Le genre
répété : étude de
la grammaire illustrative de quelques romans réalistes
du XIXe siècle
– Marie-Ève Thérenty
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Grammaire illustrative et poétique des œuvres
L’existence de cette grammaire peut-elle influencer par un phénomène retour la poétique des œuvres ? Michel Melot dans la monumentale Histoire de l’édition française lance l’idée, sans la développer, que cette grammaire illustrative a pu engendrer des effets spécifiques d’écriture : l’illustrateur « attendait de l’écrivain qu’il indiquât précisément les scènes à illustrer. Ces instructions incitaient sans nul doute l’écrivain à mieux "voir" ses personnages et à provoquer certaines situations pittoresques » [22]. Cette prise en compte par anticipation du support est en fait extrêmement difficile à démontrer. On peut cependant d’abord dans une enquête de génétique éditoriale repartir de la fabrique de l’image.
Les romanciers du XIXe siècle, qui sont d’ailleurs souvent illustrés dans des rééditions, sont en fait rarement associés à la fabrication des images qui reste largement un privilège de l’éditeur. Des correspondances attestent pourtant parfois de propositions d’étroites collaborations. Ainsi Balzac fait la liste à plusieurs reprises des types à illustrer et des dessinateurs à qui confier ces portraits.
Avec des artistes comme
Gérard-Séguin et Meissonnier [sic],
il faut s’y prendre bien à l’avance, or
dans le premier volume des Scènes de la vie de
province qui contiendra l’Abbé
Troubert, Pierrette et La Rabouilleuse, il faut donner à
Gérard-Séguin l’Abbé
Troubert et Pierrette, et à Meissonnier
l’abbé Birotteau, à Monnier Philippe
Brideau, le Colonel Gouraud, l’avocat Vinet, - à
Meissonnier la mère Lorrain- La Rabouilleuse à
Gavarni- Roguin à Daumier.
En leur donnant de l’avance ainsi à eux et aux
graveurs, vous vous en trouverez mieux.
Je vous donnerai des indications semblables pour le 3 et 4e volume des Scènes
de la vie privée à mesure
qu’elles me viendront à l’esprit, mais
il est indispensable que les dessinateurs lisent le livre.
Dans le 4e volume des Scènes de la vie
privée, il faudrait donner Ursule Mirouet
à Gérard Seguin, Goupil à Monnier,
Minoret le maître de poste à Monnier –
le curé Chaperon à Meissonnier – Madame
de Portenduère à Meissonier – le
Docteur Minoret à Grandville.
Dans Le Contrat de Mariage, Mathias le vieux
notaire à Meissonnier, Madame Evangelista à
Géniole et Manerville à Gavarni.
Dans le troisième volume, il n’y a que Meissonnier
capable de faire Gobseck et je retiens le dessin pour moi. Dites-le
lui. C’est le rival de Shylock [23].
Ces souhaits ne seront pas respectés. Frustré sans doute de ne pas intervenir autant qu’il le voudrait dans l’illustration de La Comédie Humaine, Balzac crée en 1844 le dispositif des Petites misères de la vie conjugale pensé pour Bertall et son crayon et tout entièrement tourné vers la typologisation du couple. « Mon petit, aurait-il dit un jour à Bertall, je fais un livre pour vous. J’en ai publié un chapitre chez Hetzel, et je complète maintenant à votre intention. Cela s’appellera les petites misères de la vie conjugale » [24]. Dans cet exemple, l’écrivain, comme l’a montré Ségolène Le Men [25], pense dès la genèse de l’œuvre le genre, ici essentiellement des types, et le positionnement de l’image.
Dans d’autres cas, la collaboration auteur-illustrateur est imposée par l’éditeur et entraîne du côté des écritures une forme de contrainte poétique. Le cas de Jules Verne, romancier semi-légitime, et illustré souvent dès la première édition est significatif. Jules Verne en vient lui-même à une poétique de la répétition fondée sur l’alternance régulière de descriptions (portraits et sites) et de scènes dramatiques suscitée par la grammaire illustrative. Sa correspondance avec Hetzel, qui montre un écrivain contraint de faire tout un travail préparatoire sur l’illustration, permet d’entrer dans l’atelier de la contrainte illustrative :
Mon cher Verne,
Riou [26]
est là sur mon canapé. Nous venons de
causer du Tour du monde qu’il faut
qu’il se mette à illustrer sans retard.
Il a besoin 1. d’avoir le texte revu par vous
d’après le Temps 2. que les
coupures des livraisons lui indiquant la place des vignettes soient
indiquées par vous. 3. que vous lui indiquiez les sources
où il pourra puiser les documents authentiques,
véridiques où il pourra trouver les choses vraies
sur les pays qu’il faut absolument donner dans votre livre,
pour que l’image soit en rapport de
sincérité avec vos textes [27].
En fait, ce travail préparatoire se fait au moment même de la genèse de l’œuvre. « Ce que je vous demande, à mesure que vous ferez votre travail, c’est de noter les points que nous devrions illustrer » enjoint ailleurs Hetzel. Les insertions d’illustrations en viennent à correspondre à une scansion narratologique programmée par l’écrivain. Il arrive même que, lorsque la pause descriptive pour une vue est exagérée, l’auteur reçoive les semonces de l’écrivain.
La seconde (erreur), c’est le temps que vous nous faites perdre à préparer le mariage sur la Syphanta, en en décrivant les préparatifs comme si votre but était de donner des motifs à un dessinateur de L’Illustration, ou à un maître de ballet de la Gaîté [28].
Chez Verne, la grammaire de l’illustration finit par se confondre avec une grammaire de la narration selon une structure homologique qui implique que l’auteur contrôle a priori les différentes articulations.
Mais il faut aller encore plus loin, dépasser l’enquête de génétique éditoriale et mettre en évidence des effets de support littérarisé. Peut-on proposer l’hypothèse d’une littérarisation de cette grammaire et notamment de la grammaire du type social dans certaines œuvres réalistes ? Peut-on repérer et identifier des indices montrant que cette grammaire issue de l’illustration et surtout l’imaginaire qui lui est associé ont contribué à l’invention et à la théorisation, on le sait aporétique, du réalisme ? Il est difficile de faire cette démonstration dans le cadre restreint d’un article mais pour apporter pour finir deux éléments de réflexion, nous considérerons le traitement de la question du type dans le système balzacien d’un part et chez Champfleury d’autre part.
[22]
Michel Melot, « Le texte et
l’image », dans Roger Chartier et
Henri-Jean Martin, Histoire de
l’édition française, Le
temps des éditeurs, Paris, Promodis, tome III, 1986, p. 336.
[23]
Balzac, lettre à Pierre-Jules Hetzel, octobre 1841 dans Correspondance,
tome IV, Garnier, 1966, p. 328.
[24]
« Souvenirs intimes », Le
Figaro, 20 août 1881.
[25]
Ségolène Le Men, « Balzac,
Gavarni, Bertall et les Petites misères de la vie
conjugale », dans Romantisme,
1984, n° 14 (43), pp. 29-44.
[26]
Riou est un des dessinateurs des Voyages extraordinaires
de Verne.
[27]
Pierre- Jules Hetzel à Jules Verne, jeudi 21 septembre 1872,
Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre
Hetzel, Slatkine, tome 1, 1999, p. 184.
[28]
Pierre-Jules Hetzel à Jules Verne, Paris 29 novembre 1883, Correspondance,
op. cit., t. II, p. 185.