Le genre répété : étude de la grammaire illustrative de quelques romans réalistes
du XIXe siècle

Marie-Ève Thérenty
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Fig. 7a. M. Sand, Raymon devant Indiana, v. 1861

Fig. 7b. T. Johannot, La Veillée, v. 1861

Fig. 7c. T. Johannot, « Oui monsieur, dit Indiana... », v. 1861

Généralement, l’éditeur, chef de projet de l’édition, définit la scénographie illustrative et ainsi construit un projet de réception de l’œuvre. Car la gamme de l’illustration médiatise la lecture générique de l’œuvre. Pour les romans de mœurs des années quarante-cinquante, la présence de scènes non pas acméiques, selon la pratique plus répandue à la fin de siècle, mais au contraire quotidiennes où deux personnages se font face et dialoguent tranquillement s’inscrit dans l’horizon d’attente du lecteur. George Sand pensait que ces romans étaient difficiles à illustrer puisque les « mêmes personnages sont si longtemps en scène l’un vis-à-vis de l’autre » [4] (figs. 7a, 7b et 7c). Mais à regarder l’illustration, ce qui est vrai pour elle qui écrit des romans avec peu de péripéties vaut pour l’ensemble de la production romanesque de l’époque. Sans doute faut-il y voir la marque de la fabrique du roman de mœurs qui, dans l’alternance de scènes anodines et de types, quotidianise le romanesque. Ce choix illustratif accompagne et soutient la poétique réaliste et vraisemblable du roman de mœurs. L’option plus courante à la fin du siècle de la mise en valeur de scènes acméiques propose un autre pacte de lecture comme Zola en fait l’expérience avec l’affiche violente de La Bête humaine qui l’aurait décrédibilisé, selon la petite histoire littéraire, comme auteur légitime pour entrer à l’Académie [5]. À la période des années quarante-cinquante fortement marquée par un paradigme typologique succède dans la seconde moitié du siècle une séquence plutôt mobilisée par la scène qui dramatise mais où le type est toujours présent.

 

Le fonctionnement du type

 

Pour comprendre avec précision le fonctionnement de cette grammaire et ses conséquences sur la lecture et la poétique des œuvres, il est possible de concentrer sur une de ses articulations, le type. Phénomène étonnant : jusqu’à la fin du siècle, de La Comédie humaine aux Rougon-Macquart, de Bertall à Gill, l’illustration romanesque montre non seulement les simples protagonistes mais aussi les héros en types. Il faut alors entendre type au sens du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire non pas essentiellement comme caractère ou comme type littéraire, mais comme un type social différencié et historicisé de l’activité humaine. Le personnage est présenté seul, figé, prenant la pose, la plupart du temps de plain-pied avec un accent porté sur le costume, la posture, la physionomie, les objets caractéristiques. Visiblement la dimension généralisante prend le pas sur le processus particularisant. Balzac écrit dans Une ténébreuse affaire que le type est « un personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent plus ou moins ; il est le modèle du genre » [6]. Se constitue donc à l’intérieur de chaque roman une galerie de types. Ces échantillonnages mettent en valeur la démocratisation, voire la popularisation des personnages romanesques, ce qui confirme le changement de paradigme social, bien avant le naturalisme.

L’entrée dans la fabrique des types s’avère particulièrement intéressante. Le phénomène du type ayant vocation à élucider le monde, où se situe son ancrage : est-il textuel, référentiel, iconique, voire les trois à la fois ?

Risquons d’abord l’hypothèse en apparence peu hasardeuse que la première source du type est textuelle. Le type devrait être une tentative de mise en image des personnages du roman. Dans les faits, les écrivains protestent souvent que le roman ne constitue qu’un alibi à une galerie. Dans une lettre du 20 novembre 1864 à son éditeur Hachette, la comtesse de Ségur s’insurge :

 

Dans plusieurs de ces illustrations, il y a des contresens d’âge, de caractère, d’ensemble. Mr Bayard n’a pas lu le volume ; c’est évident ; et ce dont je me plains c’est qu’un illustrateur compose des types au lieu de prendre ceux de l’auteur. Le Paolo échevelé, M. de Nancé tantôt gros paysan, tantôt collégien de 18 ans et d’autres inventions de ce genre tiennent aux divers dessinateurs qui ont aidé M. Berthal [sic] et qui ont oublié de s’entendre [7].

 

Cette lettre fait écho à l’expérience de Balzac qui insiste à plusieurs reprises dans sa correspondance sur le fait qu’il est indispensable « que les dessinateurs lisent le livre » [8]. Bertall, effectivement des années plus tard, racontera que son élection comme dessinateur vedette de l’édition Furne de La Comédie humaine a découlé d’un portrait particulièrement réussi de Madame Vauquer réalisée à partir de la description de Balzac :

 

Eh bien, mon enfant, rien n’est plus ressemblant, le type est celui que j’ai dépeint. La maman Vauquer existait, et je l’ai décrite telle qu’elle était, et telle que je la vois dans votre dessin. C’est parfait et c’est vrai. Puisque vous me lisez et me rendez si bien, je prierai Paulin de vous donner désormais tous les dessins à faire pour la publication [9].

 

Dans cette description idéalisée de la relation auteur-illustrateur vue par Balzac et médiatisée par Bertall, l’œil appartiendrait à l’écrivain, et l’illustrateur se contenterait de traduire le texte. Le rapport texte-image est parfois décrit de cette manière hiérarchisée, idyllique et utopique dans les prospectus d’ouvrages qui visent ainsi à faire de la galerie des types une sorte de résumé en images et d’ars memoria du roman.

 

En effet, quel que soit l’intérêt d’une œuvre littéraire, le plaisir qu’on éprouve en la lisant se trouve doublé lorsque les types des principaux personnages, les drames les plus émouvants, les sites historiques ou pittoresques que le livre passe en revue, sont reproduits par un habile crayon. Le tout alors se classe facilement dans la mémoire et y reste gravé d’une manière presque ineffaçable [10].

 

Une autre possibilité pour le dessinateur est, tout en mobilisant des personnages du roman, de s’inspirer du réel pour constituer sa galerie de types. Cette volonté de la référence vive s’affirme au cours du siècle notamment avec le développement de la chose vue journalistique, avec la généralisation des enquêtes sociales et du petit reportage. George Sand fait de cette saisie des types d’après nature, un argument publicitaire, pour justifier après la mort de Tony Johannot, spécialiste parisien de l’image, la reprise de l’illustration par son fils Maurice Sand :

 

Il me semble qu’on pourrait dire ceci, que malgré la perte de l’excellent artiste, etc, on fera de son mieux pour le remplacer et que sous un certain rapport, les illustrations de George Sand offriront un attrait nouveau en donnant les sites, les coutumes, les types pris sur nature, en Berry et ailleurs etc., etc. [11]

 

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[4] G. Sand, Correspondance, lettre à Pierre-Jules Hetzel, 24 octobre 1853, Garnier, t. XII, 1976, p. 149.
[5] Voir J. Huret, Tout yeux, tout oreilles, Paris, Charpentier, p. 11.
[6] H. de Balzac, Une ténébreuse affaire, scènes de la vie politique, H. Souverain, 1842, tome 1, p. 30.
[7] Lettre du 20 novembre 1864 citée dans Yannick Nexon, Anne de Coquereaumont, Michèle Stievenard, La Comtesse de Ségur et ses illustrateurs, Bibliothèque municipale de Rennes, 1999.
[8] H. de Balzac, Correspondance, Edition de Roger Pierrot, tome IV, Garnier, pp. 329-330.
[9] Souvenirs intimes parus dans Le Figaro, 20 août 1881.
[10] Annonce de la publication du nouveau Musée universel reprise de S. Le Men, « L’édition illustrée, un musée pour lire », dans P. Georgel (dir.), La Gloire de Victor Hugo, Paris, éditions réunion des musées nationaux, 1985, p. 527.
[11] G. Sand, Correspondance, Lettre à Monsieur Hetzel, 1er décembre 1852, p. 489.