Le Bouclier d’Achille, encore : poétique de
l’épos et kinesthésies ecphrastiques
- Michel Briand
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L’ekphrasis et ses manières
Le Bouclier d’Achille faisait à la fois partie intégrante d’un dispositif plus spectaculaire que textuel, s’adressant à un auditeur - spectateur et non à un lecteur, et ses modalités énonciatives que le grec désigne par le mot épos (« voix », avec la même étymologie que le latin uox) impliquent que la relation déterminante dans cette ecphrasis, au moins à époque archaïque, n’est pas celle du « texte/image », mais du « discours/spectacle ». Précisément, l’étude de l’épopée archaïque, en contexte, permet de dépasser l’opposition lessingienne entre arts de l’espace (l’architecture) ou du volume (la sculpture) et arts du temps (surtout la musique) : la danse, le théâtre (inconnu chez Homère) et l’épos, réévalués sont à la fois des arts de l’espace et du temps, c’est-à-dire du mouvement et des gestes accompagnés de poésie sonore, ou l’accompagnant.
Et si l’épos est un art du spectacle, y compris pour un morceau de bravoure comme le Bouclier, il peut s’ensuivre que la réception en soit reconstruite comme plus directement vive que celle qui prévaut dans une lecture silencieuse moderne : les effets d’empathie sonore, visuelle et surtout kinesthétique y prennent toute leur vigueur, ainsi que ces opérations, forces ou valeurs que les Grecs désignaient notamment par les termes enárgeia et psukhágogia. Tout cela dans le cadre d’une réévaluation généralisée des effets corporels liés à la réception tragique et du phénomène même de la kátharsis [7]. C’est aussi pour cela que, depuis le début de cette analyse générale, il est question de poésie plutôt que de littérature.
Avec une nuance fondamentale, cependant, qu’il faut énoncer avant d’en venir directement à ce qu’on doit appeler un texte, c’est-à-dire la seule trace dont nous disposons d’une performativité à jamais perdue, quelles que soient les tentatives contemporaines de reconstruction, d’ailleurs louables : ces remarques sur la performance épique et ses liens essentiels avec notamment la gestualité chorégraphique et l’expressivité musicale visent surtout à rappeler aux spécialistes du rapport texte/image que cette relation ne saurait se limiter à un seul rapport écriture/peinture. Mais de fait, ils ne l’ignorent pas, surtout quand, en ces temps largement post-structuralistes, voire post-narratologiques, ce qu’on appelle littérature est à nouveau souvent réinvestie de corps, de perceptions, voire d’enjeux éthiques ou politiques [8]. Et quand l’esthétique, au niveau de l’analyse comme de la réception, renvoie à son sens ancien, fondé sur l’aísthesis en tant que sensation, la kinesthésie y retrouve toute sa place, et encore mieux l’empathie kinesthésique, accessible aussi dans un texte, plus indirectement certes que face à un spectacle, mais vivement tout de même [9].
Plutarque, sur la danse et la poésie
Le mot de Simonide selon lequel « la peinture est une poésie muette » nous est d’abord connu par l’intermédiaire de Plutarque mais on sait comme l’adaptation qu’en fait Horace, par son ut pictura poesis, en modifie le sens et les enjeux. On se rappelle ainsi ce passage de La Gloire des Athéniens où le biographe et moraliste grec compare historiographie (Thucydide, notamment, expert en enárgeia, 347a-b) et peinture (Euphranor, surtout, 346a-e), à propos de l’ecphrasis prototypique qu’est la description de bataille (« description d’actions » intense s’il en est). Le meilleur peintre cependant, dans une perspective quasi-platonicienne, ne saurait rivaliser, sur ce point, avec le meilleur général, comme la copie (mímema) avec la réalité/vérité (alétheia). Et le meilleur historien, ici l’auteur de La Guerre du Péloponnèse, est celui qui fait de l’auditeur (akroatés) un observateur (theatés), en empruntant au peintre sa puissance d’enárgeia, mais en la déployant, intensément, jusqu’à provoquer la même stupeur et le même trouble chez le lecteur - auditeur que chez le spectateur d’un drame théâtral ou le témoin actif d’une véritable bataille. Le parangon ici n’est pas duel mais triple, entre l’historien - poète, le peintre et le général. Mais, dans ce cadre, c’est cependant le rapport entre poésie et peinture historiques qui intéresse Plutarque [10] :
Par ailleurs Simonide appelle la peinture une poésie silencieuse (tèn mèn zoigraphían poíesin siopôsan) et la poésie une peinture qui parle (tèn poíesin dè zoigraphían laloûsan). En effet, les peintres montrent (deiknúousi) des actions en train de se passer (hos ginoménas), les discours (lógoi) les racontent et composent (diegoûntai kaì suggráphousin) une fois survenues (gegeneménas). Et si c’est par des couleurs et des figures (krómasi kaì skhémasin) que les uns, et par des mots et des expressions (onómasi kaì léksesi) que les autres montrent les mêmes choses (tautà deloûsi), c’est par la matière et les modes de représentation (húlei kaì trópois miméseos) qu’ils diffèrent, mais les uns et les autres se proposent un seul but, et, parmi les historiens, le meilleur est celui qui, figurant son récit comme une peinture, grâce aux sentiments et aux personnages, crée des images (ho tèn diégesin hósper graphèn páthesi kaì prosópois eidolopoiésas). C’est ainsi que toujours Thucydide, dans son discours, s’efforce d’atteindre l’intensité (enárgeian)…
Mais on en oublie souvent un autre passage, fondamental, où Plutarque compare la poésie plutôt à la danse qu’à la peinture, soit qu’on suive la tradition selon laquelle l’art chorégraphique ne saurait facilement se classer dans le système des beaux-arts, soit que, dans un mouvement similaire, on se contente d’analyser le seul rapport entre texte écrit et image fixe, d’abord picturale. Dans ses Propos de table, IX, 15, Plutarque se propose d’étudier la questions suivante : « Que la danse comporte trois éléments l’enchaînement (phorá, « port, mouvement »), l’attitude (skhêma, « figure, posture »), et la représentation (deîxis, « désignation, dénotation ») ; ce que sont la nature de chacun et les points communs de la poésie et de la danse ». Précisément, dans ce qui est, dans les textes grecs anciens qui nous sont parvenus, l’une des rares présentations d’une terminologie technique appliquée à l’orchestique, l’« attitude » relève de l’imitation formelle et visuelle, l’« enchaînement » de la suggestion (d’un sentiment, d’une action, d’une force), et la « représentation » d’une iconicité que Plutarque compare « à l’emploi en poésie de termes propres ». Il donne aussi le contre-exemple de vers défectueux, trop prosaïques et mal rythmés, qui lui permettent d’amorcer son argumentation critique et esthétique, où le rapport entre danse et poésie bénéficie d’une reformulation originale du mot simonidéen :
De telles fautes se trouvent aussi en danse dans les représentations (deíxesi, « désignations »), lorsqu’elles n’associent pas pouvoir de conviction (pithanóteta) et grâce (khárin) à une noble simplicité. Bref, dit-il, je transposerais volontiers (‘metatheíen àn) le mot de Simonide de la peinture à la danse, en disant plutôt que la danse est une poésie muette (tèn órkhesin légon poíesin siopôsan) et, à l’inverse, la poésie une danse parlante (kaì phtheggoménen órkhesin pálin tèn poíesin). (…) Il y a entre danse et poésie une communauté totale et un partage réciproque : on le voit surtout dans le genre de l’hyporchème, où elles collaborent à une œuvre unique en associant, dans l’imitation, attitudes et mots (tèn dià ton skhemáton kaì tôn onomáton mímesin, « la représentation par les figures et les noms »). Et il semblerait que, si l’on se réfère à la peinture, la partie poétique ressemble aux couleurs et la partie dansée aux traits qui délimitent les formes (trad. F. Frazier, avec modifications).
Plutarque, un millénaire environ après Homère, confirme ce qui a été observé plus haut : pour la culture grecque ancienne, d’époque archaïque mais aussi gréco-romaine, comme le mouvement de la Seconde Sophistique dont Plutarque est le contemporain, l’ecphrasis est à considérer dans le cadre d’une réflexion d’ensemble sur le rapport texte/image, mais surtout dans celui, culturellement plus vif, du rapport entre danse (et spectacle théâtral, musical, oratoire) et poésie (intrinsèquement orale, musicale, dansée). On remarquera aussi que c’est la conjonction des deux médias qui permet la constitution, en quelque sorte, d’une forme efficace d’œuvre d’art totale, intermédiale, jouant sur la complémentarité de deux pragmatiques à dominante visuelle et sonore. Et c’est à la pantomime d’époque impériale que Plutarque semble d’abord penser, comme Lucien de Samosate dans son traité dialogué Sur la danse : la représentation chorégraphique de figures et de scènes mythologiques, dans des solos accompagnés de musique et de chant choral dramatiques [11]. De ce fait, si, à juste titre, l’on tient, toujours dans ce cadre culturel particulier, à élaborer la relation texte/image comme un objet esthétique et épistémologique crucial, il faudra d’abord étudier la relation entre un spectacle poético-musical dansé et chanté et la peinture, autre art total, d’une autre manière, où l’intermédialité concerne la relation des couleurs avec les figures. La différence entre les deux ordres (textuel-musical-dansé/pictural-plastique) reposant d’abord sur une approche différente du temps et du mouvement.
[7] Voir W. Marx, « La véritable catharsis catharsis aristotélicienne. Pour une lecture philologique et physiologique de la Poétique », Poétique n°166, 2011, pp. 131-154.
[8] Voir, comme exemple intéressant de cette réactualisation de la littérature, M. Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2011.
[9] G. Bolens, La Logique du corps articulaire. Les articulations du corps humain dans la littérature occidentale, Rennes, PU de Rennes, « Histoire », 2000 ; Le Style des gestes. Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, préface d’Alain Berthoz, Lausanne, Editions BHMS, « Bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé », 2008.
[10] Les traductions données sont inspirées de celle de Françoise Frazier, dans la C.U.F., souvent modifiée.
[11] Voir surtout la monographie complète de M.-H. Garelli, Danser le mythe. La pantomime et sa réception dans la culture antique, Louvain-Paris, Peeters, 2007.