Lire en abyme : les emblèmes
spéculaires de Délie
- Nancy Frelick
_______________________________
L’emblème
26, « La Lycorne qui se voit » (fig. 4),
semble
reprendre le thème de Narcisse et faire écho au
premier emblème où figurent la femme et la
licorne. Il reprend aussi la contemplation de soi
suggérée par
l’auto-réflexivité. Virginie
Minet-Mahy, qui suggère que l’image est un guide
de lecture dans la Délie, rappelle que
« l’âme en
l’état de contemplation est spéculative
(speculum, miroir), un miroir qui doit recevoir de
la lumière (Dieu) l’illumination, la connaissance
de la vérité… ».
Mais après une ellipse, elle souligne aussi la contradiction
inhérente à cette attente :
« L’expérience du miroir chez
Scève est pour le moins décevante. Elle renvoie
à l’amant un reflet
mortifère… Même lorsqu’il
s’agit de la licorne, symbole christique par excellence, qui
se mire » [53]. Rappelons le
motto de cet
emblème (répété
à la fin du dizain 231, qui le suit) :
« De moy je
m’espouvante ».
L’idée que ce miroir mène à
l’illumination ou à la connaissance de la
vérité pose problème, et le recours au
symbolisme christique (utilisé comme base de lecture pour
l’emblème, comme pour le recueil, par certains
lecteurs), s’avère problématique,
surtout en ce qui concerne cette image. Josianne Rieu, par exemple,
perçoit « une évolution au
long du recueil » [54],
« un
cheminement initiatique qui permet cette transmutation de
l’écriture et de
l’amour » et qui
« correspond aussi à une communion entre
les amants, dans la mesure où leur transformation
personnelle à la faveur de l’amour, dans son
œuvre purificatrice, autorisera leur convergence dans une
même corporalité
sacrée » [55]. Elle voit
les
références au mythe de Narcisse,
associées à l’image de la licorne,
comme liées à la fontaine baptismale
chrétienne, à la purification et à la
sublimation [56]. Cette
interprétation est difficile
à justifier,
non seulement parce qu’il est malaisé de voir une
évolution à travers le recueil, mais surtout
parce que cet argument repose sur le symbolisme christique et
purificateur de la licorne, qui est loin d’être
surdéterminé dans le texte.
S’agit-il
d’un détournement du sens ou du
matériel iconographique connu, comme le suggère
Françoise Charpentier en parlant de l’association
de la licorne avec la purification ? Selon Charpentier,
« le rapport du motto à l’image
pose problème » et il existe dans
l’emblème de la licorne qui se voit une division,
voire une « rupture entre la vignette et le
motto » :
Car à l’évidence, l’image illustre le pouvoir qu’a la corne de la licorne de purifier tout ce qu’elle touche. Comment cette contemplation de la licorne dans le miroir de l’eau (qu’elle n’était que censée purifier) aboutit-elle à cette non reconnaissance de soi, cette stupeur angoissée ? Ici le sens du motto est repris fidèlement dans l’emblème, mais l’image reste dans sa solitude énigmatique [57].
Ceci mène à un
« second problème »,
selon Charpentier, « qui est celui de
l’implicite des images (voire parfois du texte), qui induit
entre les dizains, entre les images et entre texte et image un
réseau secret, d’une efficacité
d’autant plus forte qu’il est
tu » [58]. Certes, ces associations tacites
posent
problème, mais comme le suggère Dorothy Gabe
Coleman, l’emblème de la licorne qui contemple son
reflet avec consternation (image reprise par Boschius dans son Symbolographia
en 1702), se réfère fort probablement
à un autre intertexte (au lieu du symbolisme purificateur et
christique de la licorne), à savoir au Driadeo
d’amore de Luca Pulci [59]. Sans doute
inspiré par le goût renaissant pour les
poètes romains (Ovide et Virgile) et pour les
pastorales à couleur locale, comme Il ninfale
fiesolano de Boccace, le Driadeo
comporte des histoires d’amour et de métamorphoses
de satyres et de nymphes dépeignant l’origine
mythologique de certains fleuves en Italie [60]. Entre
autres, Pulci
raconte l’histoire de l’amour du satyre
Sévère pour la driade Lora, après
avoir repoussé la nymphe Pietra (qui, comme Biblis, devient
une fontaine de pleurs). Sévère est
transformé en licorne par Diane, qui veut le punir pour ses
transgressions. Cette transformation rappelle celle
d’Actéon, qui est aussi puni par Diane (autre nom
de Délie et rappelons qu’Actéon est le
sujet de l’emblème 19, fig. 5).
Les deux
jeunes
hommes sont transmués en bêtes (ce qui rappelle
à la fois l’aspect animal du désir et
l’aliénation qu’il peut provoquer).
Sévère est horrifié par ce changement
en lui, et la jeune Lora en devient folle. Les deux amants sont
transformés en rivières par les dieux (Mercure et
Apollon) et peuvent ainsi finalement se joindre [61].
Sévère devient la Sieve, dont
l’homophonie avec le nom de Scève ne peut manquer
de nous frapper.
Comme
le suggère JoAnn DellaNeva, Actéon,
Sévère et la licorne scévienne se
trouvent tous face au même phénomène.
Chacun se rend compte que ses traits ont changé et que son
reflet, son apparence externe, ne correspond plus à
l’image intérieure qu’il s’est
faite de lui-même et qui n’existe plus que dans son
imaginaire. Selon DellaNeva, cette prise de conscience rappelle le
moment singulier d’aliénation et de reconnaissance
(ou plutôt de non-reconnaissance ou de
méconnaissance) décrit dans le
« stade du miroir » lacanien [62].
D’ailleurs, comme elle le précise encore, les
métamorphoses d’Actéon et de
Sévère font en sorte qu’ils ne changent
pas juste de forme, perdant leur forme humaine, mais leurs voix se
trouvent aussi changées et ils perdent le pouvoir de parler,
ce qui les relie aussi à Echo dans le mythe de Narcisse.
Tous
les emblèmes spéculaires de la Délie
évoquent le choc de l’innamoramento
comme une espèce de traumatisme aliénant,
à savoir les morts renouvelées dont parle le
poète dans le huitain liminaire [63]. Comme nous
l’avons vu, les reflets spéculaires des
emblèmes scéviens (et de
l’amant-poète) semblent se
référer non seulement aux problèmes du
regard, mais aussi à ceux de la voix et aux
problèmes d’expression figurés
par Echo. D’ailleurs, le regard et la voix sont les
« objets a »
par excellence, évoquant la situation de
l’amant-poète, ainsi que l’imaginaire et
le symbolique, voire les images et le texte de la Délie [64].
Les emblèmes et les mots représentent
à la fois l’imaginaire et le symbolique
(même s’ils tentent d’évoquer
l’indicible choc fatal avec le réel
qu’est l’innamoramento) et ils
se font écho à distance à travers les
axes métaphoriques et métonymiques du recueil. Au
lieu d’établir une progression linéaire
vers le savoir, vers le « hault bien
désiré » (D 82), ils
créent des réseaux mobiles et multiples qui
perturbent nos attentes et nous mettent face à notre
désir de sens, d’ordre, et de savoir. Au lieu de
nous donner accès à la béatitude [65]
ou
à l’illumination à travers un
« miroir » didactique et moral
(comme dans les genres du speculum
médiéval ou des livres
d’emblèmes plus typiques à la
Renaissance), la spécularité des
emblèmes et du texte scéviens nous tend un miroir
qui nous implique tout en restant énigmatique. Et ceci pour
que nous puissions y contempler les problèmes
liés au désir, à la
réflexivité et à
l’aliénation, voire à
l’opacité des signifiants et à tous les
défis surgissant du « stade du
miroir » qui mettent en cause notre statut comme
sujet. S’il nous tend ces miroirs textuels, c’est
que Scève nous invite aussi à
réfléchir à
l’éthique de la lecture : à
remettre en question les rapports entre auteurs, scripteurs,
éditeurs, images, devises, textes et lecteurs, ainsi que
tous les rapports transférentiels entre eux.
[53]
V. Minet-Mahy, « L’Image comme guide de
lecture et pouvoir sur le lecteur : le cas de la Délie
de Maurice Scève », art. cit., p. 317.
[54]
J. Rieu, « L’imaginaire du miroir, de la
fontaine et de la licorne dans la Délie
de Maurice Scève », dans Libres
horizons. Pour une approche comparatiste. Lettres francophones.
Imaginaires. Hommage à Arlette et Roger Chemain,
textes réunis par Micéala Symington et
Béatrice Bonhomme, Paris, L’Harmattan, 2008, p.
309.
[55]
Ibid., p. 315.
[56]
Ibid., pp. 310-311.
[57]
F. Charpentier, « "Le painctre peult de la
neige depaindre". La question des emblèmes dans Délie »,
art. cit., p. 29.
[58]
Ibid., p. 29.
[59]
Voir D. G. Coleman, An Illustrated Love
« Canzoniere », op.
cit., pp. 50-52, ainsi que son Maurice
Scève : Poet of Love, op. cit.,
pp. 103-106. McFarlane et Defaux s’accordent tous deux avec
la trouvaille de Coleman dans leurs éditions critiques. Le Driadeo,
une œuvre poétique composée en ottava
rima en 1446 et dédiée à
Lorenzo de Medici, a connu plusieurs impressions au XIe et XVIe
siècles. A ce sujet voir R. B. Gottfried,
« Spencer and the Italian Myth of
Locality » Studies in Philology,
vol. 34, n° 2, 1937, p. 114.
[60]
La Saulsaye. Églogue de la vie solitaire
de Scève illustrée par Bernard Salomon
et publiée par Jean de Tournes en 1547, semble
s’inspirer de ce même goût pour la
pastorale, située cette fois-ci aux bords de la
Saône près de Lyon (ici les nymphes sont
transformées en saules par le dieu de la
rivière). Pour plus d’information, voir Thomas M.
Greene « Scève’s "Saulsaye" : The Life and Death of
Solitude », Studies in Philology,
vol. 70, n. 2, 1973, pp. 123-140, ainsi que Tom Conley,
« An Eclogue Engraved : Maurice
Scève and Bernard Salomon’s Saulsaye
(1547) », Book and Text in France,
1400-1600 : Poetry on the Page,
édité par Adrian Armstrong et Malcolm Quainton,
Aldershot, Ashgate, 2007, pp. 139-162 et An Errant
Eye : Poetry and Topography in Early Modern France,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.
[61]
Les dizains de la Délie où
il est question de la confluence des fleuves de Lyon, le Rhone et la
Saône, pour évoquer l’union des amants
(comme dans le dizain 346) semblent aussi tirer leur inspiration de ce
genre poétique.
[62]
J. DellaNeva, « Image
and
(Un)Likeness », dans A
Scève
Celebration : Délie 1544-1994,
Sarratoga, ANMA Libri, « Stanford French and Italian
Studies » n° 77, 1994, pp. 52-53. Marcel
Tetel se
sert aussi de cette comparaison pour distinguer entre la Minerve
d’Alberti et la Délie Scève, mais sans
faire de différence entre le poète et sa
persona : « Alberti compose un
traité scientifique, tandis que Scève
élabore un projet plutôt narcissique. Avant de
commencer son œuvre, le poète franchit le stade du
miroir lacanien sans jamais y parvenir totalement, car en guise de
discours amoureux, il s’engage dans la recherche
d’une auto-connaissance évanescente et sans cesse
reportée ». Voir M. Tetel,
« Autour des emblèmes de Délie »,
art. cit., p. 73.
[63]
C’est la thèse de D. L. Baker, Narcissus
and the Lover : Mythic Recovery and Reinvention in
Scève’s Délie, op. cit.
[64]
Voir N. Frelick, « Poétique du transfert
et objets a : l’exemple de la Délie »,
art. cit., pp. 73-82. Le dizain 82 est une excellente illustration du
rôle du regard et de la voix dans le texte, car
« L’ardent desir du hault bien
desiré » qui réduit la persona
poétique « en cendre »
ne lui laisse « que ces deux signes
cy : L’œil larmoyant pour piteuse te
rendre, La bouche ouverte à demander
mercy ».
[65]
Au lieu de trouver la béatitude, la persona
poétique du dizain 370 ne trouve que
« desespoir, Dieu d’eternel
tourment ».