Placer sa voix : la parole, le discours
et le son dans l’image.
Entretien avec Pierre Fresnault-Deruelle

- Laurent Gerbier
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Alain Saint-Ogan, « Des galons vite gagnés »,
Zig et Puce millionnaires, Paris, Hachette, 1928, n. p.
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Louis Forton, « A la conquête du Pôle Nord »,
Les Nouvelles aventures des Pieds Nickelés,
L’Epatant, 4 août 1910, n. p. voir sur Gallica

LG. — C’est important, ce que tu dis là. Je pense à ces étudiantes et ces étudiants qui entament des études de lettres, de philosophie, d’histoire de l’art, travaillés par une inquiétude qui me semble légitime : ils ont peur qu’on leur apprenne à étudier les objets qu’ils aiment avec une sorte de distance et d’objectivité froide, liée aux exigences de rigueur et de méthode, et ils craignent que ces exigences ne finissent par les éloigner de ces objets et par leur gâcher le plaisir. Or c’est toi qui as raison : en réalité, c’est le contraire. Il faut s’éloigner de ce plaisir pour y revenir en en gagnant encore plus. Et, tu viens de dire une chose cruciale : lorsque tu trouves les bons mots pour la décrire, l’image gagne en intelligibilité et en plaisir en même temps. C’est dans ce sens que je parlais d’un quatrième espace textuel dans l’image elle-même : quand tu écris, l’image te parle mieux avec les mots que tu as combinés pour la décrire.

 

PFD. — C’est exactement cela : je ne saurais mieux dire. Mais c’est parce que sans plaisir, pour moi, il n’y a plus rien. Quand je faisais mes études de lettres, je prenais un plaisir intense à lire les œuvres que l’on travaillait. Je savais des pages entières de L’Education sentimentale, par exemple : pas pour bachoter, mais simplement parce que c’était une jouissance en soi. Je crois que lorsqu’on écrit sur les œuvres qu’on aime, on essaye de trouver une économie d’écriture qui résonne avec ce désir multiforme qui naît des textes et des images, on essaye d’être à la hauteur. Toi aussi, quand tu écris, tu es hanté par ce désir esthétique. C’est là aussi que se joue la poétique dans nos métiers !

 

LG. — Je vais rebondir sur un mot que tu viens d’utiliser et qui va nous ramener à la bulle : c’est le mot « hanté ». Ce mot me renvoie à l’idée selon laquelle, dans tes tout premiers travaux sur le verbal dans la bande dessinée, tu es fasciné par le fait que la bulle, c’est un ectoplasme. Est-ce que ton intérêt constant pour les formes du rêve, du cauchemar, de l’apparition inattendue, de la surprise – la porte qui s’ouvre, l’irruption, le volet qui claque, la vitre brisée – est-ce que ce goût pour les spectres et pour les fantômes ne vient pas se nouer chez toi avec le fait que la bulle, le premier lieu du texte dans l’image, relève de l’ectoplasmique, ou du médiumnique ? Ou, pour poser la question autrement : est-ce que ton goût constant pour les spectres et les apparitions n’est pas une transposition de ton ancien logocentrisme, comme si ton intérêt de sémiologue pour le texte des bulles s’était, si j’ose dire, sublimé dans une poétique de l’apparition ?

 

PFD. — Alors ça, c’est passionnant. Mais je ne sais pas répondre. Tu as prononcé le mot « apparition » : tu as raison, c’est le premier schéma, il est central. Il guide encore mes lectures : je pense par exemple à l’anthologie Machines à voir [8], que tu m’as fait lire il y a quelques années ; ou encore, plus récemment, à la réédition du livre passionnant de Jérôme Prieur, Lanterne magique [9]. La manière dont Robertson met au point la fantasmagorie, à la fin de la Révolution française, me passionne, littéralement. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’une étymologie possible de « fantasmagorie » vise exactement ce que tu disais à l’instant : la fantasmagorie, c’est la parole du fantôme, ou le fantôme comme parlant.

 

LG. — Ce qui confirme qu’au cœur de ton travail il y a ce sentiment persistant que, dans la bande dessinée, la parole apparaît.

 

PFD. — Oui, absolument ! Il y a un jaillissement, il y a un éclatement de la parole, blanche, sur un écran de couleur. La parole éclate, elle étoile. Ce sont cet étoilement et cette manifestation qui m’intéressent au plus haut point dans l’image. Les images sont de petits théâtres : des petits rectangles où surgissent des fantasmagories. Tout texte dans l’image est l’objet d’une sorte de sur-encadrement, dans lequel se joue une mise au carré de la fantasmagorie : il y a une scène dans la scène, une apparition dans l’apparition. La parole dans la case, c’est une sorte de mise en abyme de l’espace scénique, c’est un rideau qui s’ouvre dans l’espace de scène. Comment vient-elle prendre sa place dans cette sorte de décor ? Comment le dessinateur a-t-il combiné ces ouvertures enchâssées, ces apparitions emboîtées ? Quelle est la part de l’imprévu ? Comment le dessinateur organise-t-il le surgissement de ces formes intempestives ? Tout l’élément de mise en forme picturale des bulles, leur forme, leur bordure, leur appendice, mais aussi leur disposition dans l’espace de la case : ce sont des choses compliquées, qui ont mis du temps à se trouver. Par exemple, contrairement à beaucoup d’admirateurs du graphisme en noir et blanc des débuts d’Hergé, je trouve que ces albums sont assez mal fichus du point de vue des bulles. Ça s’arrange à partir du Lotus Bleu, mais avant, c’est vraiment hésitant. C’est moins bien fait que chez Saint-Ogan. La bulle semble tracée après le texte, pour le détourer assez maladroitement, et elle prend des tas de formes biscornues, au point de mettre en danger la lisibilité : par exemple, Hergé va couper un mot trop long et le placer des deux côtés de la tête du personnage, dans une bulle qui est « gonflée » n’importe comment derrière lui. Alors que chez Saint-Ogan, on a une bulle qui est une sorte de petit registre à coussinets, et qui vient border les paragraphes de texte avec une élégance que n’a pas le premier Hergé, une coquetterie presque arts déco.

 

LG. — Je rapproche ce que tu dis des tâtonnements de Robert Fuzier, un auteur moins connu, qui publie exactement dans les mêmes années 1930. Fuzier fait partie des dessinateurs que Sadoul recrute quand il lance Mon Camarade en 1933. Il crée le personnage de Pat’Soum, une sorte de génie des mécaniques industrielles, qui surgit quand il faut aider les ouvriers contre les patrons qui les oppriment – « Pat’Soum », c’est une onomatopée, d’ailleurs : c’est le bruit du piston d’un moteur deux-temps. Très vite, Fuzier ressent le besoin de rompre avec le modèle d’Epinal, c’est-à-dire le texte typographié sous l’image, et il s’essaye à la bulle. Du coup, on a dans « Pat’Soum » des bulles très variées : des bulles-vapeurs, des bulles-jets-sous-pression, qui incarnent encore énormément la parole comme « souffle ». Bien sûr, c’est en partie lié au succès du Journal de Mickey, publié par Hachette en France à partir de 1934, et qui met entre les mains des lecteurs français des usages modernes de la bulle et une quasi-disparition du texte typographié souscrit.

 

PFD. — Tu as raison, mais avant même Mickey ou Fuzier il faut regarder ce qui vient d’Amérique dix ans plus tôt déjà : quand Saint-Ogan crée « Zig et Puce » dans Dimanche-Illustré en 1925, cela fait déjà un ou deux ans que le journal publie « Bicot » ou la « Famille Mirliton », des bandes américaines qui sont entièrement converties à la bulle [10]. Pour un jeune lecteur français ou belge des années 1920, c’est une révolution, et Hergé a évidemment lu ces planches.

 

LG. — Tu as raison. Et le « Buster Brown » de Richard Outcault, c’est encore plus tôt : Hachette publie les albums dès 1907. Avant la première guerre, on a déjà des exemples de ces tâtonnements. Par exemple Forton [11], dans les « Pieds Nickelés », commence dès 1908 à négocier un partage complexe du texte. Il garde un texte massif sous l’image, qui est généralement affecté au commentaire, à la voix off, au bonimenteur (en tous cas à une régie discursive assurée par le narrateur et non par un personnage), mais il commence à faire figurer dans l’image elle-même, dans des bulles ou des onomatopées, cet autre texte qui relève de l’oralisation explicite des personnages.

 

PFD. — Oui : Forton sent très bien la différence. C’est pour cette raison qu’il retravaille le vieux format d’Epinal : au départ, comme dans Bécassine [12], il y a de l’image et, en dessous, un pavé de texte. Or, je crois qu’on a affaire à un mécanisme de gratification : il faut lire le texte d’abord (dans la convention spinalienne, c’est lui qui fixe le sens, parce que le texte est sérieux, il est hors-image) et l’image vient après, comme une récréation, ou une récompense pour avoir lu le texte. Ce mécanisme de gratification traverse le modèle spinalien comme instrument pour parler aux enfants en âge scolaire. Mais quand Forton se met à introduire le texte dans l’image elle-même, avec des bulles, ce système devient peu à peu incontrôlable : les expressions oralisées des bulles renforcent encore le hiatus entre le sérieux du texte et l’image qui est plutôt rigolarde, et qui va se mettre à dénoncer le protocole tout entier, à perturber la hiérarchie de lecture. En accueillant du texte, l’image va faire progressivement voler en éclat le sérieux du code scolaire, qui essaye de la cantonner dans le statut de récréation.

 

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[8] Delphine Gleizes et Denis Reynaud, Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté (XVIIe-XIXe siècles), Lyon, PUL, 2017.
[9] Jérôme Prieur, Lanterne magique. Avant le cinéma, Paris, Editions Fario, 2021 (nouvelle édition revue et augmentée de Séance de lanterne magique, Paris, Gallimard, 1985).
[10] Bicot est la traduction française du Perry Winkle de Martin Branner, et La Famille Mirliton celle de The Gumps de Sydney Smith : les deux séries sont publiées à partir de 1924 dans le Dimanche-Illustré, supplément dominical de L’Excelsior, où Alain Saint-Ogan crée Zig et Puce en 1925.
[11] Louis Forton crée les Pieds Nickelés en juin 1908 dans L’Epatant, fondé deux mois plus tôt par les frères Offenstadt.
[12] « Bécassine » est créée en février 1905 dans la Semaine de Suzette par Jacqueline Rivière et Joseph Pinchon.