Anatomie de l’image
répétée
chez André Vésale et Charles Estienne
- Hélène Cazes
_______________________________
En une posture diamétralement opposée à la revendication de Vésale, Estienne évoque des plagiaires qui ont pré-piraté la parution et « n’en prend soucy ». Le retard dans la publication fut l’occasion de mauvaises copies : tant pis. L’autorité vient de la compétence, et les « estudiants » le reconnaîtront. Le retournement paradoxal est un procédé que connaît bien Charles Estienne, futur traducteur des Paradoxes d’Ortenso Landi [18], et dont il use volontiers. Ici, l’auteur se plaît ainsi à encourager ses plagiaires : « donnons liberté a ung chascun d’escripre ce qu’il vouldra et proposer le sien ou l’autruy labeur a son plaisir ». Le bon lecteur reconnaîtra ses textes. Surtout, l’unité maîtresse est celle du texte, non celle de son auteur.
Expérience et répétition : la pratique
Le
goût du paradoxe n’est pas seul en ligne ici :
Estienne place d’emblée son œuvre un
appareil de répétitions essentielles. Car il est
des formes de répétitions anatomiques
génériquement et spécifiquement
valorisées, recherchées, légitimes. La
première est celle de la répétition du
geste : dans l’expérience, mais aussi dans la
représentation de ce geste. Cette
répétition essentielle, et interne postule
d’abord l’universalité du
modèle du corps humain tel que le découvre
l’anatomiste accompli. La répétition
des images et des gestes acquiert alors la valeur de preuve du
savoir-faire du dissecteur, de la vérité de son
discours et de l’harmonie de la création. Or cette
répétition est celle non des termes mais de la
chose.
Art
de la coupe comme de la démonstration, l’anatomie
se pratique et se parfait par l’expérience
répétée : dans le De
Fabrica de 1543, et plus encore en 1555, Vésale
semble ne manquer aucune occasion de rappeler qu’il
s’est « fait la main »
à de nombreuses reprises. Il déplore
néanmoins, tout aussi souvent, de n’avoir
disposé que de « cas
exceptionnels », dont l’unicité
interdit le passage de l’observation à la
généralisation [19].
Charles
Estienne, de manière moins personnelle que
Vésale, sans user de l’anecdote, mais
également sans craindre la répétition,
se plaît à définir l’anatomie
comme une pratique : c’est une manière de
« voir par le bout des doigtz », ainsi
qu’il en instruit celui qui cherche la naissance des muscles.
Ausurplus te sera facile et ne te pourra tromper la separation des membranes qui couvrent lesdictz muscles et sont inserees entre yceulx : desquelles viendras facilement a bout en cherchant diligemment le chef du muscle que desyreras veoir : et par ce moyen tascheras ou du bout des doigtz ou avec quelque rasœr de myrte ou dos diviser lesdictes membranes [20].
Pour
se défendre de contredire Galien,
« l’autheur que le plus estimons entre
tous aultres », il ne dédaigne pas de faire
connaître sa longue pratique [21]. Mais cette
expérience personnelle n’est pas
l’occasion d’un discours sur soi ni d’une
narration spécifique : elle s’ancre dans la
généralité. Or c’est
justement par la répétition que le passe-passe
des temporalités est effectué : au point de
tension et rencontre entre observation directe (singulière
et auctoriale) et discours universel, la
répétition permet la transcendance de la
linéarité et du particulier. Elle se dit
d’abord par la pratique. Elle se lit ensuite dans un
dispositif visuel du livre qui refuse la célèbre
« marche des écorchés
vésaliens » pour proposer jusque trois fois la
même paire de planches en pleine page.
Indissociable
de la revendication d’autopsie et de la
légitimation du discours par
l’expérience directe, la pratique est une
répétition faite expertise, du geste de
l’anatomiste. Reprenant ainsi ses déclarations
d’ouverture lorsqu’il traite du nombre
controversé des muscles, Charles Estienne passe ainsi de la
nécessité de voir directement et
décrire « brièvement
» à la validité de
l’expérience
répétée (et par là
même, experte car cohérente). En guise de titre de
chapitre, il se plaît à
répéter cette garantie fondatrice :
L’administration et dissection de chascune partie du corps humain, proposée en la facon et maniere qu’avons observée et tenue plusieurs fois en faisant inciser [22].
Le lecteur est invité en retour à répéter ce regard premier, à retrouver la première image du savoir ; ainsi, lecteur et auteur se définissent par le reflet et le partage des images, chacun étant renvoyé à « ce qui est remonstré à l’œil » :
Quant a toy, tu en croyras ce qu’il te plaira mais que tu ayes diligemment regardé et entendu a la verité ce qui te sera remonstré a l’œil par dissection : (…) car nostre intention et deliberation n’est que de te monstrer tant seulement et descripre en ce lieu ce que nous avons veu devant noz yeulx et faict dissequer en nostre presence [23].
La possibilité de reproduction est ici primordiale pour le projet scientifique et postule l’identité de l’objet (le corps humain) au delà des variations observées dans les cas individuels (les cadavres disséqués) : l’image du savoir se répète, par nature.
Quant a nous te pouvons bien asseurer de l’avoir ainsi descript que l’avons aultresfois administree : tellement que tousiours verras nostre dissection conjoincte avec la description si que l’ung peult dependre de l’aultre [24].
En effet, l’adverbe « toujours » fait attendre que l’expérience répétée soit répétable. Estienne n’explicite guère ici et, dans sa « négligente diligence » [25], passe rapidement sur la question épistémologique laissée en suspens par l’anatomie personnelle de Vésale.
Emblème et lieu des répétitions : l’image
En
posant que l’illustration anatomique serait la reproduction
du spectacle des dissections (en contradiction avec les pratiques et
conseils de la Faculté de Médecine de Paris),
Vésale avait lancé en 1538 le nouveau statut de
l’image médicale : un moyen de connaître
par une représentation qui, idéalement, serait
à la fois fidèle et lisible. Estienne
développe dans sa préface une poétique
de l’image comme œuvre et discours,
fondée sur le statut du livre d’anatomie [26].
L’image propose au lecteur une expérience
parallèle à celle de l’observation
directe. Elle confère ainsi à la lecture,
l’ombre de la valeur d’une autopsie... Pourvu bien
sûr qu’elle soit fidèle.
Ainsi,
le critère de légitimité scientifique [27]
(l’observation garantie par l’auteur) se continue
en déclaration poétique sur la
vérité des images :
Car riens n’y a peinct ou escript, qui tant attire l’esprit des hommes, comme faict la demonstration de ce que l’ouvrier auroit luymesmes autreffoys adverty, et diligemment consyderé de pres : suyvant par son pourtraict ou description, le vray artifice de nature. Dont non sans tresgrande raison avons accoustumé de beaucoup plus priser l’ouvraige d’un bon peinctre ou tailleur, d’aultant qu’il approche la nayve figure des choses par luy representées, et si exactement proposées a la veue des spectateurs, que les images peinctes ou eslevées, remonstrent lesdictes choses presque vifves et naturelles [28].
[18]
Ch. Estienne, Paradoxes, Paris, Charles Estienne,
1553.
[19]
Voir A. Vesalius, De Fabrica, op. cit.,
1543, p. 380, pour une condamnation de l’anomalie.
[20]
Ch. Estienne, La Dissection des parties du corps humain,
op. cit., p. 106.
[21]
Ibid., p. 99 : « nostre affection estoit de
vouloir esprouver la maniere de dissequer ledictz muscles : en
commencant par les tendons laquelle apres avoir par plusieurs foys
attentee avons finablement trouvé que nostre description
aulcunesfoys differoit quelque peu avec celle dudict Galien ».
[22]
Ibid., p. 371.
[23]
Ibid.
[24]
Ibid.
[25] Sur le style simple de cette rapidité, voir
Hélène Cazes, « Charles
Estienne : fortunes et faillites d’une entreprise de
vulgarisation », dans Actes du colloque L’Ecriture
Scientifique, Paris, EPHE, mars 2008, à
paraître.
[26] Sur l’épistémologie de la mise en
spectacle par Estienne, voir Hélène Cazes,
« Théâtres imaginaires du livre
et de l’anatomie : La Dissection des parties du
corps humain, Charles Estienne,
1545-1546 », Fiction du savoir
à la Renaissance sur le site Fabula.
[27] Ch. Estienne, La Dissection des parties du corps humain, op. cit.,
[p. i] : « est bien necessaire a l’historien du corps
humain, prendre garde que ce dont il doibt escripre, luy soit manifeste
et apparent a l’œil : et n’ayt ceste
hardiesse de dire ou proferer cas qui ne contienne verité ».
[28]
Ibid.