Lire en abyme : les emblèmes
spéculaires de Délie

- Nancy Frelick
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Fig. 1. Anonyme, « Le Basilisque, & le Miroir », 1544

En fait, comme le suggère Michael Giordano, une des fonctions des emblèmes serait d’inciter le lectorat à participer au décryptage du texte. Selon Giordano, le jeu combinatoire entre les aspects visuels et thématiques du texte déclenche un processus herméneutique. Les lecteurs sont invités à explorer les analogies ou similitudes possibles entre des éléments qui peuvent parfois paraître disparates [25]. Comme l’affirme Giordano, l’ars memorativa de Délie est vraiment un ars combinatoria et c’est le rôle des lecteurs d’en explorer les permutations [26].
       Les réseaux de sens générés semblent dépendre de la manière dont on s’y prend. Différents lecteurs créent différentes sortes de réseaux, de typologies, pour les emblèmes et unités de sens, car, selon l’analyse de Virginie Minet-Mahy, « la Délie offre des résistances à la lecture tant son écriture est hermétique. Or, dans ce dédale pour le lecteur, la métaphore, matérialisée dans le programme d’emblèmes, joue un rôle signifiant fondamental basé sur la reconnaissance mémorielle et la création de réseaux qui orientent le lecteur » [27]. Mais, comme le précise Dorothy Gabe Coleman, puisque les vignettes scéviennes ne correspondent pas strictement au genre de l’emblème moralisateur que l’on trouverait chez un Alciat ou un Corrozet, par exemple, où le poème explicite le sens de l’image et de la devise, il est difficile d’en fixer l’interprétation dans la Délie où il s’agirait plutôt d’imprese, ou de devises personnelles et énigmatiques [28]. Si « la théorie de l’emblème rêve (…) d’une idéale coïncidence entre signifiant et signifié » [29], rien n’est moins certain chez Scève. Au contraire, les emblèmes scéviens soulignent la division entre signifiant et signifé, déliant le sens, créant des écarts entre emblèmes, motti et poèmes, là où d’autres livres d’emblèmes tentent d’assurer des liens unificateurs entre les composantes symboliques pour qu’ils soient lisibles, quelque voilées que soient leurs énigmes au départ [30]. Comme l’explique Gisèle Mathieu-Castellani, en examinant « la poétique de l’emblème » (chez Corrozet, par exemple), « l’épigramme contrôle le décodage, souvent du reste en établissant et en expliquant la relation d’analogie entre l’objet matériel et l’objet "intellectuel", notionnel » [31]. Cela n’est pas le cas dans la Délie, où les emblèmes gardent leur caractère énigmatique.
       La métaphore scévienne met en question le rapport simple (paradigmatique) entre comparant et comparé, entre signifiant et signifié, mettant en relief le glissement syntagmatique du sens. Forts de la « fonction poétique » décrite par Jakobson, les emblèmes et les poèmes scéviens projettent « le principe d’équivalence de l’axe de sélection sur l’axe de la combinaison » [32], soulignant leurs rapports complexes aux différents codes métaphoriques et métonymiques qui se font écho parmi les divers réseaux verticaux et horizontaux du recueil. Les emblèmes scéviens servent donc à unir et à diviser le recueil en lui donnant une forme, une architecture, un aspect visuel marquant, même si l’on n’arrive pas à s’accorder sur leur sens, ni sur la signification de l’ordre des dizains et des devises [33]. Si les images semblent nous offrir des marques typographiques et topographiques, des espèces de « points de capiton » [34] ou de repères à travers la densité des dizains « huis-clos » (terme emprunté à Alfred Glauser [35]), l’expérience du lecteur n’en mime pas moins la mouvance et le parcours erratique et circulaire de la persona poétique dans le dédale du texte. Ce périple giratoire et l’oscillation d’errance et de fixité à travers le recueil sont évoqués, entre autres, par la girouette du quinzième emblème [36] et par la devise énigmatique et tautologique de Scève « Souffrir non souffrir » [37], qui marque le début et la fin des dizains, sans pour autant offrir de vraie clôture, puisqu’elle encourage le mouvement rétrospectif, circulaire, voire le retour au début de la lecture qui est toujours à recommencer [38]. Le lecteur en quête de sens doit sans cesse lire rétroactivement, revenir au(x) point(s) de départ pour tenter de comprendre la syntaxe tortueuse, les contradictions, les apories, les tautologies et tout autre problème de sens à la fois dans les mots et les images et dans les réseaux qui semblent se tisser, s’enchevêtrer entre eux, souvent pour se défaire, se délier, aussitôt [39]. Si les emblèmes et les mots semblent promettre un parcours téléologique ou des réponses à des vérités cachées à travers un « object de plus haulte vertu », ils nous leurrent par notre désir de sens et de certitude [40]. Voilà sans doute pourquoi nous pouvons trouver tant de lectures contradictoires du texte délien.
       Un réseau de sens, qui pourrait paraître évident à première vue, à savoir le lien entre emblèmes reliés par l’isotopie de la spécularité, nous servira d’exemple. Nous pouvons identifier trois emblèmes spéculaires dans la Délie : « Narcissus » (E7), « Le Basilisque, et le Miroir » (E21) et « La Lycorne qui se voit » (E26). Quel est le lien entre ces emblèmes, à part le reflet spéculaire et le regard mortifère ? Le « Basilisque » (fig. 1), auquel la persona poétique compare la dame dès le premier dizain, se perçoit dans un miroir, tandis que Narcisse et la licorne se contemplent dans l’eau, l’un avec désir, l’autre avec horreur. A la différence du « Basilisque », ni Narcisse, ni licorne ne sont nommés dans les poèmes. La légende dit que le regard du basilic est mortel et qu’il peut être tué par son propre reflet. Si l’on suppose que c’est la persona poétique qui se sert de la première personne du singulier, le motto « Mon regard par toy me tue » laisse sous-entendre que c’est maintenant lui qui se compare au basilic et que la dame en est le miroir, comme le suggère Coleman [41]. Ou bien est-ce, comme le propose McFarlane, Délie qui se tuerait en se voyant reflétée dans les yeux du poète [42] ? Il est difficile de décider du référent ici, car comme le dit Marc Graff, « la caractéristique essentielle de l’emblème est en effet l’absence absolue de toute instance d’énonciation » [43]. Les derniers vers du prétendu « dizain glose » n’en simplifient guère la lecture, car ils laissent entendre que les deux (amant-poète et dame) sont sujets à la mort par le même regard :

 

Je m’esjouys quand ta face se monstre,
Dont la beaulté peult les Cieulx ruyner :
Mais quand ton œil droit au mien se rencontre,
Je suis contrainct de ma teste cliner :
Et contre terre il me fault incliner,
Comme qui veulx d’elle ayde requerir,
Et au danger son remede acquerir,
Ayant commune en toy compassion.
Car tu ferois nous deux bien tost perir :
Moy du regard, toy par reflection. (D 186)

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[25] M. Giordano, « Scève’s Imprese : Typology and Function », Romanic Review, n° 73, 1982, p. 25.
[26] M. Giordano, The Art of Meditation, op. cit., p. 230. Fernand Hallyn précise aussi que « C’est cette mobilisation à distance, et l’interaction entre thèmes figurés et thèmes textuels qui en résulte, qui donnent à Délie, en tant qu’œuvre emblématique, sa particularité : les figures ne sont pas uniquement là pour exprimer un signifié localement inscrit, mais sont également emportées dans un ensemble de réseaux et de strates qui mobilisent tour à tour diverses potentialités signifiantes par une surdétermination latérale ». F. Hallyn, « Les Emblèmes de Délie : propositions interprétatives et méthodologiques », Revue des Sciences Humaines, vol. 51, n° 179, 1980, p. 65.
[27] V. Minet-Mahy, « L’Image comme guide de lecture et pouvoir sur le lecteur : le cas de la Délie de Maurice Scève », dans Emblemata Sacra, textes édités par Ralph Dekoninck et Agnès Guiderdoni-Bruslé, Turnhout, Brepols, « Imago Figurata Studies » vol. 7, 2007, pp. 306-307.
[28] Les 3 éléments de l’emblème chez Scève, à savoir l’image, le motto et la glose, ne fonctionnent pas comme dans l’emblème supposé traditionnel que nous voyons chez Alciati ou Corrozet, par exemple, où le poème accompagnant la figure reprend tous les éléments de l’emblème pour en expliciter une sorte de vérité morale. Comme le rappelle Coleman, l’emblème scévien est plus proche de l’impresa, c’est-à-dire d’une devise personnelle qui peut rester énigmatique. Voir D. G. Coleman, Maurice Scève : Poet of Love, Cambridge, Cambridge UP, 1975, pp. 54-72. La critique s’est accordée à nommer les figures apparaissant dans la Délie des devises plutôt que des emblèmes, notant les similarités et différences entre emblème et devise (impresa). Yves Giraud (qui cite P. Bouhours et J. Baudoin) signale qu’emblème et devise « ont des points communs : tous deux sont "un composé de figures tirées de la nature ou de l’art, lesquelles on appelle corps, et de paroles courtes, proportionnées à la figure, auxquelles on donne le nom d’âme" (Bouhours) ». L’emblème servirait plutôt à instruire des « vérités morales », tandis que la devise traduirait « un "programme" individuel » et caractériserait « une personne par les actions qu’elle a pu accomplir ou par celle qu’elle se propose ». Les paroles qui accompagnent l’emblème « "sont d’ordinaire des propositions qui ont un sens complet, indépendamment de la peinture" (Bouhours) : elles commentent l’image, la "doublent" et l’expliquent ». Par contre, « dans la devise, figure et paroles doivent être combinées pour produire le sens, qui n’existe que par le rapport mutuel entre les deux éléments », à savoir figure et texte. Voir Y. Giraud, « Propositions », dans L’Emblème à la Renaissance. Actes de la journée d’études du 10 mai 1980, publiés par Yves Giraud et al., Paris, CDU et SEDES, 1982, pp. 8-9. Fernand Hallyn précise que « Tesauro fera un trait distinctif de l’impresa par rapport à l’emblème : l’emblème, s’adressant à un très large public, doit être totalement explicite sur ses intentions, tandis que l’impresa, réservée à un public d’initiés, tend naturellement à l’obscurité ». Voir F. Hallyn, « Les Emblèmes de Délie : propositions interprétatives et méthodologiques », art. cit., p. 66.
[29] G. Mathieu-Castellani, « Avoir l’object plus vifvement empreint en l’ame » : Le statut de l’objet dans la poétique de la Renaissance », dans Poétiques de l’objet. L’objet dans la poésie française du Moyen Age au XXe siècle. Actes du Colloque international de Queen’s University (mai 1999) , réunis et présentés par François Rouget avec la collaboration de John Stout, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 29.
[30] Voir R. Sieburth, Emblems of Desire : Selections from the "Délie" of Maurice Scève, edited and translated by Richard Sieburth, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2003, p. xli.
[31] G. Mathieu-Castellani, « Avoir l’object plus vifvement empreint en l’ame », art. cit., p. 27.
[32] R. Jakobson, Essais de linguistique générale, préface et traduction de N. Ruwet, Paris, Editions de Minuit, 1963, p. 220.
[33] Daniel Russell voit l’emblème non pas tant comme une forme fixe, mais plutôt comme un processus combinatoire (voire intertextuel) de découpage et d’agencement de fragments tirés de différentes sources (allégoriques ou autres) pour créer de nouvelles unités de sens. Voir D. Russell, The Emblem and Device in France, Lexington, French Forum Publishers, « French Forum Monographs » n° 59, 1985, p. 164.
[34] Selon Lacan, dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », « le point de capiton [est ce] par quoi le signifiant arrête le glissement autrement indéfini de la signification ». Voir J. Lacan, Ecrits, Paris, Seuil, « Le champ freudien », 1966, p. 805.
[35] A. Glauser, « Scève ou le dizain huis-clos », dans Le Poème-symbole de Scève à Valéry, Paris, Nizet, 1967.
[36] Defaux affirme que l’emblème suggère aussi la constance dans le changement, car le motto, emprunté à Pétrarque dit : « Mille revoltes ne m’ont encor bougé ». Mais cet emblème rappelle aussi les péripéties de « L’Oeil trop ardent en mes jeunes erreurs » du premier dizain, qui « Girouettait, mal cault, à l’impourveue », rendant l’amant susceptible aux dangers de l’innamoramento incarné par le « Basilisque », tout en l’attachant à l’objet de son amour, comme une victime sacrificielle ou « Piteuse hostie » en admiration fixe de sa « Dame, Constituée Idole de ma vie ». Voir les notes dans l’édition de G. Defaux, op. cit., tome 2, pp. 170-171 et pp. 13-15. Voir l’emblème en ligne.
[37] C’est le sujet du premier chapitre du livre d’A. Glauser, intitulé « "Souffrir non souffrir" : formule de l’écriture scévienne », dans Écriture et désécriture du texte poétique. De Maurice Scève à Saint-John Perse. Saint-Genouph, Librairie Nizet, 2002.
[38] Liz Guild souligne le fait que ce motto suit le mot « Fin », suspendant ainsi la clôture du texte et créant donc un jeu de suppléments mouvants dans des espaces qui dépassent déjà le cadre du livre et illustrant ainsi que la Délie ne peut être fixé, ni circonscrit. Voir L. Guild, « Writing and Drawing in Scève’s Délie », Paragraph, n° 6, 1985, pp. 43-44.
[39] Selon A. Glauser, « Le Dizain est la forme tautologique la plus convaincante : serré, refermé sur lui-même », Ibid., p. 33. Selon Jacqueline Risset, « chez Scève, la tautologie domine à ce point que tous les échanges deviennent possibles entre les niveaux de sens, grâce à cette tendance centrale à la superposition (à la fois fusion amoureuse et surdétermination infinie) ; il se produit comme une surexposition où ils disparaissent tous (comme une photographie surexposée devient blanche) » (J. Risset, L’Annagramme du désir. Essai sur la poétique de Maurice Scève, Rome, Mario Buzoni Editore, « Biblioteca di cultura » n° 19, 1971, p. 99).
[40] Comme le suggère François Lecercle, « Réquérir l’attention, solliciter les affects et susciter le plaisir ne sont, en quelque sorte, que des vertus ’apéritives’ », même si celles-ci sont importantes. Voir F. Lecercle, « Du visible au lisible : l’expansion de l’image », Histoire de la France littéraire, Tome 1, Naissances, Renaissances Moyen-Age – XVIe siècle, volume dirigé par Frank Lestringant et Michel Zink, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 335.
[41] D. G. Coleman, An Illustrated Love « Canzoniere ». The Délie of Maurice Scève, Genève, Slatkine, 1981, p. 43.
[42] Voir les notes sur le dizain 186 dans l’édition de la Délie par I. D. McFarlane, op. cit., p. 425.
[43] M. Graff « Nombres et emblèmes dans Délie », art. cit., p. 8.