Dans La Semaine perpétuelle (2021) de Laura Vazquez, un des personnages du livre, Salim, se demande si une image peut concrètement blesser quelqu’un et lance dès lors une requête sur un moteur de recherche : « Il écrivit : SE FAIRE MAL PAR DES IMAGES, il appuya sur rechercher » [1]. Ce questionnement qui émane d’une instance fictionnelle rejoint, par la bande, celui porté par ce numéro consacré à l’hapticité des rapports iconopoétiques dans la production littéraire des XXe et XXIe siècles. En effet, il pointe la question de l’agentivité des matériaux visuels : jusqu’à quel point ces derniers peuvent-ils matériellement affecter ce qui les reçoit (œuvre, support ou individu), dans quelle mesure leur maniement implique-t-il un donné sensible, esthésique, pathique et, plus encore, haptique ? C’est aussi ce type d’interrogations, parmi une série d’autres, qui sont soulevées par le programme de recherches HANDLING – Writers Handling Pictures : a Material Intermediality (1880-today) – financé par l’European Research Council (ERC) et dirigé par la professeure Anne Reverseau à l’UCLouvain entre 2019 et 2024 [2], dans le cadre duquel s’inscrit cette livraison pour Textimage. Ce programme porte sur la manipulation des images matérielles par les écrivains et écrivaines, de la fin du XIXe siècle à la période contemporaine, et mène l’enquête dans les coulisses de la littérature, en abordant les environnements visuels des auteurs et autrices comme un écosystème aux multiples facettes. C’est en nous penchant collectivement sur ces pratiques, qui comprennent notamment la constitution d’iconothèques [3] ou de murs d’images [4], que nous avons relevé une récurrence de l’aspect sensoriel du stockage, de l’épinglage, du classement, ou encore de la réutilisation des images concrètes, qui était jusque-là généralement demeuré en marge des réflexions.
Partant de l’étude du maniement de matériaux visuels par des hommes et femmes de lettres, c’est le toucher, tout particulièrement, qui s’est révélé être au cœur de ces gestes. La question s’est alors posée, qui a d’abord initié un colloque de deux jours tenu en juin 2021 en Belgique, pour ensuite être à l’origine de ce seizième numéro de Textimage : comment aborder la notion de l’haptique lorsqu’elle a trait à l’image et, plus spécifiquement, à l’image utilisée par des écrivaines [5] ? Il se fait que cette interrogation peut être déclinée sur au moins trois niveaux : les rapports entre littérature et iconographie ; les pratiques liées aux environnements visuels des auteurs ; l’étude des gestes et du toucher en contexte esthétique. Elle nécessite par conséquent la mobilisation d’outils de diverses disciplines telles que les études visuelles, l’anthropologie, la philosophie, voire les neurosciences. Envisager un prolongement entre le visuel et le tactile, plutôt que de les considérer en opposition l’un à l’autre – comme cela est fréquemment le cas dans les études dédiées à la sensorialité –, tel est le dessein que nous nous sommes ainsi donné, en l’inscrivant d’une part dans un contexte littéraire et, d’autre part, en nous situant épistémologiquement dans la lignée de l’ouvrage d’Hermann Parret, La Main et la Matière. Jalons d’une haptologie de l’oeuvre d’art (2018), qui explore l’expérience esthétique comme une perception avant tout sensorielle et corporelle inscrite à revers de l’oculocentrisme qui s’est imposé dans l’histoire de la pensée esthétique depuis le XVIIIe siècle.
Le rapport entre texte et image a été abondamment étudié du point de vue de la cohabitation des deux médiums, particulièrement dans l’espace livresque, qu’il s’agisse de l’illustration de texte ou du dialogue intermédial qui a pu donner lieu à des configurations génériques parfois inattendues. Mais qu’en est-il, plus spécifiquement, de la présence et du travail de l’image dans l’acte littéraire entendu au sens large, c’est-à-dire non seulement au sein des textes mais aussi au-delà – en amont et éventuellement en aval – de ceux-ci (lorsque cet acte est considéré comme un continuum d’agirs créatifs multimodaux) ? En effet, les images (photographies, reproductions d’œuvres d’art, dessins, affiches publicitaires, collages, montages, captures d’écran, mais aussi images non artistiques et anonymes) peuvent, sous leur forme physique ou numérique, habiter l’espace de création de l’écrivaine et nourrir, de diverses manières, la dynamique po(ï)étique, ainsi qu’ont notamment pu le mettre en avant Philippe Ortel, Jean-Pierre Montier ou Anne Reverseau en ce qui concerne la dynamique photo-littéraire [6]. Partie prenante de son environnement créatif, elles peuvent filtrer et se diffuser dans des œuvres sans y être forcément intégrées ou évoquées de façon explicite, comme le soulignent les recherches menées par Muriel Berthou-Crestey [7] sur l’image absente ou les fantômes d’images dans les textes. Georges Didi-Huberman, dans un des fragments de son journal, soulève quant à lui l’enjeu de « parv[enir] au minuscule miracle de toucher l’image » et ajoute qu’est« [i]ncomparable, sur ce plan, l’écriture d’Henri Michaux : cette langue écrite semble à même l’image, que ce soit dans le plus enjoué ou dans le plus profond des choses » [8]. Plus encore, certains univers visuels peuvent susciter la mise sur pied de propositions littéraires innovantes, notamment hors de la forme-livre traditionnelle, telles que des performances, des œuvres d’art pluridimensionelles ou des expositions, pour ne citer que ces trois exemples renvoyant à des pratiques de plus en plus répandues, appartenant au champ émergeant des arts littéraires [9] – où il n’y a par ailleurs « plus de problème de préséance entre texte et image, qui façonnent ensemble l’œuvre hybride » [10], ainsi qu’a pu le souligner Jan Baetens dans le cadre de son étude de l’œuvre du poète-performeur belge Vincent Tholomé. L’installation Les Promesses d’un récit [11] de Yoan Robin, le « road movie poétique » collectif et pluriartial KALCES [12] de Florence Jou, Margaux Meurisse, Samuel Jan, Gurvan Liard et Simon Nicolas, ou encore l’exposition Soustraction [13] mise sur pied à l’IMEC par Valérie Mréjen, d’octobre 2019 à février 2020, représentent des exemples concrets de cette dynamique en pleine expansion donnant lieu à des propositions littéraires diversiformes où l’image n’est pas appréhendée comme un à-côté – comme une superficialité spectaculaire – mais comme véritable force opérative, engageante.
[1] L. Vazquez, La Semaine perpétuelle, Paris, Les éditions du sous-sol, 2021, p. 89.
[2] Programme « Horizon 2020 » ; bourse n° 804259. Voir la présentation sur le site de l’ Université de Louvain.
[3] Voir Iconothèques. Collecte, stockage et transmission d’images chez les écrivain·e·s et artistes (XIXe-XXIe s.), sous la direction de J. Desclaux, B. Gervais, C. Lahouste, M. Scibiorska et A. Reverseau, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », à paraitre en 2024.
[4] Voir A. Reverseau, J. Desclaux, M. Scibiorska et C. Lahouste, avec la collaboration d’A. Franco Harnache et de P. Basso, Murs d’images d’écrivains. Dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe s.), Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2023.
[5] Dans la suite de cette introduction, nous avons choisi d’alterner l’emploi des formes masculine et féminine de ce terme – toujours entendu dans son sens épicène –, afin de n’avoir pas uniquement recours au masculin générique. Il en est de même pour celui d’auteur/autrice.
[6] Voir P. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 2002 ; J.-P. Montier, A l’Œil, des interférences textes/images en littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2007 ; A. Reverseau, Le Sens de la vue. Le regard photographique dans la poésie moderne, Paris, PUPS, 2018.
[7] M. Berthou-Crestey, L’Invisible photographique, Bruxelles, La Lettre volée, 2019.
[8] G. Didi-Huberman, « Aperçues (fragments d’un journal) », Etudes françaises, vol. 51, n° 2, 2015, p. 55.
[9] Voir Recherches & travaux, n° 100 – « Les arts littéraires : transmédialité et dispositifs convergents », sous la direction de C. Bisenius-Penin, R. Audet et B. Gervais, automne 2022 (en ligne. Consulté le 2 mai 2023) ; R. Audet, « Nommer, et faire advenir, les arts littéraires : attestation des pratiques vivantes de la littérature », Itinéraires, 2022-2 | 2023, à paraitre en ligne.
[10] J. Baetens, « Du texte à la performance, aller-retour : Vincent Tholomé entre scène et livre », Itinéraires, 2017-3 | 2018 (en ligne. Consulte lé 2 mai 2023).
[11] Voir la vidéo sur le site de Yoan Robin (en ligne. Consulté le 2 mai 2023).
[12] Voir le site de KALCES (en ligne. Consulté le 2 mai 2023).
[13] Voir sur le site de l’IMEC (en ligne. Consulté le 2 mai 2023).