Fables en scène (Robert Wilson)
- Aurélie Barre et Olivier Leplatre
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 15. R. Wilson, Fables de La Fontaine,
« Le Corbeau et le Renard »

Fig. 16. R. Wilson, Fables de La Fontaine,
« Les Oreilles du Lièvre »

Fig. 17. R. Wilson, Fables de La Fontaine, prologue

Le fonds du spectacle est une sorte de comédie-ballet, danse et musique. Le fabuliste donne le ton ; apparu d’abord, il ose quelques pas aux premiers sons du clavecin, puis salue les quatre coins de l’espace, en remuant à chaque fois l’air pour commencer le travail de la création. L’ouverture réunit peu après des danseurs aux masques d’animaux sur un air de cour mâtiné de danse tribale. La bande son de Mikael Galasso simule les musiques de l’époque avec ses accents baroques : notes de clavecin et autres instruments (viole de gambe, flûte…) dont les accords procèdent eux-mêmes d’un montage de centons musicaux (Bach, Vivaldi, Mozart ou Berlioz…) en écho à une représentation qui pratique volontiers la citation. Se greffent en effet sur les dialogues chorégraphiés l’art du mime ou quelques références au théâtre de Guignol : dans « La Cigale et la Fourmi » : l’âne passe sa tête par la fenêtre du décor arrangé en castelet et narre l’histoire. Partout domine l’esprit bouffon, acrobatique, kaléidoscopique de la commedia dell’arte. Se découpent sur la trame colorée du décor qui les rehausse les ombres chinoises du chêne et du roseau, ramenés à leur belle essence calligraphique de lignes. A d’autres moments, mais parfois les évocations se superposent et se métissent, les animaux entament quelque danse rituelle (le lion, joué par un acteur malien Bakary Sangaré, rapporte des images et des gestes d’Afrique). Certains tentent un ou deux pas souples, d’autres sont plus nerveux. Quelques-uns sortent d’une comédie musicale américaine (la grenouille braille « Singin’ in the rain »). La cigale, elle, est habillée en danseuse de charleston, plumes dressées en guise d’antennes ; le renard hésite entre Fred Astaire et le Tony Manero de Saturday night fever (fig. 15) ; l’agneau tricote des entrechats comme le lièvre fébrile (« Les Oreilles du Lièvre ») secoue ses pattes, tandis que le loup s’étire en longues enjambées (« Le Loup et l’Agneau »). La fourmi cisaille l’espace à une cadence de robot, la cigale se frotte les élytres de froid et parle d’une voix grelotante ; le moustique sautille, bat des bras en zézayant, et achève le lion à coups de karaté. Chacun sa vitesse, chacun son rythme, les déplacements et les attitudes influençant la diction des voix, le débit des mots et la hauteur de ton. Le music-hall, le cabaret complètent l’imaginaire du spectacle : chapeaux hauts de formes (la fête façon années folles hésite entre la noce et l’enterrement), maquillages appuyés, tons de bateleur et performances de transformistes, y compris du/de la fabuliste en maître/maîtresse de cérémonie ou, dans le vocabulaire du cirque, en Madame Loyal qui, dans « Les Oreilles du Lièvre », se grime en Marlène Dietrich, cigarette entre les doigts (fig. 16).

Mais cette frénésie d’un spectacle dans lequel sont convoqués tous les arts de la scène, et au-delà de l’image, est surtout une façon d’atteindre et, par suite, de démultiplier dans le jeu des bêtes la force des gestes de nos corps. Dans le prologue, le troupeau des animaux se mue en troupe, à moins que la troupe des comédiens ne retrouve au contact les uns des autres les instincts primitifs qui régissent notre activité sensible. C’est en tout cas un petit peuple, une « masse vivante », dirait Michel Serres, dotée d’une puissance d’énergie et de mouvement, qui émerge. De cette masse, « base potentielle de formes » [5], la scène va tirer les métamorphoses dont chaque fable sera le moment, achevé et provisoire ; et à travers le spectacle qui en est la métaphore, l’univers s’offre, espèces et variétés.

Sous l’action du fabuliste qui se profile dans le cadre (fig. 17), le rectangle du décor s’écarte, la lumière d’aurore bleutée s’agrandit et sépare la nuit ; nous allons jeter un œil, par l’interstice, sur ce que peuvent bien faire les animaux en leur coin ; mais c’est notre corps qui paraît et se meut dans cette première architecture scénique. Le théâtre, définitivement ouvert, montre alors un espace partagé qu’emplit un alphabet commun de sons, de pas, de gestes, de mimiques… Le fabuliste, placé au milieu de la danse, en plein centre de la boîte s’occupe ensuite de distribuer, de répartir, de diviser ou de réunir. Sa parole, traduite de l’écriture, régit le sens qui restera toutefois attaché au désordre, à l’instabilité, aux tensions, sensibles dès les premiers pas posés sur la scène.

Le directeur de troupe entraîne dans l’espace la circulation et les positions, et donc enclenche les récits. En dansant leur danse particulière, les animaux lui imposent toutefois leurs styles : styles du lapin ou du lion, du cerf ou du renard… sont primitivement leurs manières d’être. Chaque animal bouge pour lui-même cependant qu’il attire ou repousse, croise un autre ou s’écarte. La danse permet de baliser des parcours et d’entrer en relation avec les autres, elle prépare aux rencontres qui sont aussi celles des tailles, des proportions, des vitesses et des énergies. Ce sont des débuts d’histoire, les premiers vecteurs. Du reste, à chaque fable, nous avons l’impression d’un nouvel avènement qui relaie l’acte originel, comme un élan de l’image qui peu à peu prend forme. Les scènes, sans doute d’abord à partir de la couleur, des pans colorés, accomplissent très visiblement la montée et la disparition des images qu’épaississent et animent les animaux en leurs corps.

Jouer les bêtes, les faire entrer dans la danse ne consiste donc pas, banalement, à les singer, mais bien à revenir en elles, à puiser dans le corps de théâtre qui les stylise et que les acteurs endossent. Avec la danse, se configure la gestualité animale en un premier tourbillon de schémas simples qu’ensuite les scènes vont combiner, les bêtes venant par petits groupes résoudre les problèmes de se tenir là, ensemble : leurs tracés dans l’espace, toute leur géométrie élémentaire, qu’active et relaie celle du décor, donnent corps à la syntaxe, très corporelle et cependant presque abstraite, des attitudes, des échanges et des expressions. Même le sang coule en traits lumineux, à l’orée de la jungle des fables, jaillis des blessures du lion amoureux et métaphorisant ses griffes coupées. Les voix qui, à l’égal des costumes et des visages, soutiennent les paroles et les dotent de leurs inflexions sont à la proue des corps ; ces corps que Robert Wilson tire des textes qu’ils ont provoqués et qu’il replace visuellement à l’aube des récits. La violence qu’inspirent au metteur en scène les fables de La Fontaine s’explique aussi par cette volonté d’extraire des bêtes leur essence par où nous les rencontrons.

Wilson marque tout spécialement les voix, en les renforçant encore, éventuellement, par une prise de son qui les théâtralise avec emphase. Les rires, nombreux et variés, particulièrement appuyés et presque faux (car la comédie a tendance à grincer), signent des points de contact avec l’expressivité brute du corps : le cri du coq, modulant les aigus, s’achève naturellement en ricanement nerveux (« Le Coq et le Renard »). Suraiguë, métallique, réverbérée, la voix s’articule à d’autres bruits qui surgissent avec incongruité : vent, eau, baiser, clochette, cuillère remuée dans une tasse (« Les Obsèques de la Lionne »), ciseaux qui claquent comme un clap de fin (« Le Lion amoureux »)… Parmi les dialogues, des cris d’animaux accompagnent telle réplique, scandent tel vers : un commentaire du fabuliste, et la grenouille conclut sa phrase d’un coassement facétieux, couinant comme un jouet en plastique (« Les Obsèques de la Lionne). A d’autres moments, des bruits, souvent déclenchés et contrôlés par les animaux eux-mêmes, servent de ponctuation ; la clameur sauvage du lion finit par couvrir le commentaire de la narratrice (« Les Oreilles du Lièvre »). La voix, rendue ainsi proche du bruit, fait entendre la poussée de l’animal dans ses mots. Les paroles du renard se rechargent dans ses feulements, ronronnements et sifflements (« Le Coq et le Renard »). La voix du corbeau, peu bavard et pour cause, se concentre dans l’interjection finale (« quoi ? ») à valeur d’onomatopée et de cri caractérologique (« crôa ! »). L’agneau bêle et dans son cri se logent toute son incompréhension et son désespoir (« Mais ? ») alors que le rugissement du lion, dont l’intensité fait accroître les jets de sang, suffit à faire entendre l’intensité de sa douleur qui tranche avec le rire hystérique de sa cruelle fiancée (« Le Lion amoureux »). Plus d’une fois, les termes de la fable s’achèvent en contraction de la voix où le corps se resserre.

Pour le metteur en scène, comme pour le fabuliste qui aime noter les voix ou, au moins, les suggérer par la diction du signifiant de ses poèmes, l’oralité retentit de la corporéité. Aussi la parole s’appuie-t-elle continûment sur les gestes. Ces gestes ne se contentent pas de la souligner et de la redoubler ; ils se désignent comme son origine : « voici ». Ils matérialisent la présence avec un soin, une précision, une méticulosité même grâce auxquels, sublimé par la pureté des lumières et l’application des cadrages, le naturel devient grâce ; des gestes enfin qui assignent aux corps, de celui qui s’exprime et de celui à qui il s’adresse, ses directions et ses traces dans la réalité. Face au corbeau hiératique, le renard est pris d’une agitation extrême : il danse, remue, surligne ses paroles par des gestes qui creusent dans l’air le dessin d’un cœur, d’un fromage, d’une couronne ou de plumes. Le renard façonne le réel, il le moule de ses mots et de ses mouvements : il simule, feinte, mime. Le lion, sans masque, caresse la défunte invisible dans son cercueil et sa main qui fait semblant de lisser la fourrure rend son épaisseur au corps de la lionne (« Les Obsèques de la Lionne »).

Les fables sont les figures d’une naissance première, recommencée en chaque fiction : le « mime initiatique des corps » [6] qui donne accès au secret. Pour écrire, La Fontaine, comme le rappelle Michel Serres, suppose cette masse « d’où émergent les Métamorphoses » [7], il la déclare au moins dans le passage philosophico-poétique d’une fable dédiée à La Rochefoucauld :

 

Je me suis souvent dit, voyant de quelle sorte
      L’homme agit, et qu’il se comporte
En mille occasions, comme les animaux :
Le roi de ces gens-là n’a pas moins de défauts
      Que ses sujets ; et la Nature
      A mis dans chaque créature
Quelque grain d’une masse où puisent les esprits :
J’entends les esprits-corps, et pétris de matière.
      Je vais prouver ce que je dis [8].

 

Le matérialisme du fabuliste nourrit le rêve d’une glaise originaire des corps-esprits, une création de statuaire ou de potier au départ de l’univers. Il donne le nom de « Nature » à cette « cire préalable » et c’est pour lui, pour ses fictions faites au tour de poterie, la « base potentielle des formes » [9] ou des forces au travail dans les formes.

La fable est née des gestes, comme le raconte La Fontaine en retraçant, en tête de ses fables de 1668, la vie d’Esope. Esope, homme au corps de bête, ne pouvait s’exprimer autrement que par les signes de son corps. Il était incapable de langage, alors qu’il nous semble ensuite, les mots revenus ou advenus, ne plus parler qu’en apologues. Il n’y a pas de rupture entre son silence natif et sa verve fabulique qui lui coûtera la vie. Il ne s’agit que d’une métamorphose : la parole n’est qu’une autre forme de la gestualité, un geste encore, concentré dans la bouche où le corps se rassemble.

La fable remémore ce que la parole doit à notre incarnation et ce que notre incarnation doit à notre passé animal. Récits, dialogues, gestes, la scénographie qui donne vie aux fables prend sa source dans les signes muets déposés par les animaux en nous. Le spectacle de Robert Wilson fait remonter cette vérité à partir des images, très simples et cependant très élaborées, dégagées du substrat de la gestualité animale et que complètent les représentations culturelles des bêtes. Les acteurs sont les passeurs de leurs mimiques qui se sont accumulées en nous et nous parlent. Ils les mettent ici littéralement en pleine lumière.

A la dernière fable du spectacle, Ulysse échoue à convaincre ses compagnons métamorphosés de retourner à leur humanité. Il s’enfonce dans la trappe du souffleur d’où avait au tout début bondi le singe grimacier. Les bêtes, elles, fières finalement de ce qu’elles sont, défilent symétriquement au prologue dansé ; elles savent bien que l’animal n’est pas l’autre de l’homme et qu’à tout prendre, en récupérant leur premier costume, elles joueront avec plus d’honnêteté le rôle de leur vie. La sorcière Circé, double inquiétant de la fabuliste, leur aura rendu ce service ; c’est elle finalement qui, invisible derrière les images mais capable de toutes les inventer, tient magiquement la scène.

 

>sommaire
retour<

[5] M. Serres, La Fontaine, édité par J.-Ch. Darmon, Paris, Le Pommier, 2021, p. 21.
[6] Ibid., p. 111.
[7] Ibid., p. 99.
[8] X, xiv, « Discours à M. le duc de La Rochefoucauld », v. 1-9.
[9] M. Serres, La Fontaine, Op. cit., p. 100.