Le genre
répété : étude de
la grammaire illustrative de quelques romans réalistes
du XIXe siècle
- Marie-Ève Thérenty
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Fig. 8. Gavarni, Villefort, v. 1846
Fig. 9. Gavarni, La Cour d’assises (le procureur), v. 1840
Suivant la même logique, un peu plus tard dans le siècle, pour persuader Schuler de renoncer à illustrer L’Isthme de Suez d’Erckmann-Chatrian, Hetzel évoque la connaissance que Riou a de l’Egypte : « Il s’en tirera à un certain point de vue par l’exactitude, tandis que vous, vous ne pourriez que faire de la fantaisie. Il nous fera des figures qui n’en seront pas, mais elles auront des costumes vrais » [12] ; à quoi Schuler répond « On n’invente pas des machines, paysages et types à mon bien grand regret, il faut donc les donner à Riou qui connaît et a été en Egypte » [13]. S’impose donc la pratique des illustrateurs-reporters. En témoigne encore la lettre suivante écrite par Erckmann pour donner la clé des types alsaciens à Riou.
Mon
cher Edouard,
Monsieur Riou, l’un des meilleurs dessinateurs de Paris, dont
vous avez remarqué bon nombre de productions dans Le
Tour du Monde, se rend à Phalsbourg en vue
d’étudier les mœurs, les costumes et les
physionomies du pays pour notre édition populaire du Conscrit
et de Waterloo. Vous me rendrez le plus grand
service de favoriser ses investigations en l’accompagnant aux
endroits où l’on rencontre de bons
types… tels que la brasserie, le café, le casino,
voire même l’église et la synagogue.
Bref, en lui facilitant les recherches de tous les matériaux
dont il aura besoin : intérieurs,
réunions publiques, marché de Phalsbourg et de
Saverne, fortifications, paysages, etc. Hippolyte lui fera voir le
portrait de mon père, qui m’a servi de
modèle dans la création du père
Goulden. (…)
Ayez aussi l’obligeance de le faire assister à
l’une des séances de la justice de paix. Pendant
le marché, son meilleur poste d’observation serait
notre ancienne bibliothèque ; il verrait
défiler dans la boutique tous les bonnets, les robes, les
blouses, les souquenilles, les hottes et les paniers qui
m’ont inspiré depuis quinze ans [14].
Mais le plus souvent, les gravures s’engendrent aussi selon un mode « intericonique ». Les types immigrent, sans subir forcément beaucoup de transformations, d’autres ouvrages ou périodiques comme du recueil matriciel des Français peints par eux-mêmes paru en livraisons entre 1840-1842 dont on ne soulignera jamais assez l’importance pour la littérature du XIXe siècle. Cet ouvrage crée le modèle du type qui se dresse en pied, isolé, avec une légère ombre portée au sol et emploie un nombre important de dessinateurs du roman de mœurs comme Gavarni, Grandville ou Monnier. Toute une littérature dérivée, parfois parodique, comme les Scènes de la vie privée et publique des animaux, propage le modèle typologique qui lui est associé. D’autres sources de la vogue typologique apparaissent avec la collection des physiologies, ces petits livrets fondés autour de la construction d’un type, parue chez Aubert dans les années 1840, et enfin évidemment avec la presse de caricature reconvertie à l’instar du Charivari, à partir des lois Fieschi de 1835, dans la caricature sociale. Le même type peut parfois être construit en série entre la librairie panoramique, la collection physiologique, la presse de caricature et l’édition romanesque. Ainsi en est-il du procureur du roi, Villefort, illustré dans Le Comte de Monte-Cristo de 1846 (fig. 8). Dans l’image qu’en propose Gavarni, il est dépeint dans l’exercice de ses fonctions, l’énonciation d’un réquisitoire. Ce portrait s’inscrit donc dans la série des gens de justice de Daumier paru à partir de 1845, sous le titre de la Physiologie d’un homme de loi par un homme de plume. Mais surtout le lecteur d’époque peut se souvenir que Gavarni avait illustré par un portrait avec le même geste une physiologie de Timon intitulée « La Cour d’Assises » dans Les Français peints par eux-mêmes (fig. 9). Cette intericonicité est d’autant plus remarquable que cette vignette dans le roman apparaît pour illustrer un épisode particulièrement intime de la vie de Villefort, une confession et non un réquisitoire. L’image typologique finit par écraser, concurrencer le texte et lui imposer un sens autre en l’inscrivant dans une série sociale qui l’excède. Le vertige de la répétition peut alors jouer à plein. Le type s’inscrit dans une galerie intratextuelle mais aussi dans une série intertextuelle elle-même croisée par d’autres galeries. La presse périodique, les physiologies et la littérature panoramique fonctionnent toutes selon un régime sériel, l’ensemble se renforçant apparemment selon un processus d’accréditation mutuelle.
Car si les contemporains [15] posent la question de la répétition, c’est pour redouter l’ennui et non pour s’inquiéter par exemple du risque de tourniquet iconique, voire de stéréotypie. Comme l’a souligné Ruth Amossy dans un article important, le XIXe siècle croit au type comme à un instrument de connaissance précieux : « Le personnage typique en qui l’individuel rejoint le général, le modèle réduit à travers lequel toute une catégorie humaine se définit est le fondement de la représentation artistique qui entend prodiguer un savoir sur le social. Il a valeur épistémologique » [16].
Cette pratique typologique garantit l’expertise sociale des dessinateurs qui deviennent, au moins autant que les romanciers, les précurseurs des sociologues. Les éditeurs les convient à réunir leurs croquis sous forme de séries à l’instar de Hetzel pour Gavarni (dont l’affiche Œuvres choisies de Gavarni-Etudes de mœurs contemporaines est tout un programme, fig. 10), voire s’ils en sont capables, à accompagner leurs types de textes qui permettront d’élucider le monde social. Bertall devient l’auteur, en 1874-1876, d’une série d’ouvrages portant comme surtitre, véritable calque balzacien : La Comédie de notre temps, études au crayon et à la plume (fig. 11). Le projet est ambitieux : « Décrire, dessiner une silhouette, un trait fugitif de mœurs, d’habitude, de tournure ou de caractère, voilà sa raison d’être ; faire de tous ces croquis une sorte d’esquisse générale de notre temps, voilà son but » [17].
Cette typification des personnages qui concerne autant les héros – le dessinateur Benett, l’éditeur Hetzel et l’auteur Verne discutent longtemps en 1884 autour du type de Mathias Sandorf dans le roman éponyme [18] – que les protagonistes ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes. L’observation de la galerie manifeste que l’attention du lecteur est polarisée autour de silhouettes sociales qui mettent l’accent sur la partie sociologique de l’œuvre et non sur ses enjeux psychologique et dramatique. Le Monsieur Guillaume dessiné par Meissonier pour La Comédie humaine apparaît comme le type du marchand enrichi, toujours soucieux de la faillite ; rien dans ce visage sévère ne révèle le père aimant qu’il saura être aussi dans La Maison du Chat-qui-pelote. Le passage de l’édition Furne à l’édition Marescq, avec l’introduction de nombreuses scènes, à la fois scènes-colloques et scènes-acmées, donne une autre version plus psychologisée et dramatisée de La Comédie humaine et offre sans doute un autre programme de lecture plus conforme aux attentes de la lecture populaire dans les années cinquante. Cette édition permet, à l’instar de ce que fait Johannot à la même époque pour Sand, de psychologiser le roman balzacien. Car de fait, ne mettre en avant que le type social dans le roman balzacien paraît très réducteur. Éric Auerbach lui-même remarquait que sans l’Avant-propos, et avons-nous envie d’ajouter sans les illustrations du Furne, nul n’aurait songé à voir dans La Comédie humaine une collection de types : « Ce que nous voyons c’est, au contraire, la figure concrète et particulière, avec son physique et son histoire propres, telle qu’elle résulte de l’immanence de la situation historique, sociale, physique, etc. : non pas “le soldat”, mais, par exemple, le colonel Bridau, mis en disponibilité après la chute de Napoléon, ruiné, et menant une vie d’aventurier à Issoudun (La Rabouilleuse) » [19]. Une lettre de Balzac à Madame Hanska du 26 octobre 1834 révèle le travail complexe opéré sur le type : « Aussi dans les Etudes de mœurs sont les individualités typisées, dans les Etudes philosophiques sont les types individualisés. Ainsi, partout, j’aurai donné la vie : au type, en l’individualisant ; à l’individu, en le typisant ». Typiser un individu, c’est lui donner une dimension sociale sans le réduire à cette aspectualisation ; individualiser un type, c’est le caractériser psychologiquement pour le détacher du général. L’illustration assez monolithique du Furne permet sans doute au dessinateur d’éviter de s’interroger sur ces processus hybrides et mystérieux que seul peut-être le Grandville des Scènes de la vie privée et publique des animaux aurait pu systématiser. Quoi qu’il en soit, ce choix de la galaxie typologique validé par un Balzac sans doute sous influence en 1842 de la littérature panoramique [20] montre cette volonté de typologisation du roman balzacien qui souhaite proposer un inventaire des identités au monde. Il faut reprendre l’hypothèse de Judith Lyon-Caen [21] d’un décryptage du social mais en y associant la force du support illustré. Le geste publicitaire de Hetzel qui aligne en 1842 sous une même étiquette Etudes de mœurs du XIXe siècle, La Comédie humaine, les œuvres de Gavarni et des ouvrages de littérature panoramique parodique, ne saurait dès lors surprendre. Cette grammaire typologique induit donc deux phénomènes : avec la galerie des types s’impose un imaginaire de l’inventaire social et la typologisation excessive des personnages conduit potentiellement à une lecture essentiellement sociale et non plus psychologisante des personnages, ce phénomène pouvant être atténué par la présence de scènes.
[12]
Cité dans Claude-Anne Parmegiani, Les petits
Français illustrés 1860-1940,
collection bibliothèques, édition du cercle de la
librairie, 1989, p. 74.
[13]
Ibid.
[14]
Cité dans le dossier Edouard Riou,
Rocambole, 2007, p. 45.
[15]
Lagevenais, « De la littérature
illustrée en France », Revue
des deux mondes, 15 février 1843.
[16]
Ruth Amossy, « Types ou
stéréotypes ? Les "physiologies"
et la littérature », Romantisme,
année 1989, n° 64, pp. 113-123.
[17]
Bertall, La Comédie de notre temps,
études au crayon et à la plume. La
civilité, les habitudes, les mœurs,
Paris, Plon, 1874-1876.
[18]
La correspondance autour de ce type est prolixe et
étonnante. On se contentera de citer ici un extrait
d’une lettre de Jules Verne :
« J’ai reçu les dessins de
Benett que vous m’avez envoyés. Ce n’est
pas du tout cela. Sandorf jeune, c’est vous à 35
ans, avec toute la barbe, des yeux noirs comme il est dit dans le
texte, de votre taille absolument. Sandorf devenu docteur
Antékirtt, ce serait un mélange de vous et de ce
qu’était votre ami Bixio, sans barbe, pas chauve,
un peu plus gros que n’était Sandorf. Pour moi, je
ne vois pas autre chose, je n’ai pensé
qu’à cela. Le docteur de Benett a une figure de
galérien, ça m’a frappé. Son
Sandorf à moustaches lui ressemble » (Jules Verne à
Pierre-Jules Hetzel, Amiens, 21 septembre 1884, Correspondance
inédite de Jules Verne et Pierre Hetzel, tome
III, Slatkine, 2002, p. 238).
[19]
Eric Auerbach, Mimesis, La
Représentation de la réalité dans la
littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1968.
[20]
Nous reprenons les conclusions de Ségolène Le Men
dans son article, « La
littérature panoramique dans la
genèse de La Comédie humaine :
Balzac et Les Français peints par
eux-mêmes », dans L’Année
balzacienne, 2002, n°1, pp. 73-100.
[21] Voir
Judith Lyon-Caen, La lecture et la vie.
Les usages du roman au temps de Balzac,
Paris, Tallandier, 2006.