Images déplacées, images détournées ?
D’Un Autre Monde de J.-J. Grandville
au Diable à Paris de P.-J. Hetzel

Catherine Nesci
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Fig. 24. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 25. J.-J. Grandville, On ne se refusa pas
les pantomimes militaires
, 1868

Fig. 26. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 27. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 28. J.-J. Grandville, Bertall, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 29. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 30. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 31. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 32. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

Malgré les défauts des manipulations auxquelles se livre Hetzel, il faut tout de même reconnaître que les images de Grandville infléchissent l’iconographie et la portée du prologue en y ajoutant au moins quatre autres thèmes. Le premier thème figuré dans l’image, mais non dans le texte, est celui d’une satire politique du Second Empire. Le républicain Hetzel, revenu d’exil depuis 1860, reprend ainsi les figures d’Un Autre Monde qui incluaient Napoléon 1er (figs. 24 et 26) et celles qui pouvaient être interprétées comme une dérision des « pantomimes militaires » de Napoléon III (figs. 24 et 25). Dans Un Autre Monde, le lecteur-spectateur découvrait la vue plongeante dont jouissait Hahbble, depuis le sommet de la colonne Vendôme, dressée comme un gigantesque phallus couronné par la statue de Napoléon, vue de dos, rappelant la célèbre lithographie de Raffet où l’empereur passe ses troupes en revue. Mais l’approche dorsale et plongeante de Grandville et l’usage du manteau évoquent la retraite de Russie et la fin du grand homme, plutôt que le petit caporal promis à un bel avenir militaire (fig. 24) [34]. Hetzel joue d’ailleurs sur l’un des accessoires iconiques de l’empereur, le tricorne, par le montage de la vue plongeante depuis la colonne Vendôme avec l’un des dessins dans lesquels Grandville s’est exercé aux déformations des corps et aux changements d’échelle ; cadré à hauteur d’homme et jouant sur des formes aplaties, le dessin rapetisse et épaissit les chasseurs et le gendarme vêtu en petit caporal. La figure 26 campe Napoléon dans sa pose habituelle, tricorne sur une tête grossie et main dans le dos, attendant son tour pour monter sur le manège des chevaux de bois sur lesquels caracolent de grands hommes-jouets – Alexandre le Grand, Charlemagne, Jules César et Louis XIV – réduits au statut d’enfant par leur activité puérile, ce que montre aussi la baguette ou badine dérisoire que tous tiennent à la main. Enfin, la figure 25, qui faisait plutôt allusion à la conquête de l’Algérie dans Un Autre Monde, est un remploi tout à fait réussi, malgré le trait rudimentaire du dessin de Grandville, à dessein maladroit. Juché sur un monticule et un piédestal en forme de ruines, l’officier, qui porte une arme plus grande que lui, tourne le dos à une armée de fellagas en pleine action sur leur monture (chameaux ou chevaux) ; les traits de l’officier évoquent Napoléon III en tenue martiale, lequel ne se refusa pas « les pantomimes militaires », comme l’indique la légende à double sens. Le rideau et les colonnes évoquent la scène théâtrale (ou le champ de foire) et le genre de la pantomime, mais c’est la guerre de conquête qui peut aussi être identifiée à une forme de pantomime.

Le deuxième thème qu’introduit visuellement l’usage des dessins de Grandville a trait à la séduction d’un enfer burlesque et d’inversions théâtralisées. Si les figures dessinées à gros traits contiennent une modalité comique et souvent insolite, elles font néanmoins réfléchir à la duplicité des valeurs et des images. L’une des compositions les plus inouïes de Grandville met en scène des diables de music-hall totalement « queer », le double anachronisme (sur le « postgenre » de notre époque et la nature du spectacle) s’imposant ici pour les jeux sur le genre sexué auquel se livre le corps de ballet des diablotins déhanchés, qui provoquent les femmes incarnant des anges blancs et bien rangées dans leur rituel processionnaire (fig. 27). Simplement vêtus d’un caleçon rayé (les rayures font ici référence à l’habit des bagnards), les diables performeurs exposent leur torse velu et musclé tout en jouant avec leur chapeau haut de forme (qui s’opposent à l’enseigne des anges), mimant ainsi les danseurs aux numéros desquels les spectateurs du XXe siècle ont été habitués par les comédies musicales ou l’expérience du music-hall, mais qui semblent tout de même inattendus pour l’époque, que ce soit en 1845 ou même en 1868. Hetzel a peut-être cherché à affaiblir la portée subversive de cette chorégraphie satanique, dont les ombres renforcent la présence au premier plan, en la couplant avec une vignette plus anodine de Bertall, en bas de page, dans laquelle matrones et femmes vertueuses semblent faire rempart de leur corps et de leur caquet contre les diables noirs en goguette (fig. 28).

La complète débandade de carnaval que met en scène la figure 29, qui apparaît à la page précédant celle où se produisent les diables danseurs, montre le faible poids de la figure angélique montée en chaire, mais battue d’avance en brèche par l’orgie diabolique de tous les personnages évoluant dans le pandémonium le plus délirant. Les deux personnages masculins allongés, au premier plan, lisent de concert les Mémoires du diable de Soulié, dans une position ambiguë, quasiment sexualisée. Notons que l’heureux diable figurant dans le tout premier plan, confortablement accoudé sur un oreiller et portant un pantalon de porte-faix (dont il a les muscles), a tout le profil d’Hetzel…

Si Stahl-Hetzel aborde de manière tout à fait superficielle, dans son texte, les plaisirs parisiens des spectacles et des performances corporelles, les images de Grandville renforcent la réflexion sur les effets des miroitements narcissiques et sur la séduction à l’œuvre dans la mascarade burlesque, comme dans la figure 30, dans laquelle plusieurs personnages masculins (tribun romain assis, général en grande tenue martiale, éphèbe efféminé, poète) sont groupés autour d’une courtisane ; l’enseigne « Lorette » sur le temple, bien visible à l’arrière-plan, indique les mœurs et la profession de la dame de manière burlesque, par l’anachronisme.

Relié à ce dernier thème des plaisirs narcissiques de la représentation de soi… en représentation, intervient le fantasme ou la fantasmagorie d’une toute-puissance de la vue. Encore une fois, Hetzel écrit un texte parfaitement banal à ce sujet, tandis que les images en plongée de Grandville sollicitent plutôt la réflexion sur la projection du sujet regardant et la mobilité flâneuse du regard. Dans les ajouts de son texte, Hetzel identifie parfois Grandville, l’inventeur graphique, à l’envoyé de Satan, Flammèche, dont texte et image font plutôt une figure de l’éditeur en quête d’auteurs. En effet, tandis que les images en plongée que compose Grandville, dans Un Autre Monde, figuraient le spectacle dont jouissait Hahblle abandonnant la terre en ballon, elles visualisent, dans un mouvement totalement inverse, les choses vues par Flammèche abordant la terre, dans le récit que fait Hetzel en 1868 (fig. 31). Dans les deux cas, cependant, d’un ouvrage à l’autre, le regard du spectateur, comme hypertrophié, est mis en abyme et sollicité par de telles images.

Enfin, et c’est le dernier thème ou cadre visuel emprunté à Un Autre Monde, Hetzel repique plusieurs images qui servent de mise en abyme de la « littérature industrielle » et des miroirs aux alouettes que tend le règne de la réclame, comme on l’a vu plus haut [35]. L’éditeur, que Flammèche représente dans le texte, joue alors sur une toute autre incarnation, celle du néo-dieu, le Docteur Puff, dont Hetzel reprend une image en cul-de-lampe, juste au-dessous de sa signature d’homme de lettres (fig. 32). Ce dessin était placé en cul-de-lampe du chapitre I, « Apothéose du Docteur Puff », d’Un Autre Monde, comme clôture au texte de Delord qui soulignait le passage du couple d’opposés mensonge-vérité à celui du vide et du plein [36]. L’image en frontispice de ce chapitre inaugural d’Un Autre Monde représentait d’ailleurs de plain-pied le type même du blagueur, hâbleur et puffiste, Robert Macaire (donné comme l’oncle du Dr. Puff !).

Ainsi, là où le crayon de Grandville complique les rapports entre le visible et le lisible, et met en œuvre l’image et le trompe l’œil comme principe de figuration et sens enfoui des personnes, des scènes et des objets, la plume de Stahl/Hetzel met surtout en jeu la satire et les effets de miroitements narcissiques que permettent les images. Cependant, Hetzel ne trahit pas totalement le génie de Grandville en utilisant ses dessins gravés, qui avaient reçu un accueil hostile à leur parution dans Un Autre Monde. Quand l’éditeur transpose les images reliées au Paris de la Monarchie de Juillet, il leur donne une nouvelle vie et une pertinence inattendue pour la fête impériale du Paris napoléonien. « A l’image d’une époque puff qui accumule spéculations politiques et financières, expositions et exhibitions, la blague convertit l’enflure en inflation, qu’elle fait rimer avec défection », écrit justement Nathalie Preiss sur la blague, reine du XIXe siècle [37]. L’analyse, qui noue le mode d’être et d’action des individus aux pratiques sociales d’une époque affairiste, vaut autant pour l’âge mercantile des faux-semblants que caricaturent la presse et le livre illustrés – ce qui inclut les spéculations éditoriales auxquelles se livre Hetzel – que pour les images de Grandville, transposées par l’éditeur dans son prologue étoffé au Diable à Paris.

 

« Grandville ou les expositions universelles » : de Stahl-Hetzel à W. Benjamin

 

Au-delà du prologue du Diable à Paris, l’influence que l’éditeur-auteur va exercer sur la postérité de l’illustrateur s’accentue avec la troisième partie du recueil collectif, sur laquelle Benjamin s’est peut-être appuyé pour son interprétation de l’œuvre de Grandville lorsqu’il écrit son essai « Paris, capitale du XIXe siècle » et donne à l’une des sections, dans les deux versions de son exposé « Paris, capitale du XIXe siècle », le titre de « Grandville ou les expositions universelles ». En effet, pour ce troisième volume du Diable à Paris, constitué par 194 pages de textes et de vignettes dans le texte, enrichis de 200 pages de gravures hors texte, Hetzel reprend 63 dessins d’Un Autre Monde en hors texte et les organise selon une sérialisation satirique inspirée de la fureur des expositions qui s’était développée depuis la première exposition universelle à Londres, en 1851, suivie de celles de Paris en 1855 et 1867. Les titres alloués aux groupements des images combinent l’anticipation scientifique, le croisement biologique des espèces, le développement des lieux d’exposition au XIXe siècle et l’accumulation d’images hétéroclites dans l’espace social et culturel à la même époque. L’ordre et les titres adoptés pour les diverses séries de l’album « Paris futur » donnent ainsi une cohérence factice aux images déplacées d’Un Autre Monde, dotées d’un nouvel intitulé et de nouveaux commentaires, et regroupées parodiquement sous l’enseigne des expositions… ad nauseam : « Exposition de l’avenir », « Exposition interanimale », « Exposition animo-végétale », « Exposition archi-universelle » et « Musée rétrospectif ». Perdues dans la masse, de courtes séries ou des gravures isolées s’intercalent entre les séries plus denses : « Curiosités de Paris – Contrastes et sympathies » ; « Les Bouffes parisiens – Ballet des quatre parties du jour » ; enfin, « Les Bouffes parisiens – Ballet des quatre saisons » [38].

 

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[34] Sous la Monarchie de Juillet, une nouvelle statue de Napoléon en petit caporal, sculptée par Charles Émile Seurre, fut placée au sommet de la Colonne Vendôme, le 28 juillet 1833, date symbolique car elle marquait l’anniversaire des Trois (journées) Glorieuses de juillet 1830, qui avaient porté Louis-Philippe au pouvoir. La statue se trouve à présent dans la Cour d’Honneur de l’Hôtel des Invalides. Napoléon III l’avait fait remplacer par une copie de la première statue de Napoléon en empereur romain.
[35] Au sujet de la réclame, je renvoie au numéro de la revue Romantisme, « La Réclame », n° 155, 2012, premier trimestre ; et à la lecture de H. H. Hahn, Scenes of Parisian modernity, op. cit., pp. 115-119. Sainte-Beuve avait créé le terme de « littérature industrielle » dans un article célèbre, publié dans la Revue des Deux Mondes en 1839, et dans lequel il attaquait la littérature de feuilletons, les connivences entre presse et littérature, ainsi que les réalités marchandes d’une littérature soumise à l’annonce et à la réclame.
[36] Voir l’article de N. Preiss, « De ‘POUFF’ à ‘PSCHITT’ ! – De la blague et de la caricature politique sous la Monarchie de Juillet et après… », Romantisme, n° 116, 2002, p. 5. Et plus généralement son livre : Pour de Rire ! La Blague au XIXe siècle, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2002 ; sur le couple plein-vide, voir p. 90, p. 105. La citation de N. Preiss fait allusion à un compte rendu de Gautier sur une pièce de Scribe, Le Puff, ou mensonge et vérité (1848).
[37] N. Preiss, Pour de Rire !, op. cit., p. 139.
[38] Je renvoie au document en annexe, à la fin de cet article, pour la liste complète des dessins de Grandville publiés dans le troisième volume du Diable à Paris et l’emplacement des vignettes originales dans Un Autre Monde.