Prolégomènes
Quand l’image refait figure
- Trung Tran, Olivier Leplatre
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Reproduction-reproductivité des images
L’examen des régimes de l’image répétée ne saurait faire l’économie de la diachronie. Cette perspective apparaît nécessaire pour observer la permanence du phénomène de la répétition et ces diverses déclinaisons (selon la technique ou la modalité de reproduction observées), saisies au sein d’une histoire longue de l’illustration littéraire qui subit ou profite des conditions – matérielles, économiques, culturelles – caractéristiques de chaque époque.
On ne saurait bien entendu parler, pour l’âge du manuscrit (celui, à certains égards, du livre « unique »), de reproduction mécanique des images telle qu’on pourra l’observer avec l’avènement de l’édition imprimée. L’iconographie médiévale peut néanmoins se construire autour de constantes figuratives, de motifs traditionnels se retrouvant de livre en livre, témoins d’un imaginaire collectif, d’une attention à des motifs et des thèmes élus. Ces motifs constituent peu à peu un réservoir de lieux communs révélateurs de topiques dont il est possible de prendre en considération la transmission, la réactualisation ou la réinterprétation aux époques ultérieures.
Mais au vu des manuscrits, dont la réalisation parfois à de grandes distances livre des ressemblances iconographiquement très étroites, on n’oubliera pas qu’à l’époque médiévale circulaient des répertoires d’images, réels ou mentaux, que ces répertoires provenaient des ateliers d’enlumineurs qui se les échangeaient, soit que les artistes, par leur vie itinérante, recueillent et diffusent des idées d’image ou des compositions, soit qu’il existe de véritables programmes iconographiques tout constitués, comme le prouvent, indiciellement, quelques croquis plus ou moins achevés sur des feuilles volantes, et parfois rassemblés dans des cahiers ou reliés à la fin des manuscrits. Le geste de la copie, nuancé par le principe de la mouvance, fondamentale dans l’économie scripturale du Moyen Age, concerne également la reproduction des images : elle inclut le problème des signatures ou des invariants stylistiques propres à certains types d’images et aux images d’un certain type de textes, les effets de familiarité que l’enlumineur espère obtenir pour parfois en jouer, les filiations que les images voyageuses contribuent à sceller rendant ainsi visibles l’évolution de tel ou tel texte, les modifications de sa perception ou sa relative stabilité dans l’imaginaire de ceux qui le reçoivent et le goûtent encore, ou autrement. Mais la pratique de l’enluminure médiévale suppose aussi des erreurs possibles dans la copie et des répétitions par distraction qui participent de la fabrique, non encore mécanisée, des manuscrits.
La reproduction mécanique des images accélère bien entendu, au XVIe siècle, leur migration. Les images passent plus aisément que jamais de livres en livres et de textes et en textes. Dans le cadre du livre illustré, elles ne sont plus seulement les accompagnements inamovibles du texte dont elles contribuent à fixer la singularité et l’identité. Elles ne se résument plus nécessairement à leur emploi originel et original. D’une certaine façon, l’image se détache de l’illustration, si l’illustration est la figure fixe, prévue pour un texte dans lequel se déterminent son emplacement et sa position sémantique. L’illustration, régie par la reproductibilité de l’impression, devient un processus beaucoup plus mobile d’archivage et de redistribution des images.
Employées pour d’autres textes, parfois de nature très hétérogène (récits ou discours, fictions ou opuscules didactiques, poèmes ou traités…), des images parfaitement ou partiellement semblables s’extraient de leur lieu premier. Le temps de l’imprimerie accentue cette instabilité et cette labilité des images. Leur manipulation ainsi facilitée les rend détachables, recyclables et les constitue en signesplurivoques, variables selon la syntaxe particulière des textes qui les récupèrent, ou selon que ces textes constituent des créations plus ou moins originales, récritures d’œuvres antérieures, traductions ou inventions nouvelles : on pense par exemple au Temple d’honneur et de vertus de Jean Lemaire de Belges que les éditeurs Denis Janot et Alain Lotrian illustrent en 1531-1533 de bois issus d’éditions antérieures des œuvres de Virgile [1], faisant ainsi de l’ouvrage inédit un discours autorisé en le rattachant ouvertement à un modèle autoritaire..
L’imprimerie facilite la reproduction du même – pour ne pas dire que les exigences économiques qui l’accompagnent y contraignent. Toutefois cette reproductibilité ne se réduit pas aux impératifs matériels, et l’on voit comment, au-delà ou en dépit des règles commerciales du livre, la répétition de l’image (alors vidée, partiellement ou totalement, de son contenu iconographique) via la pratique si fréquente du remploi et du recyclage fait malgré tout sens. Par exemple lorsqu’un éditeur décide de ressortir un livre en soignant la qualité des images qui l’accompagnaient lors de sa première parution, sans pour autant les remplacer. La stratégie éditoriale œuvre ici à une amélioration esthétique du fonds iconographique. Pour certains libraires qui, au XVIIIe siècle, publient des textes érotiques ou pornographiques, l’enjeu est essentiel puisque, en s’adressant à des illustrateurs talentueux, ils espèrent redonner aux ouvrages de cette littérature provocatrice le statut d’œuvres à part entière, en dehors des ateliers clandestins aux productions souvent grossières, et renouer ainsi avec la tradition des maîtres qui, de Titien à Augustin Carrache, avaient offert aux codes licencieux le prestige de leur talent. On expliquerait par le gain esthétique de cette catégorie de reprise la réédition notamment de l’Histoire de Dom Bougre en 1748 avec les mêmes gravures qu’en 1741, mais élégamment retravaillées et raffinées [2].
Surtout l’on peut penser les circuits de reprise de l’image dans les termes d’une création éditoriale fixant et propageant des lieux communs que les auteurs eux-mêmes finissent par reconnaître et dont ils se servent. Aussi la répétition est-elle aussi une invite à examiner ce que pourrait avoir de fécond une possible distinction entre remploi et copie, entre reproduction mécanique et citation volontaire, là où la politique du recyclage soutient au final une poétique du cycle. Les répertoires iconographiques ainsi constitués peuvent plus largement s’ouvrir à la circulation entre les éditeurs et se faire dictionnaire commun.
[1] Voir Adrian Armstrong, Technique and Technology: Script, Print, and Poetics in France, 1470-1550, Oxford University Press, Clarendon Press, 2000, pp. 134-136.
[2] Voir Jean-Pierre Dubost, « De l’image arétine à la gravure libertine : rupture et continuité », dans L’Enfer de la Bibliothèque. Eros au secret, Paris, BnF, 2007, pp. 57-87.