Lire en abyme : les emblèmes
spéculaires de Délie [*]
- Nancy Frelick
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Délie.
Object de plus haulte vertu par Maurice Scève,
souvent nommé le premier canzoniere
français, contient un huitain liminaire et 449 dizains
accompagnés de 50 emblèmes. Ces gravures
paraissent régulièrement après le
cinquième dizain, découpant l’espace
textuel en neuvaines, ce qui a mené plusieurs critiques
à percevoir différents schémas
numérologiques dans le texte, même s’il
est difficile de s’accorder sur leur sens [1]. Pour
d’autres lecteurs, les emblèmes auraient une
fonction purement décorative, n’ajoutant rien
à la compréhension du texte [2]. Certains
éditeurs ont donc jugé bon de reproduire le texte
sans images. Cela nous paraît problématique, non
seulement parce que les vignettes ponctuent ces « si
durs Epygrammes » (selon le huitain
« A SA DELIE » [3])
mais aussi
parce que le texte semble avoir été
conçu avec les 50 emblèmes, même si
ceux-ci s’avèrent parfois bien
hétéroclites [4]. Le fait
qu’il existe
deux séries d’emblèmes comportant les
mêmes thèmes pour les deux éditions du
XVIe siècle (celle de 1544 publiée à
Lyon « Chez Sulpice Sabon, Pour Antoine
Constantin » et celle de 1564 à Paris [5])
justifie ce point de vue. D’ailleurs, comme
l’affirme Fernand Hallyn, « s’en
tenir au texte, sans les images, comme certains le voudraient,
c’est réduire la surdétermination de Délie »
[6].
Il
est tout aussi dangereux de voir l’image comme une simple
illustration, que de lire le texte comme une simple glose explicative.
Si l’on tronque le texte là où il
semble poser problème (là où
« ça cloche » comme le
dirait Lacan [7]),
on l’appauvrit en limitant ses lectures
potentielles. Ne ferait-on pas mieux de lire le texte d’une
manière dialogique, de se sensibiliser aux
différents niveaux et réseaux de sens, ainsi
qu’aux jeux d’échos, aux
résistances, et à tout ce qui risque
d’échapper au sens ? Ne vaut-il pas mieux
interpréter les processus herméneutiques (voire
même les désirs inconscients),
déclenchés par l’interaction entre
texte, image, et lecteurs, au lieu de les occulter en faveur
d’une interprétation trop facile ? Dans
son étude sur la poétique et
l’onomastique, François Rigolot nous rappelle
qu’il est légitime de lire le texte
scévien à l’aide des outils
élaborés pour l’analyse des
rêves – tels la condensation et le
déplacement – car il y a
« surdétermination et
déplacement dans le rêve comme dans le
poème » [8]. Nous pourrions
ajouter
l’emblème à cette formulation, car il
fonctionne aussi à plusieurs niveaux, comme le fameux
rébus freudien ou la partition musicale de Lacan, dont la
lecture polyphonique, s’alignant sur plusieurs
portées, sert de point de comparaison pour
l’interprétation de tout discours (verbal,
pictural, musical) selon les axes syntagmatiques et paradigmatiques [9].
Les procédés élaborés dans
la Traumdeutung par Freud et revus par Lacan
(à l’aide des distinctions de structuralistes tels
Saussure, Jakobson, et Lévi-Strauss) peuvent servir
à repérer les éléments qui
structurent les liens entre texte et image, à savoir la
condensation et le déplacement qui organisent tous
signifiants selon les axes métaphoriques et
métonymiques. Dans cette étude, nous examinerons
donc les réseaux de sens autour des emblèmes
spéculaires de Délie
à l’aide de diverses approches critiques, y
compris un modèle adapté de la psychanalyse
lacanienne, tout en tenant compte de divers problèmes
herméneutiques liés à
l’interprétation de ces images
répétées.
Comme
l’affirme Edwin Duval, une des grandes questions
posées par la critique scévienne est de savoir si
l’emplacement des emblèmes était choisi
par Scève et donc significatif, ou si
l’arrangement était fait selon des
considérations purement typographiques et donc sans
signification [10]. Duval reprend le débat
entre
Ferdinand Brunetière et Albert-Marie Schmidt, d’un
côté, et V.-L. Saulnier, de l’autre [11],
sur le sens des emblèmes dans la Délie,
vu la mise en page de l’édition de 1544. Selon
Duval l’emplacement des emblèmes
présentait des avantages appréciables pour
l’imprimeur Sulpice Sabon, surtout parce que ces devises
exigeaient jusqu’à trois impressions
séparées : une impression pour les
gravures ; une autre pour les mottos accompagnant les
images ; et une troisième pour les
« grotesques » qui encadrent
images et mottos [12]. Selon Duval, ces
considérations
pragmatiques auraient été plus susceptibles de
motiver l’emplacement des images que le désir de
donner au texte une architecture secrète
occasionnée par une formule numérologique
signifiante [13]. Duval reste donc sceptique quant au
sens des
emblèmes, sans pour autant se prononcer de
manière décisive sur la question, car il admet
que toutes les démonstrations, quelque logiques
qu’elles soient (y compris la sienne) reposent sur certaines
présuppositions [14].
Ce
que ces présuppositions ont souvent en commun,
c’est le recours à
l’intentionnalité. Effectivement, il est
impossible de prouver quoi que ce soit si l’on se fie aux
intentions de l’auteur ou à celles de
l’imprimeur. Comme nous le rappellent Wimsatt et Beardsley
(dès 1946), le concept de l’intention de
l’auteur est problématique, voire fallacieux [15],
et dans le cas de notre texte, invérifiable.
D’ailleurs, comme le rappelle Roland Barthes,
l’attachement aux intentions auctoriales indique un
désir de fixer le sens, ce qui est problématique,
car si tout « texte est un tissu de citations,
issues des mille foyers de la culture » [16],
Délie
n’en reste pas un des moins mobiles. Nous ne citons pas
Barthes pour nier l’existence de l’instance
auctoriale, mais pour essayer de prendre en compte nos projections en
tant que lecteurs (surtout si l’on s’attache au
concept aporétique ou tautologique de
« l’homme et
l’œuvre » [17]), car comme
nous le
rappelle Michel Foucault à propos de la
« fonction auteur » :
« ce qui dans l’individu est
désigné comme auteur (ou ce qui fait
d’un individu un auteur) n’est que la projection,
dans des termes toujours plus ou moins psychologisants, du traitement
qu’on fait subir aux textes, des rapprochements
qu’on opère, des traits qu’on
établit comme pertinents, des continuités
qu’on admet, ou des exclusions qu’on
pratique » [18]. Quelles que
soient nos projections
quant à l’auteur, aux imprimeurs, ou
même aux graveurs inconnus (des deux éditions), le
fait de supposer que les emblèmes n’ont rien
à nous dire, parce qu’ils posent
problème peut nous mener à tronquer le texte,
à l’altérer, voire à le
fausser. Nos projections textuelles, notre désir de trouver
un sens univoque ou une interprétation
particulière, d’en éliminer les
contradictions et les contre-sens, risquent aussi de limiter les
réseaux multiples de sens, d’en appauvrir les
virtualités possibles et donc d’en diminuer les
lectures éventuelles. Il vaut mieux se
référer au texte lui-même dans son
intégrité (seul critère sûr,
si certitude il y a dans le monde littéraire) ainsi
qu’au constat que les deux éditions du XVIe
siècle sont publiées avec le même ordre
de figures et emblèmes, même si la mise en page a
changé d’une édition à
l’autre [19]. Ne pourrait-on affirmer
qu’il
n’existe aucun élément gratuit dans le
texte ? Si l’imprimeur de la première
édition et, ne l’oublions pas, le graveur inconnu
– qui ferait figure d’artiste dans le contexte
moderne, si ces bois avaient été
signés, identifiés [20] –
contribuent
à l’aspect matériel, visuel du livre,
ne pourrait-on aussi leur attribuer une fonction de scripteur
[21]
? Si Scève a collaboré avec d’autres
artistes pour l’entrée royale à Lyon,
pourquoi ne l’aurait-il pas fait aussi pour la Délie
[22]
? Les deux éditions du XVIe siècle ne
feraient-elles pas partie d’un travail collectif, entre
poète, graveurs, et imprimeurs [23] ?
D’autre part, quelle que soit notre opinion sur le sujet, il
faut consulter les textes tels qu’ils se
présentent. En fin de compte, le sens ne peut se
créer que dans le rapport entre le texte et son lectorat.
D’ailleurs, les réseaux de sens du texte
délien se construisent surtout à partir des
lectures rétroactives du texte [24].