Images déplacées, images détournées ?
D’Un Autre Monde de J.-J. Grandville
au Diable à Paris de P.-J. Hetzel

Catherine Nesci
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Fig. 6. J.-J. Grandville, Scènes de la vie privée et publique
des animaux
, 1842

Fig. 7. J.-J. Grandville, frontispice, Scènes de la vie privée
et publique des animaux
, 1842

Fig. 8. J.-J. Grandville, frontispice, Scènes de la vie privée
et publique des animaux
, 1842

Fig. 9. J.-J. Grandville, frontispice (détail),
Un Autre Monde
, 1844

Fig. 10. Page de titre du prospectus (détail),
Un Autre Monde, 1844

La différence est au vrai flagrante entre les termes du contrat imposé à un Grandville mis sous tutelle, d’un côté, et, de l’autre, le message inaugural de déférence de l’éditeur envers l’artiste et l’image finale de la seconde partie, qui accorde à Grandville une liberté de création par rapport aux littérateurs. Le sacre du dessinateur est donc des plus ambigus. A la fin des années 1860, Hetzel, qui s’attribuera même l’initiative du projet des Scènes dans une lettre privée [13], publie une nouvelle édition revue et augmentée des Scènes sous le titre Vie privée et publique des animaux (1867) ; il place cette fois l’image de Français en frontispice du volume, avec la nouvelle légende « Les Animaux peints par eux-mêmes et dessinés par un autre » – légende qui constitue une reprise, on va le voir, de l’affiche dessinée par Grandville au début des années 1840. Hetzel efface le message de déférence envers l’illustrateur, qui ouvrait la première partie des Scènes en 1842, et remplace, en épilogue de l’ouvrage, l’image de Français, qui représentait l’illustrateur comme un artiste libre en pleine création, par l’un des autoportraits de Grandville, changé en porc-épic par un chien magicien. La violence figurée vis-à-vis de l’artiste, mort depuis vingt ans, est soutenue par le récit dans lequel Stahl-Hetzel décrit « un petit Animal hargneux et étrange, tel qu’on en pourrait rêver seulement dans les visions d’une nouvelle Apocalypse, lequel prétendait opiniâtrement que son devoir était de protester » [14].

Dessinée par Grandville [15], l’affiche de souscription (fig. 6) des Scènes de la vie privée et publique des animaux met en lumière le rôle majeur de l’illustrateur dans le projet des scènes animales et contient une image qui sera répétée, avec quelques variations, dans différents contextes éditoriaux. Remaniée, elle sert de frontispice au premier volume des Scènes (fig. 7). Par la suite, cette gravure en frontispice sera reproduite à l’identique, après l’image de Français figurant les littérateurs en cage, et introduira 23 dessins repris de l’édition originale et publiés à la fin de l’édition Marescq-Havard des Scènes en 1852 (en un volume, beaucoup moins illustré). Enfin, la même gravure sera reprise en frontispice du prologue, dans l’édition de 1867 de Vie privée et publique des animaux.

L’affiche publicitaire du projet des Scènes représente une mise en abyme de la production et du collage des affiches annonçant l’œuvre animalière et invitant les animaux, lecteurs et spectateurs de l’affiche, à souscrire au projet, comme le font à la même époque, et avec une composition similaire, les affiches des Français peints par eux-mêmes dessinées par Gavarni et d’autres vignettistes, qui réutilisent leurs dessins pour les frontispices des volumes [16]. Dans l’affiche grandvillienne (fig. 6), le sous-titre des Scènes animales fait référence à ce grand projet éditorial : Les Animaux peints par eux-mêmes. Le jeu de mots, mis en valeur par les italiques inversées – Et dessinés par un autre –, est suivi par la mention écrite du dessinateur, dont le singe artiste, juché sur son échafaudage, finit de colorier le nom imprimé en très grosses lettres ; les caractères adoptés pour le nom du vignettiste font écho à ceux utilisés pour « vie des animaux », ainsi que pour les deux éditeurs de l’ouvrage, Hetzel et Paulin, comme pour marquer la solidarité de l’équipe de production de l’ouvrage et le statut élevé de l’artiste. En revanche, aucun nom des auteurs littéraires du volume ne figure sur l’affiche prototype, à coller par le chien annonceur – et figure de l’éditeur-promoteur. Les noms de grands auteurs, savants ou moralistes – La Fontaine, La Bruyère, Buffon, Benjamin Franklin, Sterne – apparaissent ou se devinent dans les affiches placardées en arrière-plan, rappelant ainsi la devanture des libraires éditeurs ou la cimaise des musées. Ces références littéraires ou philosophiques rehaussent le statut de l’illustrateur, qui est ici représenté par le singe au travail, pipe à la bouche, bonnet sur la tête et large palette de peinture sur le bras gauche, détail qui mime le coloriage de l’affiche lithographiée à la main [17]. De plus, comme s’il était coupé de la scène commerciale, le singe bohême et perché tourne le dos au groupe des badauds spectateurs, qui sont en fait les objets mêmes de la peinture et des études de mœurs menées dans l’ouvrage auquel ils sont invités à souscrire. Le perroquet, le canard, la carpe et le crapaud au lorgnon semblent fascinés par l’annonce dont ils valident la teneur et l’intérêt ; tous sont croqués par leurs têtes, bustes et yeux braqués en direction du chien afficheur et bonimenteur, prêt à l’affichage et arborant, comme le singe, tous les accessoires de son métier [18].

 

« La Clé des champs »

 

Après la collaboration sur les Scènes de la vie privée et publique des animaux, les tensions entre l’éditeur-auteur et l’illustrateur, dont nous avons repéré quelques signes visuels et narratifs, éclatent quand Grandville accuse Hetzel et le vignettiste Tony Johannot de lui avoir subtilisé l’idée qui sera celle d’Un Autre Monde en publiant, avec la collaboration de Musset, Voyage où il vous plaira, dont la première livraison paraît en décembre 1842 [19]. Hetzel, indigné, demande des excuses et envoie un ultimatum à l’illustrateur, qu’il menace même d’un duel ; Grandville admet le malentendu ou l’effet du hasard, mais rompt tout lien avec Hetzel. Passons sur les détails de l’affaire, bien étudiée par Ph. Kaenel, qui soutient la version des faits de Grandville en se fondant sur les archives de l’éditeur, et analyse la position dominée de l’illustrateur par rapport aux éditeurs et aux gens de lettres. Cette position contredit certes l’affichage du nom de l’artiste dans les documents illustrés relatifs au projet des scènes animales, que ce soit l’affiche de souscription, le frontispice du premier volume, la page de titre de 1842 ou l’enfermement des écrivains face à un Grandville créateur et libre, dans l’image de Français. Conscient d’être injustement floué de la rémunération de son travail d’illustrateur, Grandville sera doublement lésé : « [il fut] menacé de son vivant et privé après sa mort des bénéfices symboliques qu’il aurait pu retirer de ces entreprises collectives », écrit Ph. Kaenel [20].
       Avec son projet d’Un Autre Monde, dont l’éditeur Henri Fournier imprime trente-six livraisons entre 1843 et 1844, puis assure la publication en volume, Grandville subordonne cette fois le texte à l’image. Le journaliste et écrivain Taxile Delord, directeur du Charivari depuis 1842, rédige le texte sur les instructions du dessinateur. Avec une grandiloquence amusée, le prospectus de l’éditeur fait du dessinateur un nouveau Prométhée… et un artiste sûr de ses droits de « refaire l’univers » ; l’écrivain, de son côté, aurait décidé de garder l’anonymat, pour se contenter de « mettre le texte à la hauteur du dessin » [21]. Comme souvent dans le livre romantique illustré et dans le récit excentrique de la même époque, l’ouvrage inclut une mise en abyme de son processus créateur, et celle-ci fait partie du contrat passé entre le crayon et la plume, dans le prologue : « tu formuleras jour par jour, livraison après livraison, la Genèse de l’univers que j’aurai inventé […] » (p. 6). Intitulé « La Clé des champs », le prologue met en scène et en image la rébellion du crayon contre la plume et le nouveau contrat sur lequel s’accordent les deux antagonistes, sur proposition du crayon, qui est ici l’emblème du dessinateur soucieux de sa postérité : « Tu laisseras mes ailes se mouvoir librement dans l’espace ; tu ne gêneras en rien mon essor vers les sphères nouvelles que je veux explorer. Par-delà l’infini il y a un monde qui attend son Christophe Colomb ; en prenant possession de ce continent fantastique au prix de mille dangers, je ne veux pas qu’un autre m’enlève la gloire d’y attacher mon nom » (p. 5), ordonne, et avoue, le crayon-Grandville à la vieille plume, emblème de l’écrivain, voire de l’éditeur, spoliateur.
       Refusant son statut d’illustrateur sous influence, Grandville renoue avec la liberté de création dont il jouissait dans les premières années de sa carrière, comme caricaturiste dont les écrivains (et non des moindres, pensons à Balzac) commentaient les lithographies dans la presse satirique illustrée. L’artiste s’éloigne ainsi de la vignette romantique, pour mettre en œuvre tous les potentiels de l’image, comme le montre bien le frontispice dans lequel l’artiste joyeux et ricanant, coiffé du chapeau de la charge, se munit à la fois de la plume et du crayon, et part au bras de sa fée et compagne, emblème de la fantaisie (terme inscrit au bas de son châle ou écharpe), vers le nouveau monde qu’ils vont tous deux engendrer (fig. 9) [22]. Les objets microscopiques, joujoux animés et statues hybrides qui entourent les deux personnages, symbolisent, en miniature, la nature féconde et expérimentale de l’union de la charge et de la fantaisie sur tous les plans géographiques : terre, mer et ciel (et même tout le cosmos). Les fragments arrondis de la mappemonde craquelée, à gauche, et ceux, lisses, de la mappemonde d’un autre monde, à droite, renforcent l’imagerie de l’enfantement qui ne sera plus mimésis, copie ou imitation, mais invention d’un autre monde, peuplé de nouvelles espèces et meublé (ou encombré) d’objets hybrides et d’êtres inconnus.
       L’ouvrage, dont nous découvrons constamment la Genèse, associe effectivement la charge à la fantaisie : satire des savoirs, des mœurs et des travers d’une époque, sans oublier les fantasmagories technologiques et commerciales de l’ère industrielle et médiatique ; fabrication de revues, de livres, d’êtres et d’objets hybrides, croisant les genres et les espèces ; jeux désopilants de langage, de transformations et de métamorphoses ; enfin, mise en image de diverses formes de spectacle et de performance : processions, concerts, ballets, carnaval, défilés, pantomimes, fêtes foraines, expositions, parades militaires et même guerres. Le récit fantaisiste et humoristique que narre Taxile Delord, sous la dictée de Grandville, met en scène trois néo-dieux qui se partagent l’univers et la galaxie au cours de leurs voyages imaginaires : Puff reste sur la terre (mais se propulse aussi dans les airs) et se marie in fine à la réclame personnifiée, dont la robe est composée d’articles de journaux ; Krackq se jette dans la mer et descend en Enfer ; Hahbble part à la découverte du ciel [23]. Chaque chapitre suit la logique des livraisons en huit pages imprimées, ornées de quatre gravures en noir et blanc, augmentées d’une page en hors-texte colorée. Le titre mis en page dans le prospectus, comme dans diverses affiches, met en lumière l’appartenance du livre au récit excentrique romantique, à la fois par la thématique des divagations et des hallucinations (réfléchies dans le récit par de multiples digressons, écarts et métamorphoses) et par la transformation du livre en spectacle et bel objet, comme le montrent la disposition typographique du titre et l’usage ludique de différents parangons (fig. 10), bien avant la découverte même des images autour desquelles s’organise la narration [24].

 

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[13] Ph. Kaenel cite une lettre au journaliste Villemot, reproduite par A. Parménie et C. Bonnier de La Chapelle, Histoire d’un éditeur et de ses auteurs : P.- J. Hetzel (Stahl), Paris, Albin Michel, 1953, pp. 25-26.
[14] P. J. Stahl, « Dernier Chapitre », Vie privée et publique des animaux, vignettes par Grandville, publiée sous la direction de P. J. Stahl, Paris, J. Hetzel, 1867, p. 631. Stahl-Hetzel décrit cette créature hybride en se trompant même d’animal : « Moitié Hérisson, moitié Bouledogue, cet être bizarre qui a emprunté à l’Homme quelque chose de son visage […] » (p. 632). Il brouille aussi l’identification de l’illustrateur, puisqu’il ne nomme pas Grandville (contrairement à l’épilogue de l’édition originale), décrit les dards de l’animal en « lames de canif, de porte-crayons, de grattoirs et de plumes de fer » et cite les deux noms auxquels prétendrait l’animal et qui ne décrivent pas l’artiste : Journaliste ou Porte-plume. La violence vis-à-vis de Grandville n’est donc plus simplement larvée. Cependant, à la suite de Vie privée et publique des animaux, Hetzel fait imprimer une traduction de l’ouvrage sur le renard, de Goethe, illustré par Kaulbach, dont les dessins rendent en fait hommage au travail de Grandville (voir note 8).
[15] J’analyse ici l’affiche conservée aux Arts Décoratifs-Musée de la Publicité (Paris). La Bibliothèque nationale de France possède un état différent de l’affiche, consultable sur le site Gallica (consulté le 8 septembre 2012).
[16] Le clin d’œil de Grandville à Gavarni montre qu’Hetzel et Paulin cherchent à concurrencer Léon Curmer, l’imprimeur des Français peints par eux-mêmes. Sur celui-ci et la production d’affiches au XIXe siècle, voir l’article de J. Taylor Lerner, « The French profiled by themselves : social typologies, advertising posters, and the illustration of consumer lifestyles », Grey Room, n° 27, printemps 2007, pp. 6-35. Sur les affiches, voir l’ouvrage dirigé par R. Bargiel et S. Le Men, L’Affiche de librairie au XIXe siècle, Paris, Editions de la Réunion des Musées Nationaux, « Les dossiers du Musée d’Orsay », n° 13, 1987 ; et le chapitre IV, « L’image dans la ville », de l’ouvrage de Ph. Hamon, Imageries, op. cit., pp. 149-181.
[17] Le singe de Grandville tient les mêmes instruments que le singe peintre de Chardin (Salon de 1740).
[18] Dans la reprise des motifs pour le frontispice du volume 1 des Scènes (fig. 7), les mentions des noms de l’illustrateur et des éditeurs disparaissent du dessin, puisqu’ils apparaissent dans la page de titre. Les lettres ouvragées mettent l’accent sur la concurrence avec le projet balzacien : Scènes de la vie privée  ; la faute d’orthographe (« annimo ») pointe cette fois l’ignorance du singe et peut-être le dédain de Grandville pour l’écriture. Enfin, la démesure du processus médiatique et publicitaire, qui contrarie la notion même de vie privée, apparaît dans la légende, reprise du prologue (signé Stahl) dans lequel les animaux se constituent en Assemblée délibérante et invitent Grandville à les dessiner : « Des affiches seront, d’après ses ordres, apposées sur tous les murs dans les quatre parties du monde, sur la fameuse muraille de Chine elle-même », comme le souhaite le corbeau mis en charge de « l’Office de Publicité ». Le frontispice du volume 2 reprend le thème de l’affichage, mais y ajoute une note violente : le chien déroule l’affiche annonçant la « 2e partie », juché sur son échelle ; il est à présent vêtu de la blouse du singe qui est quant à lui pendu à la lanterne, comme deux oiseaux le sont à une potence, tous trois victimes de la nouvelle révolution dont rend compte le prologue du second volume (fig. 8).
[19] Cet ouvrage a été republié récemment, avec une riche étude génétique : T. Johannot, A. de Musset et P.-J. Stahl, Voyage où il vous plaira, introduction par G. Castagnès, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du XIXe siècle », 2010 ; voir aussi l’article de G. Castagnès, « Voyage où il vous plaira de Johannot, Musset et Stahl : la tentation de l’excentricité », Romantisme, n° 154, 2011, 4e trimestre, pp. 133-148.
[20] Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 347. Voir aussi l’article d’A. Renonciat, « P.-J. Hetzel et J.-J. Grandville », dans Pierre-Jules Hetzel (1814-1886). Éditeur, écrivain, homme politique, à l’occasion du centenaire de sa mort, sous la direction de P. Fulacher, Paris, Technorama, 1986, pp. 25-28.
[21] La pagination renvoie au texte disponible dans la réédition en fac-similé d’Un Autre Monde, Paris, H. Fournier, 1844, présentée par D. Grojnowski, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du XIXe siècle », 2010. Cette réédition ne contient pas le prospectus, que je cite à partir de l’exemplaire numérisé et disponible sur le site Gallica, pp. 2-3.
[22] Je renvoie à la fine analyse de Ph. Kaenel,  Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 360 sur ce point.
[23] Le genre du voyage imaginaire et satirique n’est pas nouveau (et le titre d’Un Autre Monde renvoie à celui de Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde, 1650). Grandville avait d’ailleurs magnifiquement illustré les Voyages de Gulliver dans des contrées lointaines en 1838, ouvrage publié en deux tomes chez H. Fournier.
[24] Pour l’excentricité sur les plans discursif, typographique et narratif, je renvoie à l’ouvrage pionnier de D. Sangsue, Le Récit excentrique (Gautier, De Maistre, Nerval, Nodier), Paris, José Corti, 1987 ; et à son article, « Vous avez dit excentrique ? », Romantisme, n° 59, 1988, pp. 41-54.