Images déplacées, images détournées ?
D’Un Autre Monde de J.-J. Grandville
au Diable à Paris de P.-J. Hetzel

Catherine Nesci
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Fig. 33. J.-J. Grandville, Fête d’ouverture et triomphe
du Veau d’or
…, 1868

Fig. 34. J.-J. Grandville, Les M étamorphoses
du sommeil
, 1844

Fig. 35. J.-J. Grandville, Machine double de deux
cents trombones
…, 1868

Fig. 36. J.-J. Grandville, Petites machines
portatives
…, 1868

Fig. 37. J.-J. Grandville, Plus de compliments…, 1868

Fig. 38. J.-J. Grandville, Dernier mot du progrès
musical…
, 1868

De plus, les vignettes, souvent sidérantes, de Grandville alternent en une sorte de voisinage kitsch avec celles de l’ancien Paris que dessinèrent Gavarni (regroupées sous la série « Les Parisiens »), Bertall (série « Paris comique ») et Champin (série « Paris d’hier ») ; ces albums forment une sorte de musée feuilletable des satires des mœurs et des types parisiens sous la Monarchie de juillet. Si quelques vues pittoresques donnent un aperçu du Paris nouveau, contemporain, elles le font avec une technique et un style déjà dépassés, pour l’époque. Un an après l’exposition universelle qui s’était tenue à Paris, Hetzel détourne donc les images de Grandville en leur donnant une valeur prophétique pour le Paris de l’avenir, utilisant la nature exploratoire du dessin grandvillien pour compléter l’approche visuelle des trois dimensions temporelles de la capitale. Il monte donc les images d’Un Autre Monde avec celles du Paris ancien et du Paris nouveau, comme si l’autre monde imaginé par le dessinateur - monde soumis à la vitesse, au discontinu, à la réification et à la consommation d’images -, allait inéluctablement devenir celui de demain.

Les nombreux sujets auxquels donnent vie les images d’Un Autre Monde illustrent plusieurs faces des imaginaires scientifiques, politiques et sociaux du siècle : juxtapositions, voire unions, incongrues de l’espèce humaine, et des espèces et sous-espèces animales et végétales ; changements d’échelle et d’angles visuels dans tous les sens ; rapidité des métamorphoses des objets en êtres animés ; mécanisation du vivant ; inversement, automates et animation du mécanique ; multiplication dépareillée de scènes de la vie animale et de la vie végétale ; sans oublier la conquête du cosmos. Si les choix d’Hetzel mettent en valeur l’inventivité graphique de Grandville, il faut reconnaître qu’il traite à nouveau les dessins de l’artiste comme une iconothèque, et ce, encore davantage sur le mode du tohu-bohu que dans son prologue de la première partie du Diable à Paris [39]. Ainsi, les images fantaisistes de Grandville, fortement décalées par rapport au réalisme gavarnien et aux dessins comiques de Bertall, soulignent la nature composite du recueil d’Hetzel [40]. De plus, contrairement aux images des autres illustrateurs, dont les dessins sont accompagnés des légendes originales et de brefs dialogues, les dessins de Grandville reçoivent de nouveaux titres et un commentaire d’accompagnement à fonction explicative, toujours sur un ton comique ou burlesque, comme si Hetzel avait senti combien les créations graphiques de Grandville allaient dérouter les lecteurs-spectateurs.

On comprend ainsi que cette disparate d’images juxtaposées et multipliées dans un ordre factice ait provoqué, chez Rimbaud, une réaction de sarcasme et d’incompréhension vis-à-vis de Grandville, dont il condamne les dessins comme exemplaires de ce qu’il y aurait de « plus idiot » à ses yeux. Est-ce à dire, selon lui, plats, banals, vides de sens et repoussoirs des contre-valeurs et du regard barbare qu’il appelle de ses voux ? Le poète des Illuminations et d’Une Saison en enfer aurait-il réagi avec la même répugnance s’il avait découvert les dessins de Grandville dans Un Autre Monde, voire dans le contexte de l’œuvre intégrale de l’artiste ? Il nous est certes difficile de l’affirmer, mais on peut suggérer que la réception rimbaldienne des dessins de Grandville a été façonnée par la recontextualisation imaginée par Hetzel, l’éditeur, auteur et maître d’œuvre du Diable à Paris.

Qu’en est-il de la réception benjaminienne ? La vision allégorique des dessins d’Un Autre Monde que privilégie Benjamin dans les années 1930, au moment où les surréalistes et d’autres écrivains redécouvrent Grandville, découle aussi, en partie du moins, du montage effectué par Hetzel. En sociologue inspiré par le matérialisme dialectique et doublé d’un herméneute des fantasmes et des contenus latents, Benjamin décrypte, dans l’imaginaire utopiste de la civilisation urbaine et les fantaisies technologiques que visualisent les dessins de Grandville, le sacre de la marchandise, qui donne naissance à une vie triviale ancrée dans des idéaux mercantiles et des objets-fétiches : « L’intronisation de la marchandise et la splendeur des distractions qui l’entourent, voilà le sujet secret de l’art de Grandville. D’où la disparité entre son élément utopique et son élément cynique », écrit-il dans son essai sur Paris, pointant ainsi la dualité des images de l’artiste [41]. Bien entendu, il serait faux de dire que cette interprétation dérive du montage d’Hetzel, auquel Benjamin doit surtout le titre de son analyse de Grandville, et l’association entre l’artiste et les expositions universelles, qui représentent pour lui « les centres de pèlerinage de la marchandise-fétiche » [42]. Cependant, dans la troisième partie du Diable à Paris, Hetzel ne place-t-il pas, comme image inaugurale et seuil de l’album « Paris futur », après les vignettes de Gavarni ouvrant le recueil des vignettes hors texte, cette « fête d’ouverture » durant laquelle se célèbre le « triomphe du Veau d’or », trônant sur un coffre-fort porté par quatre personnages au corps d’animal, aux pattes d’insecte et à tête humaine, tandis qu’à l’arrière-plan, la foule se prosterne devant la nouvelle divinité et les pièces d’or et d’argent qui parsèment le sol au premier plan (fig. 33) ?

Cette image de la fétichisation de l’or et de la suprématie de l’argent intervenait vers la fin d’Un Autre Monde, dans le contexte onirique et fantasmatique du chapitre XXXII « Les Métamorphoses du sommeil », qui contenait l’une des métamorphoses, interprétées de nos jours comme un « ciné-rêve » dans son déroulement (fig. 34) [43]. Le dessin de Grandville sollicite la vision dualiste de la femme, ange-fleur ou démon-serpent, et entremêle l’animation des choses et la réification des êtres vivants, homme ou animal  : l’oiseau se transforme successivement en arc et carquois, en fuseau et bobine, en bilboquet, en vase et fleur, en femme portant une fleur ; quand la figure féminine se brouille et s’estompe, sa robe s’enroule et s’allonge en une traîne, qui devient un bouquet de fleurs, lequel se métamorphose, pour finir, en serpent. Ce dessin est déplacé par Hetzel dans la série exposant plusieurs figures d’hybridation, « Paris futur - Exposition animo-végétale » ; elle y reçoit le titre de « Série emblématique » et un bref commentaire renforçant le côté misogyne de l’image.

L’image du veau d’or, qui ouvre la série « Paris futur - Exposition de l’avenir », ne reçoit pas une association aussi directe avec le rêve et le fantasme dans le nouveau contexte que lui donne Hetzel. Toutefois, cette série initiale se prête à une réflexion sur l’animation des choses et la réification du vivant, les dessins illustrant en effet diverses formes de spectacle et de création artistique (peinture, sculpture, musique, littérature, mode) par le biais d’animaux, d’objets animés et d’automates (vignettes numérotées 3 à 14 de la série). Dans le cas des vignettes numérotées de 9 à 12, Hetzel a quasiment respecté la disposition voulue par Grandville pour quatre vignettes qui illustraient la production mécanique de la musique et apparaissaient aux chapitres III et IV d’Un Autre Monde (figs. 35 à 38). Grandville y poussait la logique du progrès scientifique jusqu’à ses limites absurdes ou fantastiques en imaginant la mécanisation de la voix et des sons musicaux, produits par des automates ou des machines, et par une formation composée de deux cent trombones tous identiques. Dans Un Autre Monde, l’artiste et le journaliste du Charivari avaient imaginé un support périodique pour la commercialisation et la critique des performances publiques. Ainsi, la vignette n° 9 (fig. 35) représentait une affiche que fait placarder le Dr. Puff « dans tous les carrefours » pour annoncer une « Mélodie de 200 trombones » ; les vignettes 10 à 12 étaient publiées dans Le Galoubet littéraire et musical (journal, dessiné par Grandville, paraissant toutes les heures, « comme les omnibus », dit l’image-journal). Le rédacteur du Galoubet, à la solde du Dr. Puff (aussi décrit comme journaliste par Delord), fait l’éloge de la musique à la vapeur en intitulant son article, en gros titre sur les deux colonnes de la première page, « Grand festival du Docteur Puff » (p. 22).

Bien que le contexte commercial imaginé par Grandville et Delord disparaisse dans le déplacement, par Hetzel, des dessins gravés, le groupement des images retenu dans Le Diable à Paris justifie l’interprétation de Benjamin sur les versants utopiques et satiriques des dessins grandvilliens. Mais la valeur artistique du dessin et son inventivité font également appel à l’imagination et à la réflexion des spectateurs et des lecteurs, qu’ils soient ou non contemporains de l’image gravée. L’œuvre de Grandville invite à ne pas se concentrer sur la seule valeur d’échange des objets, pour considérer aussi leur valeur d’usage et la portée esthétique des dessins qui les représentent, les (ré)inventent et les mettent en scène de manière inouïe et critique. Prenons l’exemple de l’humour noir bien visible dans la gravure n° 12 de la première série sur l’exposition de l’avenir (fig. 38) : une machine bestiale y déchire les oreilles des spectateurs, qui sont évoqués, dans leurs loges, par la métonymie de leurs seules oreilles ; la force des sons exprime la cruauté de la machine (et de la main qui l’actionne, à peine visible) à travers les portées de notes et les oreilles détachées ou agressées par les notes transformées en projectiles. Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, la mise en scène des objets animés, la composition et le trait du dessin ne sont pas réductibles à la seule interprétation marxiste, dialectique ou allégorique qu’en donne Benjamin [44].

 

Conclusion

 

Dans sa postface au Diable à Paris, en 1869, Hetzel motivait son projet de réédition des textes et des images des années 1840 par la nécessité de rassembler les témoins et les traces d’une époque disparue, en même temps si proche et si lointaine, ce qui transforme le livre en album-musée et lieu de mémoire. Le Diable à Paris, œuvre illustrée et mise à jour, témoigne ainsi de la riche fabrique iconographique du premier XIXe siècle, dont Hetzel fut l’un des acteurs, avec les éditeurs de son temps. S’il reproduit industriellement les images de Gavarni, l’éditeur évoque néanmoins à leur propos la notion de « musée » quand il explique la constitution d’un « Paris-Gavarni » dans les quatre volumes de l’ouvrage, comme si chaque œuvre de l’artiste était non pas répétée, mais offerte au regard dans son unicité et son originalité. En ce qui concerne Grandville, on l’a vu, ce sont les « satires ingénieuses de la vie de Paris » qu’offre aux lecteurs l’éditeur et maître d’œuvre ; conscient de l’oubli dans lequel est tombé Un Autre Monde, il explique aussi que l’ouvrage fait redécouvrir des œuvres qui sont «  de véritables nouveautés pour un grand nombre de nos lecteurs de 1869 » [45]. Bien que la réédition d’Hetzel ait en effet donné une nouvelle vie aux dessins de Grandville, leur déplacement et leur adaptation, dans Le Diable à Paris, trahissent souvent une forme de détournement de la part de l’éditeur. Si le remploi des images grandvilliennes répond au besoin d’embellir et de rentabiliser l’œuvre dans laquelle elles s’insèrent, on peut aussi y deviner parfois la volonté de régler un compte, par-delà le tombeau, avec l’illustrateur qui avait brigué la liberté du crayon vis-à-vis de la plume et de l’éditeur. Le nouveau contexte éditorial du Diable à Paris et les montages auxquels se livre Stahl-Hetzel, pour les dessins repiqués  d’Un Autre Monde, éclairent le jugement défavorable de Rimbaud sur les dessins de Grandville, comme l’équation quelque peu énigmatique par laquelle W. Benjamin présentait l’œuvre visionnaire et satirique de l’illustrateur en l’identifiant aux expositions universelles. Notre étude a ainsi mis en jeu des notions que l’on a pu considérer un temps comme « dépassées », telles que les intentions d’un auteur-artiste ou les contextes biographiques, éditoriaux et matériels de l’œuvre graphique. Enfin, on a pu mesurer combien l’œuvre dessiné de Grandville pose de manière originale - et met fréquemment en abyme - la double question de l’autorité de l’artiste qui signe l’œuvre et celle de l’éditeur qui la diffuse, la commercialise et en assure la rentabilité. Notre enquête invite ainsi à penser les images dans leur relation aux textes qui les commentent ou qu’elles illustrent, comme aux supports qui les accueillent ou les déplacent, et aux différents contextes éditoriaux qui en orientent la visibilité, l’interprétation et la réception.

 

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[39] Pour reprendre une métaphore à La Curée de Zola. L’image verbale du « tohu-bohu social » est reprise et commentée par Ph. Hamon, Imageries, op. cit., p. 45.
[40] Je n’oppose pas ici réalisme et fantaisie, qui furent étroitement associés dans l’avant-garde des années 1840-1850, complicité qui prolonge en fait le travail des illustrateurs et caricaturistes de la Monarchie de Juillet.
[41] W. Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle » (1939), p. 10 de la version en format PDF établie par Daniel Banda  pour la collection « Les classiques des sciences sociales », dirigée par Jean-Marie Tremblay, consultable sur le site Les Classiques de sciences sociales (consulté le 8 septembre 2012). Benjamin interprète ainsi le culte de la marchandise dans la mode : « La mode prescrit le rite suivant lequel le fétiche qu’est la marchandise demande à être adoré ; Grandville étend son autorité sur les objets d’usage courant aussi bien que sur le cosmos. En la poussant jusqu’à ses conséquences extrêmes il en révèle la nature. Elle accouple le corps vivant au monde inorganique. Vis-à-vis du vivant elle défend les droits du cadavre. Le fétichisme qui est ainsi sujet au sex appeal du non-organique, est son nerf vital » (pp. 10-11, version PDF).
[42]Ibid., p. 9 [version PDF].
[43] Voir l’article de G. Fihman, « Sur les scènes animées des ciné-rêves de Grandville », cité en note 10 plus haut ; et celui de Ph. Kaenel, « Les rêves illustrés de J.-J. Grandville (1803-1847) », Revue de l’Art, 1991, n° 92, pp. 51-63.
[44] Pour une étude plus complète de l’interprétation allégorique de W. Benjamin, on se reportera à l’article de M. Hannoosh, « The allegorical artist and the crises of history », cité en note 6 plus haut.
[45] P.-J. Hetzel, Le Diable à Paris. Paris et les Parisiens à la plume et au crayon, par Gavarni - Grandville [etc.], Paris, J. Hetzel, 1869, t. 4, p. 192.