Anatomie de l’image répétée
chez André Vésale et Charles Estienne

- Hélène Cazes
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De fait, cette indexation proleptique – avec ce qui suivra, bien plus tard –, est une autre affirmation de la linéarité de la lecture page à page : les structures et arrangements s’éclairent au fur et à mesure que la description progresse, pour culminer dans la dernière occurrence de l’image, cette fois riche de sens. Voire, il n’est pas rare que les lettres d’appel ne renvoient à rien. Ainsi, pour la représentation des muscles [38], tandis que hachures et petits cercles indiquent la direction des muscles ou la présence (invisible en deux dimensions) d’un muscle sous-jacent, les « merques (...) ne servent qu’au compte d’iceux muscles ». De fait, les « merques » donnent la structure d’un discours démonstratif continu, qui suit l’ordre, de bas en haut, d’inscription des chiffres et lettres. Le dispositif entre images et entre images et textes se clôt ainsi sur lui-même, en système fermé de références croisées dont l’unité est le traité.

 

La brièveté des répétitions

 

Paradoxalement, ces répétitions répétées servent la ... brièveté du traité. A maintes reprises, en effet, à commencer par son discours préfaciel où il se présente comme « croyans la briefveté estre premiere et principale louange de toute description » [39], Charles Estienne affirme prendre la « voie compendieuse » : son style, rien moins que Cicéron, n’est pas orné et cultive la simplicité, la clarté (structures et mises en évidence), la facilité, l’aptitude à la mémorisation. C’est dans cette économie de la via compendiosa des compilations qu’entre la répétition : elle concilie l’abondance (copia) par la reprise et la brièveté (brevitas) par la clarté.
       Les images répétées s’inscrivent et s’impriment en la mémoire du lecteur car elles sont simples, en tant que retour sur ce qui a été compris et proposition d’une idée nouvelle sans complexité :

 

Toutesfoys quant aux muscles interieurs et qui sont situez au plus profond du corps ceulx la ne seront par nous en ce lieu abundamment descriptz que les aultres : mais en passant par dessus a ce qu’il ne faille ouvrir le corps en ce lieu oultre nostre intention et propos. Mais puis apres seront abundamment descriptz au second livre. Car nous n’estimons chose plus confuse que descriptre ce qui ne pourroit donner aulcune facilité et troublast lordre et memoires des choses au precedent proposees [40].

 

Cette « facilité » de lecture est obtenue par la répétition, suivant le principe aristotélicien et scholastique de la décomposition des propositions complexes en propositions simples : chaque occurrence ajoute un niveau de compréhension, partant de la structure et superposant éléments, arrangements ou nuances. Ainsi, Charles Estienne se fait vulgarisateur dans son usage non seulement des images mais aussi de leur duplication : la minutie et l’exhaustivité sont fièrement abandonnées au profit de la clarté. Ainsi, dans la première exposition des muscles, la « négligente diligence » de l’anatomiste est sans cesse renvendiquée comme un sens de la structure et un procédé pédagogique.

 

A faulte et en vain te pourroys amuser a entendre et appercevoir de nous le nombre exquis et sommaire des muscles, lequel (ainsy qu’avons dit ci devant) n’avons entreprins te monstrer en si grande diligence : comme ainsi soit que ce nous semble bien peu faire et appartenir a nostre intention : par quoi voudrions que tu t’adonnasses plustost a la connexion et diverse texture d’iceux. Car en ce travaillons le plus. Et si tu me dis que sans cause te pourrois je avoir merqué le nombre desdits muscles aux precedentes figures : a cela te puis respondre qu’ils ne servent pas tant pour le compte et somme d’iceux comme pour la raison et maniere de dissequer : laquelle te sera ci apres proposée au troisiesme livre. dont ne te dois grandement emerveiller, si touchant les bras et cuisses, nostre description ne convient avec celle de Galien : car nous l’avons faicte ainsi que t’avons descript ci devant, en commencant par la teste des muscles : dont est advenu qu’estant changée la maniere de dissequer a esté necessaire invertir et troubler le nombre et ordre desdits muscles.

 

Le détail trompe, le compte « exquis » leurre et divise : le bref démonstrateur se hâte donc de donner des structures et des conduites plutôt que des prescriptions. Il clame que la « connexion » importe plus que le dénombrement des éléments, il fait passer au premier plan la méthode et non ses résultats. La simplicité de la manière de disséquer s’écarte alors de la complexité de la fabrique humaine tout comme la simplicité du parcours progressif du traité s’écarte de la confusion des séances de dissection. Pas plus que le savoir ne peut être mesuré au nombre des détails, la brièveté ne peut être mesurée au nombre de pages : le partage des connaissances passe par la simplicité, la progression et la généralité, une voie qu’Estienne résume par le mot de brièveté et ponctue par l’usage d’images répétées.

En jeu dans ce refus de compter les muscles, se trouvent au premier chef le refus de contredire Galien comme le refus de le suivre : le diable habite dans les détails, disent les Anglais... Or c’est dans la comparaison constante avec le texte constamment cité de Galien, que s’ouvre, dans la répétition des propos, l’espace du jugement.

 

Ne te fauldra donc emouvoir si notre compte ne rencontre pas celui de Galien, mais (comme dit est) confere l’ung avec l’aultre et par ce moyen tu cognoitras la verité du fait [41].

 

La répétition est alors une méthode de partage car elle est avant tout une explicitation : du discours, de la référence, du parcours de lecture. Elle permet la mémorisation tout comme la comparaison. Du coup, elle participe d’une écriture humaniste de l’anatomie où le lecteur est invité à lui-même reproduire le geste et la démarche de l’auteur. Auteur des médiations (lexiques pour la jeunesse [42], traductions [43], compilations [44]), Charles Estienne ouvre le livre par le procédé des images répétées au retour, à la reprise, à la continuation. Ainsi, il termine le traité par sa première image, le squelette, recommandant au lecteur de se composer une « anatomie seiche » pour garder en mémoire la structure, maintenant exposée, du corps : le cycle est fermé puisque les derniers chapitres donnent le mode d’assemblage de son objet initial [45]. Cependant, ce cycle inscrit dans la temporalité mêlée de l’expérience et de la lecture n’est pas exclusif : il reprendra avec chaque lecteur, invité dans la dernière phrase à juger de l’ouvrage.

 

Ce suffise quant a l’administration et dissection de ce qu’avons peu produyre en ces livres des parties du corps humain : lesquelles choses si tu voys aulcunement dignes d’estre veues ou leues tu auras quelque occasion de recognoistre nostre petit labeur : sinon au contraire estime que toy et ceulx qui t’ont ces choses proposees estes hommes desquelz la nature tant en faisant qu’en iugeant des labeurs d’aultruy est d’estre le plus souvent trompez et deceuz. FIN [46]

 

La brièveté du départ de l’auteur fait la liberté de son lecteur ! Au rebours de la jalouse revendication vésalienne, les images répétées de Charles Estienne laissent la part belle aux humanistes et à leur jugement. La Dissection des parties du corps humain se clôt sur la reprise du terme « labeur » et la reconnaissance de l’erreur ; les derniers mots de Vésale, en 1555, cumulent les marques de possession – adjectifs possessifs intensifs (« huic meæ »), position finale de première personne (« impono ») –, jusqu’au contrôle du mot « Fin », inséré dans le discours de l’auteur sans créer de seuil où se rencontreraient écriture et lecture : « Là-dessus, je mets fin à ma Fabrique du corps humain » [47]. Vésale se garde le dernier mot, lorsqu’Estienne le passait à son « bénévole lecteur ». L’ouverture d’Estienne, l’anatomiste aux images répétées, est humaniste ; la déclaration de Vésale, l’ennemi des médiations, est déjà dans la modernité du progrès.

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[38] Ibid., p. 98 : « Advertissement particulier touchant la declaration des figures cy devant proposees./ Il n’est besoing de trop longue declaration quand aux nombres merques et signez aux figures cy devant proposees par ce qu’elles ne servent qu’au compte d’iceux muscles ».
[39] Ibid.., [p. ii].
[40] Ibid., p. 100, faisant suite à Ibid., p. 99 : « Qui est l’endroict ou doivent estre advertis les lecteurs que touchant le nombre ou entiere somme et supputation exacte desdits muscles n’avons esté grandement solliciteux : comme aussi ne veut Galien que les anatomistes soient fort adonnés en ceste matiere. Tant seulement nous a suffi et avons esté contens en cest endroict declarer et monstrer tant par figure que description les muscles qu’avons par dissection cogneus et appercus, distingués et separez des aultres tant par le moyen des membranes qui leur sont propres et peculieres qu’aultrement. »
[41] Ibid., p. 104, traduction polie du latin de 1545, p. 107 : Caue igitur hoc loco te decipiat Galeni supputationes, cum nostra collatio (« prends garde de ne pas te laisser abuser par les rapidités de Galien et aide-toi de notre collation »).
[42] Ch. Estienne, De Re hortensi libellus, uulgaria herbarum, florum, ac fruticum, qui in hortis conseri solent, nomina Latinis uocibus efferre decens ex probatis authoribus : in adolescentulorum gratiam, Lyon, Héritiers de Simon Vincentius, 1536 ; Vinetum, Paris, Robert Estienne, 1537 ; Sylua, Frutetum, Collis, Paris, Robert Estienne, 1538 ; Seminarium et plantarium, Paris, Robert Estienne, 1540 ; Principia elementaria juuenibus maxime accommodata, Paris, Regnaud Chaudière, 1546 ; Les Principes et premiers éléments de la langue latine, Paris, Regnaud Chaudière, 1546 ; De Vasculis libellus, adulescentulorum causa ex Bayfio decerptus, audita uulgari latinarum uocum interpretatione, Paris, Robert Estienne, 1547.
[43] Ch. Estienne, Gli Ingannati. Comédie du sacrifice des Professeurs de l’Académie vulgaire Senoise, nommez Intronati, célébrée ès jeux d’un Karesme prenant, à Senes, traduicte de langue Tuscane par Charles Estienne, Lyon, François Juste et Pierre de Tours, 1543 ; La premiere comedie de Terence, intitulée l’Andrie, nouvellement traduite de latin en français, en faveur des bons esprits, studieux des antiques récréations, Paris, Gilles Corrozet, 1542 ; Paradoxes, Paris, Charles Estienne, 1553.
[44] Ch. Estienne, Abbrégé de l’histoire des vicontes et ducz de Milan (...) extraict en partie du livre de Paulus Jovius, Paris, Charles Estienne, 1552 ; Prædium rusticum, Paris, Robert Estienne, 1554.
[45] Ch. Estienne, La Dissection des parties du corps humain, op. cit., p. 405 : « Par ce moyen feras une anatomie seiche que les Grecz ont appellee sceletos : de laquelle t’ayderas pour confermer ta memoire aux blessures ruptures et luxations. Laquelle anatomie bien liee et nettoyee (ainsi que dict est) ne faudra garder en lieu remugle ne fermer en lieu qu’elle ne puisse avoir air [...] ».
[46] Ibid.
[47] A. Vesalius, De Fabrica, op. cit., 1555, p. 824 : huic meæ de Humani corporis fabrica historiæ nunc illa finem impono.