Lire en abyme : les emblèmes
spéculaires de Délie

- Nancy Frelick
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Fig. 2. Anonyme, « La femme & la Lycorne », 1544

Fig. 3. Anonyme, « Narcissus », 1544

L’indécidabilité des pronoms (ce que Marcel Tetel nomme « la con-fusion et réversibilité sexuelle du je et tu inhérentes à l’emblème » [44]) pose problème dès le premier emblème « La femme et la Lycorne » (fig. 2) où le motto « Pour le veoir je pers la vie » rend la lecture indéterminable. Comme le demande McFarlane dans ses notes à l’édition de 1544, faut-il lire « le » comme « la » ou « te » [45] ? A quoi le « le » se réfère-t-il ? Et notons que le même motto est reproduit dans l’édition de 1564. L’emblème semble faire référence au mythe de la capture de la licorne, attirée par une vierge. Dans la gravure, la licorne, qui se repose sur le giron de la dame, est blessée par une flèche. Le dizain suivant la vignette n’en explicite pas le sens, mais souligne le thème du pouvoir du regard fatal de l’innamoramento à travers la métaphore de « l’archier » [46]. Faut-il donc lier les flèches d’Amour à celle au flanc de la licorne ? Les derniers vers du poème disent que dès le jour de ce premier regard « continuellement / En sa beaulté gist ma mort, et ma vie » (D 6). Il semble assez clair ici qu’il s’agit de la persona poétique qui se compare à la licorne et que l’attrait de la dame en représente le danger mortel. Mais ce qui peut encore compliquer le sens de l’emblème c’est (et on l’a souvent souligné) que la licorne, associée au pouvoir purificateur, s’avère aussi un symbole christique [47]. Nous reprendrons ce fil plus tard, dans une discussion de « La Lycorne qui se voit ».
       « Narcissus » (fig. 3), le septième emblème, réitère le thème du regard fatal, faisant aussi référence à la vanité de l’amour narcissique à travers le motto « Asses meurt qui en vain ayme ». Ce reflet n’est pas mortel en soi, mais il est trompeur (puisque Narcisse ne se reconnaît pas tout de suite comme l’objet de son propre désir). Le mythe soulève le problème de la connaissance de soi (rappelons que Tirésias avait prédit que tout irait bien pour Narcisse pourvu qu’il ne se connaisse pas) et semble suggérer que cette méconnaissance, qui mène au choc de la reconnaissance de sa propre image en tant qu’objet de son désir, est ce qui est fatal pour le jeune homme chez Ovide. L’identification de la persona poétique de la Délie au personnage ovidien reste problématique, non seulement en raison de l’absence de son nom [48] (sauf dans le titre « Narcissus » donné dans « L’ordre des figures et emblèmes » à la fin du recueil), mais aussi parce que, comme le précise Mathieu-Castellani, la persona scévienne se décrit comme une sorte d’anti-Narcisse [49]. Tandis que le héros ovidien est puni pour son auto-suffisance, l’amant-poète scévien se plaint d’être puni alors qu’il se trouve dans une situation inverse (voire chiasmatique) à celle de Narcisse [50], car il ne sait mépriser autrui. Au contraire, il se « desayme » et aime « aultruy » :

 

Si c’est Amour, pourquoy m’occit il doncques,
Qui tant aymay, et onq ne sceuz hair ?
Je ne m’en puis non asses esbahir,
Et mesmement que ne l’offençay oncques :
Mais souffre encor, sans complainctes quelconques,
Qu’il me consume, ainsi qu’au feu la Cyre.
Et me tuant, à vivre il me desire,
Affin qu’aymant aultruy, je me desayme.
Qu’est il besoing de plus oultre m’occire,
Veu qu’asses meurt, qui trop vainement ayme ? (D 60)

 

Si la vanité de cet amour est soulignée, c’est sans doute parce qu’il a lieu dans le domaine de l’image, du spéculaire, du monde trompeur de l’imaginaire, qui est lié à la méconnaissance chez Lacan. Comme nous l’avons signalé ailleurs, selon ce psychanalyste, l’amour, qui se trouve dans le domaine spéculaire de l’imaginaire, a une structure narcissique : « c’est son propre moi qu’on aime dans l’amour, son propre moi réalisé au niveau imaginaire » [51]. Le mythe de Narcisse illustre aussi l’inaccessibilité de l’objet d’amour qui suit la logique métonymique du désir. Si l’amour de l’image de l’autre reflétée dans l’eau s’avère hors d’atteinte, voire fatal, en raison de sa dimension imaginaire, spéculaire, il n’en est pas moins sujet aux lois du symbolique, qui structurent désir et parole selon la logique du déplacement, du détournement, les rendant sujets à un glissement sans fin [52].
       Or, si la persona poétique s’identifie à la situation du héros ovidien dans le domaine de la méconnaissance imaginaire et de l’amour impossible, il s’assimile aussi à Echo, pour qui Narcisse s’avère l’objet inaccessible, l’impossibilité de son désir se doublant de l’impossibilité de le dire. Echo, qui devient une voix errante et désincarnée ayant perdu toute capacité de s’exprimer, ne peut que répéter la fin des mots des autres. Echo illustre donc à la fois le déplacement métonymique du désir et une espèce de spécularité auditive (un reflet sonore des paroles d’autrui) qui évoque l’inter-dit, voire les détours du sens. Elle représente ainsi non seulement l’amour chimérique, inaccessible, ou interdit (pour Narcisse) dans le domaine de l’imaginaire, mais aussi l’impossibilité de l’exprimer, sauf à travers les discours obliques ou symptomatiques de l’inter-dit ou de « l’entre-les-lignes » du symbolique, à savoir les répétitions, les lapsus, les béances, et les mots des autres (voire les citations ou intertextes) qui multiplient les signifiants et les réseaux de sens, sans jamais pouvoir les circonscrire en un discours linéaire ou univoque. Au lieu de mener à l’amour et à l’alliance désirée (des corps et du sens), ses efforts ne peuvent que multiplier les signes de ses défaites.

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[44] M. Tetel, « Autour des emblèmes de Délie », dans La Pensée de l’image. Signification et figuration dans le texte et dans la peinture, sous la direction de Gisèle Mathieu-Castellani, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, « L’Imaginaire du Texte », 1994, pp. 73-75.
[45] I. D. McFarlane, op. cit., p. 123.
[46] Pour plus de détails sur ce thème voir L. K. Donaldson-Evans, Love’s Fatal Glance : A Study in Eye Imagery in the Poets of the Ecole Lyonnaise, University (Mississipi), Romance Monographs, 1980.
[47] I. D. McFarlane cite Guy de Tervarent à ce sujet en ce qui concerne les arts visuels, Ibid., pp. 122-123.
[48] Voir D. L. Baker, Narcissus and the Lover : Mythic Recovery and Reinvention in Scève’s Délie, Sarratoga, ANMA Libri, « Stanford French and Italian Studies » n° 46, 1986, qui soulève cette question et qui fait une analyse détaillée de cet intertexte ovidien dans le texte scévien. Il y a aussi une section sur les mythes ovidiens dans N. Frelick, Délie as Other : Toward a Poetics of Desire in Scève’s Délie, op. cit., pp. 66-86.
[49] G. Mathieu-Castellani, « Narcisse au giron de Mélancolie », Versants, n° 26, 1994, p. 104.
[50] Il est intéressant de noter, d’ailleurs, que l’inversion est une des caractéristiques du reflet spéculaire.
[51] La citation est de J. Lacan, Le Séminaire. Livre I. Les Ecrits techniques de Freud, 1953-1954, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1991, p. 163. Voir aussi N. Frelick, « Poétique du transfert et objets a : l’exemple de la Délie », dans Poétiques de l’objet, op. cit., p. 79.
[52] Rappelons que pour Lacan (qui combine les découvertes de Sigmund Freud dans l’analyse des rêves et de Roman Jakobson en ce qui concerne l’aphasie et la théorie linguistique) le domaine de l’imaginaire est lié à la condensation, à la métaphore, tandis que le symbolique est associé au déplacement (au "virement"), et à la métonymie. Voir J. Lacan, « La Psychanalyse vraie, et la fausse », dans Autres écrits, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 2001, p. 166. Pour une lecture qui prend ces dimensions en compte, voir R. D. Cottrell, « Graphie, phonè and the Desiring Subject in Scève’s Délie », L’Esprit Créateur, vol. 25, n° 2, 1985, pp. 3-13. Pour le thème de l’errance et l’intertexte pétrarquiste, voir F. Rigolot dans Le Texte de la Renaissance des Rhétoriqueurs à Montaigne, Genève, Librairie Droz, 1982, pp. 173-186 et L’Erreur de la Renaissance. Perspectives littéraires, Paris, Honoré Champion Editeur, « Etudes et essais sur la Renaissance » n° 30, 2002.