les jeux de symétrie et dissymétrie qui rendent la structure du poème analogue à celle du bouclier et du monde évoqués, circulaire et en mouvement :

 

478-482 Héphaistos fabrique le bouclier
  A1. 483-489 le cosmos, Okéanos
    B1. 490-508 la ville en paix (noces, danses, justice)
    B1’. 509-540 la ville assiégée (509-519, les assiégés, et 533-540, « danse du massacre »)
      C1. 541-549 champs et labours
        D1. 550-60 le domaine royal et le roi
          E. 561-572 le vignoble, les vendanges, l’enfant musicien
        D2. 573-586 les vaches attaquées par les lions
     C2. 589-590 le pacage
    B2. 590-606 fête et danses
   A2. 607-608 Okéanos
610-3 Après le bouclier, Héphaistos fabrique la cuirasse, le casque…

 

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[12] Pour une analyse plus précise, voir surtout M. Briand, « Les danses du Bouclier d’Achille : rites, parole épique, fictions », art. cit. Le sens chorégraphique des premiers emplois de mímesis est bien exposé par Hermann Koller, Die Mimesis in der Antike. Nachahmung, Darstellung, Ausdruck, Francke, Bern, 1954.
[13] En l’occurrence, le tissage et la broderie, autres figurations possibles de l’art poétique.
[14] Fr. Frontisi-Ducroux, Dédale. Mythologie de l’artisan en Grèce ancienne, Ed. La Découverte, 1975 (2e éd. avec une postface de l’auteur, 2000).