Lire en abyme : les emblèmes
spéculaires de Délie
- Nancy Frelick
_______________________________
En
fait, comme le suggère Michael Giordano, une des fonctions
des emblèmes serait d’inciter le lectorat
à participer au décryptage du texte. Selon
Giordano, le jeu combinatoire entre les aspects visuels et
thématiques du texte déclenche un processus
herméneutique. Les lecteurs sont invités
à explorer les analogies ou similitudes possibles entre des
éléments qui peuvent parfois paraître
disparates [25].
Comme l’affirme Giordano, l’ars
memorativa de Délie est
vraiment un ars combinatoria et c’est
le rôle des lecteurs d’en explorer les permutations
[26].
Les
réseaux de sens générés
semblent dépendre de la manière dont on
s’y prend. Différents lecteurs créent
différentes sortes de réseaux, de typologies,
pour les emblèmes et unités de sens, car, selon
l’analyse de Virginie Minet-Mahy, « la Délie
offre des résistances à la lecture tant son
écriture est hermétique. Or, dans ce
dédale pour le lecteur, la métaphore,
matérialisée dans le programme
d’emblèmes, joue un rôle signifiant
fondamental basé sur la reconnaissance mémorielle
et la création de réseaux qui orientent le
lecteur » [27]. Mais, comme
le précise
Dorothy Gabe Coleman, puisque les vignettes scéviennes ne
correspondent pas strictement au genre de
l’emblème moralisateur que l’on
trouverait chez un Alciat ou un Corrozet, par exemple, où le
poème explicite le sens de l’image et de la
devise, il est difficile d’en fixer
l’interprétation dans la Délie
où il s’agirait plutôt d’imprese,
ou de devises personnelles et énigmatiques [28].
Si
« la théorie de
l’emblème rêve (…)
d’une idéale coïncidence entre signifiant
et signifié » [29], rien
n’est
moins certain chez Scève. Au contraire, les
emblèmes scéviens soulignent la division entre
signifiant et signifé, déliant
le sens, créant des écarts entre
emblèmes, motti et poèmes, là
où d’autres livres d’emblèmes
tentent d’assurer des liens unificateurs entre les
composantes symboliques pour qu’ils soient lisibles, quelque
voilées que soient leurs énigmes au
départ [30]. Comme l’explique
Gisèle
Mathieu-Castellani, en examinant « la
poétique de
l’emblème » (chez Corrozet, par
exemple), « l’épigramme
contrôle le décodage, souvent du reste en
établissant et en expliquant la relation
d’analogie entre l’objet matériel et
l’objet "intellectuel",
notionnel » [31]. Cela
n’est pas le cas dans
la Délie, où les
emblèmes gardent leur caractère
énigmatique.
La
métaphore scévienne met en question le rapport
simple (paradigmatique) entre comparant et comparé, entre
signifiant et signifié, mettant en relief le glissement
syntagmatique du sens. Forts de la « fonction
poétique » décrite par
Jakobson, les emblèmes et les poèmes
scéviens projettent « le principe
d’équivalence de l’axe de
sélection sur l’axe de la
combinaison » [32], soulignant
leurs rapports
complexes aux différents codes métaphoriques et
métonymiques qui se font écho parmi les divers
réseaux verticaux et horizontaux du recueil. Les
emblèmes scéviens servent donc à unir
et à diviser le recueil en lui donnant une forme, une
architecture, un aspect visuel marquant, même si
l’on n’arrive pas à s’accorder
sur leur sens, ni sur la signification de l’ordre des dizains
et des devises [33]. Si les images semblent nous offrir
des marques
typographiques et topographiques, des espèces de
« points de capiton » [34]
ou de
repères à travers la densité des
dizains « huis-clos » (terme
emprunté à Alfred Glauser [35]),
l’expérience du lecteur n’en mime pas
moins la mouvance et le parcours erratique et circulaire de la persona
poétique dans le dédale du texte. Ce
périple giratoire et l’oscillation
d’errance et de fixité à travers le
recueil sont évoqués, entre autres, par la
girouette du quinzième emblème [36]
et par la
devise énigmatique et tautologique de Scève
« Souffrir non souffrir » [37],
qui
marque le début et la fin des dizains, sans pour autant
offrir de vraie clôture, puisqu’elle encourage le
mouvement rétrospectif, circulaire, voire le retour au
début de la lecture qui est toujours à
recommencer [38]. Le lecteur en quête de
sens doit sans cesse
lire rétroactivement, revenir au(x) point(s) de
départ pour tenter de comprendre la syntaxe tortueuse, les
contradictions, les apories, les tautologies et tout autre
problème de sens à la fois dans les mots et les
images et dans les réseaux qui semblent se tisser,
s’enchevêtrer entre eux, souvent pour se
défaire, se délier, aussitôt [39].
Si les
emblèmes et les mots semblent promettre un parcours
téléologique ou des réponses
à des vérités cachées
à travers un « object de plus haulte
vertu », ils nous leurrent par notre
désir de sens et de certitude [40].
Voilà sans
doute pourquoi nous pouvons trouver tant de lectures contradictoires du
texte délien.
Un
réseau de sens, qui pourrait paraître
évident à première vue, à
savoir le lien entre emblèmes reliés par
l’isotopie de la spécularité, nous
servira d’exemple. Nous pouvons identifier trois
emblèmes spéculaires dans la Délie :
« Narcissus » (E7),
« Le Basilisque, et le Miroir »
(E21) et « La Lycorne qui se voit » (E26).
Quel est le lien entre ces emblèmes, à part le
reflet spéculaire et le regard
mortifère ? Le
« Basilisque » (fig. 1),
auquel
la persona poétique compare la dame
dès le premier dizain, se perçoit dans
un miroir, tandis que Narcisse et la licorne se contemplent dans
l’eau, l’un avec désir,
l’autre avec horreur. A la différence du
« Basilisque », ni Narcisse, ni
licorne ne sont nommés dans les poèmes. La
légende dit que le regard du basilic est mortel et
qu’il peut être tué par son propre
reflet. Si l’on suppose que c’est la persona
poétique qui se sert de la première personne du
singulier, le motto « Mon regard par toy me
tue » laisse sous-entendre que c’est
maintenant lui qui se compare au basilic et que la dame en est le
miroir, comme le suggère Coleman [41]. Ou bien
est-ce, comme
le propose McFarlane, Délie qui se tuerait en se voyant
reflétée dans les yeux du poète
[42] ?
Il est difficile de décider du
référent ici, car comme le dit Marc Graff,
« la caractéristique essentielle de
l’emblème est en effet l’absence absolue
de toute instance
d’énonciation » [43].
Les
derniers vers du prétendu « dizain
glose » n’en simplifient guère
la lecture, car ils laissent entendre que les deux
(amant-poète et dame) sont sujets à la mort par
le même regard :
Je m’esjouys quand ta face
se monstre,
Dont la beaulté peult les Cieulx ruyner :
Mais quand ton œil droit au mien se rencontre,
Je suis contrainct de ma teste cliner :
Et contre terre il me fault incliner,
Comme qui veulx d’elle ayde requerir,
Et au danger son remede acquerir,
Ayant commune en toy compassion.
Car tu ferois nous deux bien tost perir :
Moy du regard, toy par reflection. (D 186)
[25]
M. Giordano, « Scève’s
Imprese : Typology and Function »,
Romanic Review, n° 73, 1982, p. 25.
[26]
M. Giordano, The Art of Meditation, op.
cit., p. 230. Fernand Hallyn précise aussi que
« C’est cette mobilisation à
distance, et l’interaction entre thèmes
figurés et thèmes textuels qui en
résulte, qui donnent à Délie,
en tant qu’œuvre emblématique, sa
particularité : les figures ne sont pas uniquement
là pour exprimer un signifié localement inscrit,
mais sont également emportées dans un ensemble de
réseaux et de strates qui mobilisent tour à tour
diverses potentialités signifiantes par une
surdétermination latérale ».
F. Hallyn, « Les Emblèmes de Délie :
propositions interprétatives et
méthodologiques », Revue des
Sciences Humaines, vol. 51, n° 179, 1980, p. 65.
[27]
V. Minet-Mahy, « L’Image comme guide de
lecture et pouvoir sur le lecteur : le cas de la Délie
de Maurice Scève », dans Emblemata
Sacra, textes édités par Ralph
Dekoninck et Agnès Guiderdoni-Bruslé, Turnhout,
Brepols, « Imago Figurata
Studies » vol. 7, 2007, pp. 306-307.
[28]
Les 3 éléments de
l’emblème chez Scève,
à savoir l’image, le motto et la glose, ne
fonctionnent pas comme dans l’emblème
supposé traditionnel que nous voyons chez Alciati ou
Corrozet, par exemple, où le poème accompagnant
la figure reprend tous les éléments de
l’emblème pour en expliciter une sorte de
vérité morale. Comme le rappelle Coleman,
l’emblème scévien est plus proche de
l’impresa,
c’est-à-dire d’une devise personnelle
qui peut rester énigmatique. Voir D. G. Coleman, Maurice
Scève : Poet of Love, Cambridge,
Cambridge UP, 1975, pp. 54-72. La critique s’est
accordée à nommer les figures apparaissant dans
la Délie des devises plutôt
que des emblèmes, notant les similarités et
différences entre emblème
et devise (impresa). Yves
Giraud (qui cite P. Bouhours et J. Baudoin) signale
qu’emblème et devise « ont des
points communs : tous deux sont "un
composé de figures tirées de la nature ou de
l’art, lesquelles on appelle corps, et
de paroles courtes, proportionnées à la figure,
auxquelles on donne le nom d’âme"
(Bouhours) ». L’emblème
servirait plutôt à instruire des
« vérités
morales », tandis que la devise traduirait
« un "programme"
individuel » et caractériserait
« une personne par les actions qu’elle a
pu accomplir ou par celle qu’elle se
propose ». Les paroles qui accompagnent
l’emblème « "sont
d’ordinaire des propositions qui ont un sens complet,
indépendamment de la peinture"
(Bouhours) : elles commentent l’image, la
"doublent" et
l’expliquent ». Par contre,
« dans la devise, figure et paroles doivent
être combinées pour produire le sens, qui
n’existe que par le rapport mutuel entre les deux
éléments », à
savoir figure et texte. Voir Y. Giraud,
« Propositions », dans L’Emblème
à la Renaissance. Actes de la journée
d’études du 10 mai 1980,
publiés par Yves Giraud et al., Paris, CDU et SEDES, 1982,
pp. 8-9. Fernand Hallyn précise que
« Tesauro fera un trait distinctif de l’impresa
par rapport à l’emblème :
l’emblème, s’adressant à un
très large public, doit être totalement explicite
sur ses intentions, tandis que l’impresa,
réservée à un public
d’initiés, tend naturellement à
l’obscurité ». Voir F. Hallyn,
« Les Emblèmes de Délie :
propositions interprétatives et
méthodologiques », art. cit., p. 66.
[29]
G. Mathieu-Castellani, « Avoir l’object
plus vifvement empreint en
l’ame » : Le statut de
l’objet dans la poétique de la
Renaissance », dans Poétiques
de l’objet. L’objet dans la poésie
française du Moyen Age au XXe siècle. Actes du
Colloque international de Queen’s University (mai 1999) ,
réunis et présentés par
François Rouget avec la collaboration de John Stout, Paris,
Honoré Champion, 2001, p. 29.
[30]
Voir R. Sieburth, Emblems of Desire : Selections
from the "Délie" of Maurice
Scève, edited and translated by Richard Sieburth,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2003, p. xli.
[31]
G. Mathieu-Castellani, « Avoir l’object
plus vifvement empreint en l’ame », art.
cit., p. 27.
[32]
R. Jakobson, Essais de linguistique
générale, préface et
traduction de N. Ruwet, Paris, Editions de Minuit, 1963, p. 220.
[33]
Daniel Russell voit l’emblème non pas tant comme
une forme fixe, mais plutôt comme un processus combinatoire
(voire intertextuel) de découpage et d’agencement
de fragments tirés de différentes sources
(allégoriques ou autres) pour créer de nouvelles
unités de sens. Voir D. Russell, The Emblem and
Device in France, Lexington, French Forum Publishers,
« French Forum Monographs »
n°
59, 1985, p. 164.
[34]
Selon Lacan, dans « Subversion du sujet et
dialectique du désir »,
« le point de capiton [est ce] par quoi le
signifiant arrête le glissement autrement indéfini
de la signification ». Voir J. Lacan, Ecrits,
Paris, Seuil, « Le champ freudien », 1966, p. 805.
[35]
A. Glauser, « Scève ou le dizain
huis-clos », dans Le
Poème-symbole de Scève à
Valéry, Paris, Nizet, 1967.
[36]
Defaux affirme que l’emblème suggère
aussi la constance dans le changement, car le motto,
emprunté à Pétrarque dit :
« Mille revoltes ne m’ont encor
bougé ». Mais cet emblème
rappelle aussi les péripéties de
« L’Oeil trop ardent en mes jeunes
erreurs » du premier dizain, qui
« Girouettait, mal cault, à
l’impourveue », rendant l’amant
susceptible aux dangers de l’innamoramento
incarné par le
« Basilisque », tout en
l’attachant à l’objet de son amour,
comme une victime sacrificielle ou « Piteuse
hostie » en admiration fixe de sa
« Dame, Constituée Idole de ma
vie ». Voir les notes dans
l’édition de G. Defaux, op. cit.,
tome 2, pp. 170-171 et pp. 13-15. Voir l’emblème en
ligne.
[37]
C’est le sujet du premier chapitre du livre d’A.
Glauser, intitulé « "Souffrir
non souffrir" : formule de
l’écriture
scévienne », dans Écriture
et désécriture du texte poétique. De
Maurice Scève à Saint-John Perse.
Saint-Genouph, Librairie Nizet, 2002.
[38]
Liz Guild souligne le fait que ce motto suit le mot
« Fin », suspendant ainsi la
clôture du texte et créant donc un jeu de
suppléments mouvants dans des espaces qui
dépassent déjà le cadre du livre et
illustrant ainsi que la Délie ne peut
être fixé, ni circonscrit. Voir L. Guild,
« Writing and Drawing in
Scève’s Délie », Paragraph,
n° 6, 1985, pp. 43-44.
[39]
Selon A. Glauser, « Le Dizain est la forme
tautologique la plus convaincante : serré,
refermé sur lui-même », Ibid.,
p. 33. Selon Jacqueline Risset, « chez
Scève, la tautologie domine à ce point que tous
les échanges deviennent possibles entre les niveaux de sens,
grâce à cette tendance centrale à la
superposition (à la fois fusion amoureuse et
surdétermination infinie) ; il se produit comme une
surexposition où ils disparaissent tous (comme une
photographie surexposée devient
blanche) » (J. Risset, L’Annagramme
du désir. Essai sur la poétique de Maurice
Scève, Rome, Mario Buzoni Editore,
« Biblioteca di cultura »
n° 19, 1971, p. 99).
[40]
Comme le suggère François Lecercle,
« Réquérir
l’attention, solliciter les affects et susciter le plaisir ne
sont, en quelque sorte, que des vertus
’apéritives’ »,
même si celles-ci sont importantes. Voir F. Lecercle,
« Du visible au lisible :
l’expansion de l’image », Histoire
de la France littéraire, Tome 1, Naissances, Renaissances
Moyen-Age – XVIe siècle, volume
dirigé par Frank Lestringant et Michel Zink, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 335.
[41]
D. G. Coleman, An Illustrated Love
« Canzoniere ». The
Délie of Maurice Scève,
Genève, Slatkine, 1981, p. 43.
[42]
Voir les notes sur le dizain 186 dans l’édition de
la Délie par I. D. McFarlane, op.
cit., p. 425.
[43]
M. Graff « Nombres et emblèmes dans Délie »,
art. cit., p. 8.