Anatomie de l’image répétée
chez André Vésale et Charles Estienne

- Hélène Cazes
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Fig. 2. Frontispice de Ch. Estienne, De dissectione
partium corporis humani...
, 1545

Fig. 3. Frontispice de Ch. Estienne, La dissection
des parties du corps humain...
, 1546

Répétition et copie : la haine des médiations

 

Voire, les « délinéations » et « icônes » des tables anatomiques ne sont publiées que pour en éviter la copie, qui serait nécessairement fautive et donc fallacieuse. Le geste éditorial de Vésale se lit alors comme un paradoxal arrêt de la répétition par la reproduction imprimée : c’est pour mettre un frein à la circulation de copies que l’anatomiste organise la publication de ses dessins et commentaires. L’un des lieux communs des préfaces consiste, on le sait, en la complainte de l’auteur spolié par des faussaires, usurpateurs de modèles et d’idées de représentations. Mais, de loin, le plus enflammé des auteurs certainement André Vésale, qui prévient en 1543 par la publication de son Epitome la prolifération, pourtant déjà engagée, de copies et abrégés du De Fabrica. Outragé des reproductions de ses planches anatomiques de 1538, il s’emporte contre les plagiaires et l’inefficacité des privilèges en une longue diatribe contre les imprimeurs qui non seulement volent son droit sur les images mais surtout y introduisent des erreurs. Or c’est encore dans le refus de la médiation que Vésale définit son droit sur les images : leur valeur tient à leur immédiateté avec sa propre expérience, à la part qu’il joua, ainsi qu’il le raconte volontiers, dans leur composition et leur mise en page. Ainsi, malgré le discours prônant comme pédagogie l’imitation et l’application du modèle, son texte, sa personne, sont irremplaçables, inimitables, non reproductibles.
       En refusant l’autorité des textes médicaux et la délégation des rôles lors de la dissection, André Vésale se dit haut et fort auteur, seul auteur, et il clame l’impossibilité de répétition, si ce n’est par lui-même, tant de la parution anatomique que de son élaboration depuis l’expérience. Jusqu’à la médiation de l’éditeur-imprimeur est niée par la revendication auctoriale du De Fabrica. Ainsi, le traditionnel avis de l’imprimeur au lecteur laisse place, dans les éditions de 1543 et 1555 à une lettre de l’auteur à Ioannes Oporinus : Vésale y dicte en grand détail la manière dont les bois, qu’il a fait graver à Venise, doivent être mis en page et imprimés. De fait, Vésale évince l’éditeur de son office. L’introduction d’Oporinus à cette seconde lettre-préface, juste à la suite de la préface de Vésale, marque en effet son double retrait : en seconde place, il en défère à l’auteur [12].

 

Nous avons entre les mains la Lettre qu’André Vésale joignit à l’envoi, depuis l’Italie, des planches gravées pour ces livres de la Fabrique du corps humain et pour leur Epitome. Or, il nous semble qu’elle contient l’essentiel de ce que nous avions pensé mettre dans notre avertissement au lecteur, mais aussi à ces Typographes qui font peu de cas des décrets princiers et se précipitent sur tout ce qui se publie pour le voler. Aussi, il ne nous a pas paru inutile de communiquer cette lettre aux candides lecteurs, exactement comme elle nous a été adressée.

 

Médiation et copie sont ainsi mises sur le même plan, celui de la corruption, qui introduit erreurs et variations. La répétition d’images semble alors proscrite de l’univers vésalien et, de fait, au sein même du volume, le dispositif d’indexation des images comprenant des lettres d’appel pour les légendes est repris dans les marges du texte sous forme de renvois aux gravures qui évitent toute redite. Voire, Vésale commente explicitement cet appareil à éloigner la répétition : le système du livre est une machine à éliminer la redondance. En plusieurs commentaires, placés en italiques sous le titre des chapitres, il invite le lecteur à reconnaître l’économie des images et à se reconnaître dans un volume exempt de reprises.

 

Nous aurions pu en cet endroit donner à nouveau quelques figures du cinquième livre, dans lesquelles on peut observer la nature des muscles des testicules et de l’utérus. Cependant, pour ne pas donner en divers endroits les mêmes figures, nous en donnons seulement [les références], indiquant dans quelle planche ces muscles sont bien visibles [13].

 

Encore et encore, toujours en guise d’avertissement, l’auteur-éditeur revendique la concision par l’indexation des images à l’échelle du volume.

 

J’ai décidé de ne mettre aucune image en tête de ce chapitre : l’on aurait pu y reprendre bien des illustrations des cinquième, sixième et septième livres, ainsi que quelques planches sur les muscles, mais à l’occasion tu y seras renvoyé en marge [14].

 

Un tel refus de la reprise, constant et explicite, illustre la posture vésalienne de singularité : l’exclusivité de l’expérience heuristique, de son discours et de ses gravures, ainsi que l’omniprésence de l’anatomiste au sein de son traité, sont organisées autour de l’instance centrale, irremplaçable, incorruptible de l’auteur. En ce sens, l’anatomie vésalienne exclut reprise comme réciprocité et la propriété première demeure la garantie dernière de la véracité.

 

L’invitation aux plagiaires : le partage humaniste

 

Au rebours de la revendication d’immédiateté auctoriale, le contemporain de Vésale, Charles Estienne (1510-1564) propose un usage raisonné de la répétition : dans le traité de la Dissection des parties du corps humain, publié par son beau-père Simon de Colines à Paris, d’abord en latin en 1545 (fig. 2) puis en français en 1546 (fig. 3), l’auteur décline les variations et variantes de la reprise. Jusqu’à inviter le plagiat ! Humaniste de la vulgarisation qui traduit en français un ouvrage savant, Charles Estienne invite en effet, par son usage de la redite, à repenser la propriété auctoriale et le rôle du lecteur. D’entrée de jeu, en préface au traité, il répond par la plaisanterie à la possible dépossession de l’exclusivité éditoriale. Or, par cette semi-provocation, Estienne ouvre dès la première page, une temporalité autre pour son livre : un infini dialogue, avec les classiques, avec les lecteurs, avec soi-même (latin/français), avec sa matière (dont le livre est « l’ombre »). L’entrée dans cette temporalité passe, justement, par la répétition.
       La Dissection des parties du corps humain, publiée en 1546, est l’aboutissement d’un projet de longue haleine, commencé dans les années 1530 aux presses du beau-père d’Estienne, Simon de Colines : confié au jeune chirurgien et dessinateur Etienne de la Rivière, assisté du graveur Jollat, le projet passa en 1534 sous la responsabilité de Charles Estienne, qui corrigea en des insertions de bois la plupart des planches du second livre. En 1539, le procès intenté par Estienne de la Rivière pour figurer comme auteur, en page de titre, empêcha la publication jusqu’au règlement de l’affaire en 1545 [15]. Dans le De Dissectione Partium Humani Corporis, et plus encore dans sa traduction française, Charles Estienne, cultive la répétition tout comme il cultive la variation synonymique [16]. Tension entre la nécessité de la reproduction – comme discipline de la pratique et comme fidélité des représentations – et la nécessité de l’expérience personnelle – autopsie, acquisition des gestes, expertise –, le traité d’anatomie d’Estienne propose un « dispositif de répétitions » : l’écriture et mise en livre sont présentées comme « l’ombre de la dissection », la lecture est présentée comme la répétition générale de la dissection à venir, la conclusion mène à la composition de « l’anatomie sèche » (squelette monté pour l’étude) sur laquelle s’ouvre le volume. Ainsi, en guise de pacte de lecture, dès la préface, et au rebours du lieu commun de la propriété auctoriale, Estienne dépasse la succession temporelle d’un récit linéaire – la date prévue de parution en 1539, l’anticipation des pirates – pour créer l’espace d’une lecture répétée et cyclique. Emblématiquement, prenant le contre-pied de la posture du génie individuel, il invite les plagiaires à se servir et prendre ce qu’ils désirent :

 

Toutes lesquelles choses estoyent a peu pres parachevees des l’an mil cinq cent trenteneuf et ia quasi iusques au milieu du tiers livre imprimees quant a cause d’un proces qui survint nous fut force (a vostre grand mecontentement ainsi que ie croy) deporter de cest ouvrage et nous desister du parachevement diceluy : tellement que ce temps pendant a esté loysible a beaucoup d’aultres [p 2] inventer nouvelles choses touchant cest affaire et user a leur plaisir de plusieurs cas prins et emblez de noz escriptz, et se les attribuer comme propres. Toutesfois que ce furt (si tel se doibt appeller) avons délibéré supporter facilement et a nostre aise puis que d’iceluy en estes bien advertiz. Car il ne fut oncques possible a l’imprimeur, si diligemment garder son livre tant de temps supprimé qu’aulcuns curieulx des choses nouvelles n’en enlevassent quelues fueilles encor incorrectes et les envoyassent en Alemaigne desquelles puis apres le double de ce qui en auroit esté contrefaict (principalement des pourtraictz de nerfs venes et arteres) nous fut renvoyé par deca pour asseurance de telle faulte commise. Mais de ce n’en prinsmes oncques soucy : et donnons liberté a ung chascun d’escripre ce qu’il vouldra et proposer le sien ou l’autruy labeur a son plaisir : pourveu que de ce les estudians et gens de scavoir en soyent suffisamment advertiz [17].

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[12] Ibid., [p.*5] : Quoniam Epistola, quam Una cum Tabulis, ad hosce de Humani corporis fabrica libros & ipsorum Epitomen paratis, ab ANDREA VESALIO ex Italia missam accepimus, pleraque continere nobis uisa est, quorum alioquin Lectorem initio admonendum putassemus, quæque Typographis, præcipue ita parui Principum decreta pendentibus, & ad ea quæ in rei literari usum euulgantur deprauanda natis, operæprecium duximus illam ita uti ad nos missa est, candidis Lectoribus communicare.
[13] A. Vesalius, De Humani corporis fabrica libri septem, Bâle, Oporinus, 1555, p. 340 : Licuisset huc aliquot quinti libri figuras reponere, ex quibus testium uterique musculorum natura utcunque peti posset : verum ne easdem figuras diversis locis proponamus, hic tantum adjicietur, in quibusnam figuris præsentes musculi sint obvii.
[14] Ibid., p. 441 : Præsenti Capiti nullam figuram duxi præponendam, quod quamplurimæ huc simul locari debuissent quinti ac sexti et septimi librorum figuræ, præter aliquot etiam musculorum tabulas, ad quas ab interiori margine opportune remitteris.
[15] Benjamin A. Rifkin, Michael J. Ackerman et Judith Folkenberg, L’Anatomie humaine (cinq siècles de sciences et d’art), Paris, La Martinière, 2006, pp. 19-22 et 83.
[16] Voir sur ce point Hélène Cazes, « Le De Dissectione partium corporis humani (1545) et son double français : Charles Estienne traducteur de lui-même », dans Tous vos gens a latin, Le latin, langue savante, langue mondaine (XIVe-XVIIe siècles), études réunies et éditées par Emmanuel Bury, Genève, Droz, 2005, pp. 365-377.
[17] Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain, Paris, Simon de Colines, [pp. i-ii].