« Soixante-trois fusées de pierreries ».
Gustave Moreau illustrateur
des Fables de La Fontaine

- Patrick Dandrey
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Fig. 8. G. Doré, Le Singe et le Dauphin, 1868

Fig. 9. J.-B. Oudry, Le Singe et le Dauphin, 1755

Et que nous dit l’histoire ? Que du vivant de La Fontaine, ses illustrateurs s’étaient naturellement attachés à demeurer des commentateurs concis et fidèles de ses récits de fables. Pas de transposition, guère d’initiatives, un choix logique et spontané soit de sélectionner le moment majeur du récit, soit d’assembler de la manière la plus synthétique possible plusieurs de ses étapes groupées en une scène artificiellement unifiée. C’est l’âge de l’illustration littérale. Au siècle suivant, les planches de Jean-Baptiste Oudry acclimateront les fables au goût d’une époque qui aima passionnément La Fontaine et répandit les images de ses animaux parlants dans tous les domaines des arts décoratifs. La fidélité d’Oudry aux textes qui sont illustrés page à page par lui tient de la traduction ornée, succédant à la juxtalinéaire du siècle précédent. Loin de chercher à s’éloigner de l’original, loin de souligner ou simplement d’avouer qu’il adapte son illustration à la mode, aux usages et au goût de son siècle, il cherche à se montrer, en traducteur élégant et fidèle par son élégance même, le plus éloquent des truchements entre le texte et la représentation que celui-ci est supposé susciter dans l’imagination du lecteur contemporain de sa réédition. En témoigne par exemple l’effort, sensible ici ou là, de projeter en second plan de la figuration animalière l’équivalent humain développé par la moralité de la fable : à quoi pourvoient diverses formes de mise en abyme, par l’artifice de tableaux, de sculptures ou de tapisseries intégrées à l’image zoologique encadrante, pour représenter l’application humaine du récit animalier.

Cette conception qu’animait le désir de rester littérale par le détour d’équivalents habiles et délicats ne résistera pas, chez les meilleurs illustrateurs du siècle suivant, au creusement du temps et aux mutations de l’histoire qui les sépareront désormais de l’époque de La Fontaine : la grande Révolution sera passée par là. Dominant de toute leur originalité les illustrateurs plus besogneux des Fables, Grandville, d’un côté, en restitue les personnages avec les yeux de Balzac, le crayon de Daumier et la science de Geoffroy Saint-Hilaire, tandis que Doré, de l’autre, les regarde avec les yeux de Hugo, dans la nuit infernale de Dante noircie déjà au charbon des mines de Zola. La « comédie à cent actes divers » de La Fontaine, qui était devenue chez Granville une « comédie humaine » avec mufles et becs, tourne chez lui à la Divine comédie.

La commande passée à Jean-Jacques Grandville par les éditeurs Fournier et Taschereau date de 1837, les deux tomes illustrés de leurs gravures parurent l’année suivante, et un album de cent quarante dessins, partie préparatoires, partie achevés, en est tiré par lui en 1845 : il permet au lecteur de comparer les gravures aux originaux et de « voir par quelle filière la pensée de chacun de ces dessins a passé pour son arrivée à exécution définitive » [13]. Cet addendum aux volumes des Fables ornées de leurs gravures permet de comprendre comment Grandville synthétise dans son interprétation des fables une attention méticuleuse de zoologue à l’anatomie des bêtes et un mordant de caricaturiste qui leur imprime la pause et leur impose la vêture des hommes qu’ils figurent. Cet entre-deux constitue certainement la tentative jusqu’alors la plus fidèle en même temps que la plus audacieuse de restituer l’hybridité des acteurs de la fable animalière chez La Fontaine. Le génie de Grandville, c’est l’équivalence. En quoi il peut être reconnu pour le plus réaliste, au sens littéraire du terme, des illustrateurs de La Fontaine. Son cahier d’esquisses et de dessins, autonomisé par rapport au volume des Fables, anticipe sur la liberté des aquarelles de Moreau par rapport aux textes qu’elles interpréteront sans plus les jalonner désormais. Mais le compte n’y est pas encore : Grandville reste malgré tout arrimé au fablier de La Fontaine.

Gustave Doré, lui, a conçu autour de 1855 le projet d’illustrer une trentaine de chefs-d’œuvre du patrimoine mondial, au nombre desquels les Fables de La Fontaine. Poussant d’un cran vers l’interprétation au détriment de l’illustration, le colossal volume des fables illustrées par lui, entrepris en 1868, paraît en deux volumes in-folio enrichis de quatre-vingt-quatre hors-texte et deux cent quarante-huit vignettes. Si Grandville avait été Ingres, Doré eût été Delacroix. Si tous deux sont réalistes, Doré mêle tant de romantisme à ce réalisme qu’il préfigure le naturaliste poétique de Zola et le naturalisme fantastique de Huysmans. Sa planche pour « Le Singe et le Dauphin » a beau reprendre, en hommage à Oudry, la composition de celui-ci, le Dauphin chez lui a les yeux et le mufle fantastiques d’un grand fauve des mers ou d’un terrifiant dragon d’Asie (figs. 8 et 9). Le rêve ici taraude la réalité. Comme pour conjurer la malédiction d’être rivé au texte qu’il jouxte, le dessin rebelle semble jouer à aller jusqu’à la limite extrême au delà de laquelle l’interprétation deviendrait trahison : il le fait en appliquant au pastel nuancé des Fables le noir et blanc puissamment contrasté d’un dessin visionnaire et spectaculaire, comme les forêts où il enveloppe bêtes et gens semblent prêtes à les étrangler de leurs frondaisons noueuses et mouvantes.

Mais Doré n’a pas osé aller plus loin que l’illustration « hors-texte » au nom prometteur et trompeur (puisqu’il signifie à peu près l’inverse de ce qu’il dit). Ce n’est pas qu’il n’ait lui aussi rôdé autour de la liberté promise, en publiant au long des années 1850 et 60 des peintures et des lithographies qui anticipaient les scènes des fables, mais sans les y référer explicitement. On peut les considérer, implicitement, comme des dessins ou des peintures préparatoires ; mais Doré n’ose pas opérer le saut qui eût consisté à désarrimer mentalement l’image du texte, dans un statut de parallélisme et d’autonomie, sans la caution de l’imprimé. Pour libre que soit son interprétation, en demeurant spatialement, autrement dit physiquement, une illustration par sa situation et par sa destination, elle accepte de se dessaisir de cette part de pensée que le texte continue par sa présence vicinale de lui ravir. Le processus de transposition de l’esprit du texte dans le génie propre de la peinture assortissant ses couleurs aux moirures stylistiques de la poésie de La Fontaine n’est donc pas entièrement accompli par ce précurseur de Moreau, dont pourtant le génie coïncide par plus d’un trait avec le sien : en particulier par sa liberté d’interprétation, qui se fonde sur la recherche d’une équivalence esthétique dans un goût et une manière réfractaires à l’évidence première qu’imposent la syntaxe et le style des Fables.

Non que l’optique de l’illustrateur diverge chez Doré par rapport à celle du texte qu’il illustre. Il faudrait plutôt dire qu’il la transpose et la radicalise : la fantaisie de La Fontaine, il la traduit en fantastique, son inquiétude en angoisse, sa rêverie en cauchemar, sa sensibilité en émotion vive et sa douce mélancolie en lugubres obsessions. La palette sensible de Moreau n’est pas exactement la même : plus Huysmans que Zola, dosant de symbolisme et de décadentisme le naturalisme postromantique de son immédiat prédécesseur, mais à coup sûr partageant avec lui un penchant à l’onirisme et une exacerbation hyperbolique de la sensibilité.

 

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[13] Philippe Kaenel, « Les Fables de La Fontaine illustrées, de J.-B. Oudry à J.-J. Grandville et G. Doré », Le Fablier, n° 25, 2014, p. 58.