Il importe aussi d’examiner les façons dont la nature de l’image, qu’elle soit intégrée explicitement dans l’œuvre littéraire ou qu’elle participe de l’environnement visuel qui a nourri l’écriture, peut investir la trame des textes et opérer, ainsi que le formulent Jacques Rancière et Andréa Soto Calderon, une « reconfiguration matérielle et symbolique du territoire du commun » [27], en promouvant notamment des pratiques poétiques polymorphes ou transsémiotiques. La contribution de Maxime Cartron montre de la sorte comment l’image, intégrée à un texte de manière anachronique, peut le « charger de son intensité propre » afin de faire prendre corps à la mémoire des émotions à partir d’une phénoménologie sensible. Jan Baetens traite, quant à lui, de l’entremêlement des régimes textuels et visuels dans le recueil Jaillir saisir de Philippe Jones où, inscrits sous le signe de l’empreinte et dégagés de toute hiérarchisation ou subordination, ils rendent possible la rencontre la plus transversale qui soit entre une pensée et une matière. A travers la pratique de Jones, il indique selon quelles dynamiques po(ï)étiques peut s’opérer ce transfert intermédial qui s’inscrit à rebours des usages consacrés. Dans cette lignée, est également envisagée la manière dont la stimulation littérairo-poétique des images peut engendrer des pratiques illitéraires, se caractérisant « par leur dédain des conventions usuelles de la lisibilité et de la transparence langagière et par une recherche tous azimuts des marges du texte et du sens » [28], comme c’est par exemple le casavec les logogrammes de Christian Dotremont, les diverses créations de papier de Michel Butor [29], abordées dans ce numéro par Pauline Basso, ou dans les œuvres hétérogènes d’Antoine Boute et d’Emmanuelle Pireyre qui, étant considérées comme des espaces de rencontres multiples [30], viennent chahuter les formes et formats poétiques traditionnels et remettre en jeu, par là-même, l’idée conventionnelle de littérature.
C’est ainsi que les articles qui composent ce numéro étudient certains phénomènes de diffraction littéraire [31] survenant avec l’investissement haptique des images qui tout à la fois stimulent et procèdent de l’« œil haptique » dont parle Deleuze dans son Francis Bacon – qui renvoie à cet espace tiers dépassant conjointement la simple vision et le simple toucher, et offrant une nouvelle clarté. Dans ce sillage, ils cherchent à répondre, chacun à leur manière et suivant des méthodes diversifiées, aux questions suivantes : Comment la littérature, en jouant de l’ambiguïté et de la malléabilité intrinsèque de l’image, peut-elle être stimulée, affectée par celle-ci, à l’instar de ce qui se dégage par exemple des processus à l’œuvre dans les romans Neige Noire (1974) d’Hubert Aquin ou Thésée, sa vie nouvelle (2020) de Camille de Toledo, respectivement analysés par Laurence Olivier et Corentin Lahouste ? Comment la pratique de l’image photographique peut-elle ruisseler dans l’écriture, partant d’une posture de spectateur revendiquée par Roland Barthes ou de celle d’un opérateur adoptée par Hervé Guibert, dont les deux visions sont confrontées par Andrés Franco Harnache ? Comment l’imprégnation iconologique des textes influe-t-elle sur les mécanismes narratifs, poétiques et médiatiques qui s’y articulent en sollicitant l’efficacité iconique du texte littéraire depuis un singulier entrevoir, terme dont Maxime Thiry a fait le cœur de sa contribution ? Comment, encore, ces pratiques peuvent-elles toucher à ce que Magali Nachtergael a nommé « néo-littérature » [32] qui entend par ce terme une littérature « consubstantiellement transartistique », déployant de nouvelles pratiques d’écriture dont le livre n’est plus le seul creuset et dont la textualité se diffuse par-delà la forme canonique du livre papier ? Aussi, comment une ou des images peuvent-elles se faire le pivot d’une multilinéarité narrative, voire entrainer la mise sur pied d’une textualité hybride, comme dans Le Dossier M (2017-2018) de Grégoire Bouillier qu’étudie Pauline Flepp en faisant ressortir la dynamique d’épuisement des images qui y est mise en jeu de même que la dimension « cinélittéraire » du texte ? Comment peuvent-elles, depuis leur physicalité et leur « effet de relief » en latence [33] dont a pu parler Tristan Garcia, actionner l’investissement de divers plans et supports médiatiques (notamment le numérique, pour ce qui concerne la fin du XXe et le début du XXIe siècle) au service d’un même projet de création, à la manière de ce qui se joue dans le travail d’Olivier Deprez dont nous entretiennent Géraldine David et Perrine Estienne dans leur retour d’expérience sur une exposition de l’artiste (« Wrek not work ») présentée à la Wittockiana (Bruxelles) à l’automne 2019 ? Bien d’autres questions mobilisant ces effets de texturations iconopoétiques émergent au fil des articles, liées notamment aux enjeux relatifs à l’indicible qu’aborde Maxime Deblander à partir d’un roman de Sylvie Germain, au multisensoriel dont traite Gyöngyi Pal en s’appuyant sur l’œuvre photo-poétique de Lorand Gaspar, ou encore à la plasticité du matériau poétique prise en charge par Stéphane Cunescu dans son évocation du travail du poète Franck Venaille.
Ce numéro, riche de seize contributions qui nourrissent quatre axes d’exploration de la question haptique en contexte littéraire, est ainsi composé d’autant de sections respectivement intitulées « Alter-visualités », « Travail esthésique des images », « Diffraction des dispositifs imageants » et « Plasticités intersémiotiques, empreintes transmédiatiques ». Il comporte également un cahier d’artiste bien étoffé dont le commissariat a été assuré par Sofiane Laghouati, responsable de la réserve précieuse du Musée Royal de Mariemont (Belgique), qui vient, en cinq étapes et en s’appuyant sur une diversité d’œuvres artistiques – de tous types et d’époques variées –, ouvrir encore d’autres pistes et perspectives en regard de cette question de l’haptique et des potentialités autant sensibles que réflexives dont elle est porteuse.
[27] J. Rancière, Le Travail des images. Conversations avec Andréa Soto Calderon, Dijon, Les Presses du réel, 2019, p. 26.
[28] B. Gervais, « Imaginaire de la fin du livre : figures du livre et pratiques illittéraires », Fabula-LhT, n° 16, Crises de lisibilité, 2016, (en ligne. Consulté le 2 mai 2023). A ce sujet, l’article d’A. I. François intitulé « L’objet-livre et le lieu de l’œuvre : stratégies créatives et pratiques de lecture » est également fort éclairant (voir Nouveaux mondes, nouveaux romans ?, Actes du XLe Congrès de la Société française de littérature générale et comparée (sous la direction de L. Dehondt, A. Duprat, I. Gayraud, C. Grall et C. Michel ), « Bibliothèque comparatiste » (en ligne. Consulté le 2 mai 2023).
[29] Voir « Mail Art de Michel BUTOR : dispositifs de présentation » (en ligne. Consulté le 2 mai 2023).
[30] Voir C. Lahouste « Ecritures amplifiées et défossilisations poétiques chez Emmanuelle Pireyre et Antoine Boute », Recherches & Travaux, n° 100 – Les arts littéraires : transmédialité et dispositifs convergents (sous la direction de R. Audet, C. Bisenius-Pénin et B. Gervais), automne 2022 (en ligne. Consulté le 2 mai 2023).
[31] Voir R. Audet, « Ne pas raconter que pour la forme : sur la diffraction dans les fictions narratives », dans La Construction du contemporain. Discours et pratiques du narratif au Québec et en France depuis 1980, sous la direction de R. Dion et A. Mercier, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2019 (Espace littéraire), pp. 201-237.
[32] M. Nachtergael, « Le devenir-image de la littérature : peut-on parler de "néo-littérature" ? », dans La Tentation littéraire de l’art contemporain, sous la direction de P. Mougin, Dijon, Les Presses du réel, 2017, pp. 139-152.
[33] T. Garcia, « Quelle est l’épaisseur d’une image ? L’ontologie de la photographie et la question de la platitude », Communication présentée lors de la journée d’étude « Photolittérature – Nouveaux développements » les 22 et 23 mars 2012, Université Rennes 2, labo Cellam (en ligne. Consulté le 2 mai 2023).