Prolégomènes
Quand l’image refait figure

- Trung Tran, Olivier Leplatre
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Tel atelier d’imprimeur, par souci d’économie, puise à l’envi dans un même fonds iconographique constitué d’avance, mais on est autorisé à se demander quel choix, en amont, préside à la constitution de ce fonds dont l’éditeur sait bien souvent qu’il est voué au remploi : la cohérence iconographique (laquelle est à préciser) d’un « stock » d’images autorise peut-être à définir ce dernier comme un répertoire de topoï. Ces topoï, l’éditeur les rassemble comme une collection particulière, dont il cherche à tirer profit pour conférer à son atelier une signature identifiable ; mais ce fonds topique éditorial l’aide encore à assurer la continuité d’un catalogue, à souligner la cohérence d’une œuvre et à la personnaliser, à aider une collection à être mieux identifiée ou des familles textuelles à s’instituer comme telles. L’image répétée favorise des parentés entre des textes pour produire par exemple un effet de série ou de cycle  et favoriser une lecture « en réseau » : là où l’image paraît insignifiante dans le contexte isolé de sa réapparition ponctuelle ne peut-elle retrouver de sa force si on considère la vaste chaîne iconotextuelle au sein de laquelle elle ne cesse d’être remise en jeu ? Elle va jusqu’à nouer avec son ou ses textes une unité désormais indissociable comme s’il(s) ne pouvai(en)t plus aller sans elle, malgré la pluralité des éditions et des rééditions, arrêtant ainsi la lecture par l’imposition d’un sens désormais univoque qui empêche de voir autre chose du texte que ce que son image a dit, définitivement. Cette pratique des images obligées renforce aussi, en réaction, la volonté d’en imposer d’autres tout à fait inédites, distinctes, non déjà repérées et donc banalisées, et qui tranchent sur la toile de fond des images vues afin de promouvoir une économie de la nouveauté, attachée à la surprise, au luxe parfois destiné à une élite de lecteurs, contre une économie de la reproduction et de la consommation confondue avec un marché du recyclage.

Mais le remploi reste un usage riche de possibilités, offrant au livre de nombreuses combinaisons : présence d’images dans des textes différents (encore faut-il distinguer les situations où l’image est répétée une seule fois de celles où son retour est plus fourni), redoublement d’une même image dans un texte ou dans des textes d’une même œuvre. A ce sujet, Philippe Maupeu et Pascale Chiron distinguent utilement remplois endogènes et remplois exogènes de l’image : « Nous nommons remploi "exogène" la réutilisation au sein d’un ouvrage d’un bois déjà utilisé pour l’illustration d’un autre texte ou d’une autre édition du même texte ; nous nommons remploi "endogène" la reprise d’un même bois au sein d’un même ouvrage » [3]. La qualité technique des reprises (fatigue des bois, médiocrité ou fidélité des réimpressions…) est encore une des données de l’enquête, de même bien entendu que leur pertinence sémantique (en fonction de leur plus ou moins grande adhérence à leur contexte). L’ensemble de ces pistes fonde une enquête qui croise ici l’histoire des techniques et celle du livre, les politiques éditoriales et la poétique des textes illustrés.

 

Répétition et inventivité

 

L’émergence des topiques iconographiques dépend plus profondément encore de trames culturelles sur lesquelles s’appuient les reprises à des fins purement éditoriales mais qui les dépassent aussi. Les processus de cristallisation et d’insistance – ou de persistance – des formes appellent une réflexion sur la dialectique de la figure et du motif, dialectique féconde dont la théorisation remonte, au moins, aux travaux d’Erwin Panovsky. Selon une définition minimale, le motif serait la disponibilité d’une « forme » au retour, un noyau sémique, autonome, susceptible de s’actualiser et de s’individualiser. Le motif suppose une configuration d’éléments dont la présence simultanée et convergente compose une plénitude figurative et qui est capable, par son énergie de signification, de se faire écho à elle-même, de prendre de nouveau et de s’éclairer encore dans des contextes pourtant différents. « La signification "secondaire", dite aussi "conventionnelle" ou "iconographique" », commente Georges Didi-Huberman à partir de la préface des Essais d’iconologie, « se révèle lorsque le motif devient figure, réalise, à travers ce même "objet naturel" un "thème", personnifie un concept ou bien entre dans l’invention d’un système narratif : à ce moment, le motif pré-iconographique acquiert une nouvelle dignité de sens, qui est la dignité d’"image", d’allégorie ou bien d’histoire » [4].

Malgré des modifications, parfois importantes, dans leur emploi narratif et même leur signification, les motifs demeurent donc des unités erratiques dont le sens est indépendant mais bénéficie d’un réinvestissement, dès lors qu’il se pose en thème dans telle organisation syntaxique et sémantique. Voilà déjà un premier devenir de l’image, du motif à la figure et au thème ; il sollicite le travail de la reconnaissance, l’exercice de la mémoire visuelle et textuelle. Mais le thème n’est pas le topos qui implique, quant à lui, l’inscription culturelle d’un motif (quand le thème, à un niveau inférieur, reste une résonance de motifs à l’intérieur d’un texte ou d’une image). Et le topos, à son tour, peut subir une dernière métamorphose en cliché quand son contenu sémantique finit par se geler ; il ne vaut plus alors, par métonymie, qu’en tant que geste de reprise incapable désormais de retrouver dans l’image sa puissance d’innovation mais confirmant simplement l’habitude de sa présence. Aussi une gravure, amoindrie par ses remplois successifs, s’avère-t-elle parfois un « lieu de vacance signifiante ». L’illustration qui ne met plus en lumière le texte, impuissante à le rehausser de son lustre, ne remplit plus sa fonction. Elle se dépose dans le livre sans plus rien lui apporter. L’image dans de telles conditions est-elle encore une « image » lorsque sa répétition annule sa densité figurale et dissout sa signifiance iconographique ? Peut-être n’est-elle plus qu’une image, réduite au plan banal de sa seule visibilité.

Dès lors, quelles collaborations se trament entre la fixité de l’image, a priori bloquée dans le topos, et la dynamique du texte ou des textes successifs dans le(s)quel(s) elle s’insère ? Il faut se demander comment la nouveauté d’un contexte d’emploi contribue (ou non) à défiger une image, à « nettoyer le lieu commun » et parfois à redonner une force à l’image en lui accordant une nouvelle dignité de sens. Il existe en effet des circonstances, permises par l’environnement du texte, par sa capacité de recharge sémantique, où l’image fait ou refait figure.

 

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[3] Ph. Maupeu et P. Chiron, « L’utilisation des bois gravés : arbitraire et signification dans les premiers textes imprimés », dans Le Discours du livre. Mise en scène du texte et fabrique de l’œuvre sous l’Ancien Régime, dir. Anna Arzoumanov, Anne Réach-Ngôet Trung Tran, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 44, n. 1.
[4] G. Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration [1990], Paris, Flammarion, « Garnier-Flammarion », 1995, p. 28 ; E. Panofsky, Essai d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance [1939], Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1967, pp. 15-17.