« Soixante-trois fusées de pierreries ».
Gustave Moreau illustrateur
des Fables de La Fontaine

- Patrick Dandrey
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Fig. 10. G. Moreau, Du Thésauriseur et
du Singe

Fig. 11. G. Moreau, Le Lion et
le Moucheron
, 1879

« L’hiérophante du rêve »

 

L’apparente diversité des suggestions que les Fables impriment à l’esprit et au pinceau de Moreau [14] – diversité bien appropriée, par parenthèse, au génie toujours divers du fabuliste – n’empêche pas de dégager quelques constantes dans sa manière de se les approprier par une saisie à la fois globale et biaisante de chacune, et de les faire parler à travers la voix de son génie propre. La galerie des aquarelles de Moreau restitue ainsi un dialogue en profondeur de pensée et d’émotion avec l’art et la personnalité de leur interprète qui, sur le thème offert par chacune, cherche à en restituer la tonalité propre (c’est la part de la fidélité) par une saisie globale de son génie dans la syntaxe et les termes de l’artiste qui la recrée en la servant. Bref, quelque chose du geste de La Fontaine interprétant les motifs que la tradition ésopique lui fournissait et les accommodant à sa manière, en poète à la fois respectueux et novateur, fidèle et rebelle. L’illustration devenue interprétation chez Grandville et Doré s’élève chez Moreau jusqu’à une libre transposition de créateur à créateur, d’un art à l’autre et d’une manière artistique à une autre, dans une relation de liberté scellée par la désolidarisation matérielle entre le texte et l’image.

Sa manière de procéder, d’après la lettre à Antony Roux citée plus haut [15], consiste à partir de ce qu’il appelle le « sujet », abstraction intellectuelle et sensible du texte ou de la fable, qu’il lui faut « traiter » en tirant de cette proposition une « composition ». Celle-ci, pour concrète et matérielle qu’elle soit, procède néanmoins d’une « idée », comme on le lit dans une autre lettre, de Roux à Moreau cette fois, à propos de La Souris métamorphosée en Fille : « vous avez raison (…), mon idée était un peu banale, la vôtre est poétique et très élevée » [16]. Cette « idéalisation » des fables, abstraites en « sujets » destinés à fournir des « compositions », se manifeste dès la première aquarelle proposée par Moreau à Roux, désignée en termes propres comme « frontispice », à l’époque où il s’agissait encore de constituer un volume illustré. Ce frontispice, donc, figurant une allégorie de la fable, reprend une esquisse légendée « La fantaisie – frontispice des fables » conservée par le musée Gustave Moreau [17].

L’œuvre met en scène une figure allégorique féminine presque nue, couronnée de lauriers, bras croisés, brandissant dans sa main droite un masque de théâtre et une baguette enrubannée, environnée par une draperie multicolore et chevauchant une créature hippogriffe, mi-équine pour sa partie inférieure, mi-dragon à bec d’aigle pour sa partie supérieure. Sa position diagonale, en travers de la feuille, est équilibrée par ses ailes d’un bleu profond qui lancent vers le haut la diagonale inverse, tandis que son prolongement vers le bas est marqué par un oiseau à aigrette du même bleu et aux ailes déployées, comme pour rattacher les fables à l’univers enchanté des « contes bleus » dont le volatile de même teinte est un des acteurs emblématiques. Si l’on doutait encore que cette entrée en matière insolite oriente les apologues de La Fontaine vus par Moreau du côté de l’enchantement et des songes, il suffirait de savoir que cette aquarelle mêlée de gouache, vernie et rehaussée d’or,  de même que son dessin préparatoire, ne faisaient que reprendre en le colorant le tracé d’un dessin à l’encre noire, graphite et lavis gris de 1865, intitulé Une Péri, projet pour un émail [18]. Rien que par cette entrée en matière, Moreau peintre des fables méritait le statut que lui donnera Judith Gautier d’« hiérophante du rêve » [19].

Pourtant, projeter tout uniment ses aquarelles pour les Fables dans le monde des songes serait injuste et trompeur : à cause justement de cette variété qu’on vient de rappeler, qui les diversifie nous seulement entre elles, mais au sein du processus d’invention de chacune. Certes l’Orient ami des rêves y revient plus que de raison, par le fait du choix arbitraire des textes retenus, sous l’influence de l’orientalisme ambiant tout au long du XIXe siècle, et par le goût personnel du peintre pour des sujets, des poses, des thèmes, des ornements et des couleurs qui résonnent de nuances et de consonances orientales. Mais c’est un Orient passé par la palette dorée de Rembrandt, car les Hollandais ont laissé leur trace dans cette « invitation au voyage » fabuleux (au sens propre et figuré) que constitue la promenade du pinceau de Moreau parmi les fables (fig. 10). Miniaturiste autant que visionnaire de tableaux cosmiques, il a mérité aussi que cette série soit qualifiée par le chroniqueur de L’Art moderne de « vraie hallucination de joaillier » [20]. Et les multiples influences qu’il broie sur sa palette, celle de l’orientalisme se mêlant à celles du romantisme, de naturalisme, du symbolisme ou du décadentisme, font qu’aucune ne subsume les autres, s’il en est toutefois qui dominent par leur récurrence. Il n’aura pas démenti son intention d’emblée formulée de « les varier toutes par le style [,] le ton et l’animation » [21], vrai et profond témoignage de compréhension empathique avec son objet, avec ce recueil des Fables « toujours divers, toujours nouveau » [22], comme le fabuliste leur auteur.

Mais cette variété s’étend tout autant à l’intérieur du processus de création propre à chaque peinture. On est surpris de lire par exemple le soin que met Moreau à restituer d’une manière la plus réaliste possible, sinon même « naturaliste » au sens premier, les animaux que La Fontaine met en scène d’une manière on ne peut moins « zoologique » :

 

Je ne sais pas assez des allures de ces bêtes, écrit-il à A. Roux en 1881, de leurs formes mêmes, et ce que je pensais tenir en peu de jours au bout de mon crayon, j’ai dû l’étudier tout un grand mois au Jardin des Plantes [23].

 

Ce souci de vérité pousse jusqu’à l’anatomie animale, qu’il étudie d’après les squelettes  de la galerie d’anatomie comparée du Museum, cependant qu’à la Ménagerie, dans le « Palais des bêtes féroces », il croque sur le vif les fauves dans leurs postures naturelles, dont il tire des études à l’aquarelle aussi vraies par le dessin que par les couleurs.

Mais lorsque ce travail d’observation sur le vif est projeté dans le grouillement des compositions, le songe s’empare de l’imagination du peintre, sans démentir pour autant l’œil de l’observateur sur le vif. Ainsi pour ce Lion dressé sur ses pattes arrière (fig. 11), saisissant de réalisme dans son mouvement et son expression, mais qui se hisse aux splendeurs furieuses du cauchemar par son pelage ensanglanté (ce qui prête tout de même beaucoup au pouvoir du Moucheron !), dont il partage la palette rouge-et-or avec le couchant qui sert de fond à la scène [24]. « Le Lion et le Moucheron est une pure tragédie », écrit donc fort justement le journaliste de la St James’s Gazette lors de l’exposition des aquarelles à Londres à l’automne 1886 : « Dans un paysage où une faible lueur tente de percer à travers un fond rougeoyant de nuages cramoisis et jaunes, un lion se tord et déchire sa chair sous l’effet des piqûres d’un moucheron » [25]. Osons l’oxymore : voilà en quelque sorte une tragédie naturaliste…

 

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[14] « J’ai cherché comme je vous le disais à les varier toutes par le style [,] le ton et l’animation de façon à ce que présentées ensemble on puisse y trouver une certaine variante d’aspect ». Lettre de G. Moreau à A. Roux, citée par Marie-Cécile Forest, « Préface », Gustave Moreau, Les Fables de La Fontaine, 2021, p. 9.
[15] Voir la note 6 ci-dessus.
[16] Lettre non datée (antérieure à juin 1880 ?), cité par J. Crétin, Op. cit., p. 300.
[17] Cat. 309. Plume et encre brune, graphite (?), aquarelle, gouache, référencée dans le « Catalogue des œuvres exposées et des œuvres préparatoires » de D. Lobstein et S. Mandin, Gustave Moreau. Les Fables de La Fontaine, 2021, p. 239. Reproduction en regard, p. 238. Et reproduction de l’aquarelle définitive, Ibid., ill. 45, p. 79.
[18] Dessin conservé par l’Art Institute of Chicago, reproduit dans Gustave Moreau. Les Fables de La Fontaine, 2021, p. 78 (article de D. Lobstein, « Allégorie de la fable »).
[19] Judith Gautier, « Exposition des aquarellistes – Gustave Moreau », Le Rappel, n° 4087, 19 mai 1881, n.p. (p. 3). Cité par S. Mandin, « Les Fables exposées », art. cit., p. 60.
[20] « Nouvelles parisiennes. Les tentures artistiques. – L’exposition A. de Knyff. – Les Fables de La Fontaine illustrées par les aquarellistes », L’Art moderne, n° 214, 5 juin 1881, p. 111. Cité Ibid., pp. 59-60.
[21] Voir la note 13 ci-dessus.
[22] Jean La Fontaine, « Les deux Pigeons », Fables choisies mises en vers, liv. ix, fable 2, v. 68.
[23] Lettre du 18 septembre 1881, citée par J. Crétin, Op. cit., p. 301.
[24] Gustave Moreau. Les Fables de La Fontaine, 2021, ill. 129, p. 167.
[25] The St James’s Gazette, 15 novembre 1886, cité par Juliet Carey, « La réception des Fables de Gustave Moreau dans la presse britannique », Ibid., p. 73.