Fables en scène (Robert Wilson)
- Aurélie Barre et Olivier Leplatre
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Fig. 5. Physiologus : Adam nomme les animaux,
v. 1270-1275

Fig. 6. J. Ogilby, Fables of Aesop Paraphrased
in Verse
, 1665

Fig. 7. Ch.-N. Cochin et J.-B. Oudry,
Fables de La Fontaine, 1725

Fig. 8. Ch. Perrault, Contes de ma Mère
l’Oie
, 1695

Fig. 9. M.-C. d’Aulnoy, Contes des fées, 1708

Fig. 10. G. Faërne, Fables, 1699

Bien que le fabuliste soit muni d’une canne qui accessoirise son orchestration – parure mondaine, sceptre royal, bâton de brigadier ou de parole transmettant la fonction narratrice –, son statut n’est pas si affirmé. Quand il arrive en scène au début, il n’est pas certain qu’il maîtrise si bien ses acteurs : un troupeau de bêtes hétéroclites. On le voit plutôt au spectacle de cette troupe avant que, nouvel Orphée ou nouvel Adam nommant la création (fig. 5), il l’ordonne sous sa direction. Les animaux s’imposent à lui, en une danse plus ou moins concertée et dont le fabuliste se contente de suivre d’abord le tempo pour ensuite lui donner le la. C’est qu’en effet tous ces personnages qui défilent lui viennent d’ailleurs : il les accueille dans son espace mais ils possèdent au préalable leur personnalité et leurs manières d’être ; ils existent sous des formes réelles avec leur éthos et leurs déterminations naturelles et ils sortent aussi tout droit des textes qui préexistent à l’entreprise du fabuliste. Le ballet inaugural ressemble à la ronde des muses. Cette chorégraphie de l’inspiration rappelle que, aux temps classiques, le créateur n’est original qu’à condition d’accepter le legs des origines. Venus au monde de la scène, déportés des fables antérieures, les animaux se préparent à se prêter au nouveau jeu, mais ils arrivent avec ce qu’ils sont et toutes leurs histoires.

Le fabuliste n’est, en outre, pas l’unique régisseur du théâtre : il est certes souvent présent pour assurer la narration, c’est-à-dire relayer les acteurs quand ils ne se parlent pas et embrayer les phases de récit ou prendre en charge plus directement les passages à la première personne. Mais il n’est pas le seul à raconter : d’autres voix se mêlent à la sienne et la remplacent. Parfois, un des protagonistes se voit confier le récit. Ailleurs, une instance supplémentaire s’invite : un animal quelquefois comme l’âne pointant sa tête dans le cadre (« La Cigale et la Fourmi »), le bœuf émergeant de la trappe du souffleur (« Le Coq et le Renard ») ou le bichon jappeur et emperruqué à l’image du conteur, relatant les aventures du « Lion et le Moucheron ». Le fabuliste connaît aussi des formes humaines : femmes en deuil plus ou moins âgées dans « Le « Renard, le Singe et les animaux » et dans « Les Animaux malades de la Peste ». Il est encore voix anonyme, off, vibrant dans l’espace comme celle d’un dieu caché. Dans tous les cas, il semble que nous entendons et découvrons des jumeaux du fabuliste changé par l’action magique d’une métamorphose permanente qui hésite entre les règnes. De fait, n’a-t-il pas adopté avec sa perruque la belle crinière rousse du lion qui débute la série des apologues scénographiés (à moins que ses boucles ne préfigurent la toison du mouton ou les poils du bichon grassouillet…) ?

Par ses tours de ventriloquie, La Fontaine est gros de toutes les créatures, quelles qu’elles soient, qui hantent ses fables. A l’arrivée des animaux sur le plateau, ce dont il s’enthousiasme en même temps qu’il s’en étonne, mi-figue mi-raisin avant d’être ravi, le fabuliste se laisse aller à imiter quelque danse : celle du cerf en premier lieu qui le fascine et dont il reproduit au miroir les grands pas élancés, puis du singe qu’il salue en son langage, du corbeau et de la cigale avec lesquels il bat des bras... L’écriture même mime les animaux qu’elle trace sur le papier et dont elle est le dessin terminé en signe. Dans « Le Pouvoir des fables », l’écrivain au travail fait ainsi courir sous sa plume l’hirondelle et l’anguille qu’évoque la fable après qu’il les a dessinées dans l’espace (« Un trait de fable en eut l’honneur »). Le spectacle prête au fabuliste plusieurs visages pour conter. Il le divise, le seconde par des narrateurs, ses relais, souvent internes au récit, qui sont d’autres costumes : le singe, l’âne, une des deux grenouilles (« La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf »)…

C’est devenu une des conventions du portrait du fabuliste que d’être représenté en roi écrivain entouré de ses sujets. Plus d’un frontispice, qu’il montre Esope ou La Fontaine, l’installe au milieu des loups, chiens ou lions qui prendront place ensuite dans les récits. Dans la gravure qui accompagne la publication de l’édition des Fables illustrées par Oudry (fig. 6), La Fontaine y figure en buste sur son piédestal de pierre. Bien établi désormais dans le Panthéon, il a à ses pieds ses animaux, plus vivants que lui, mais auxquels précisément il prête vie. Deux singes découvrent sa statue, comme à une inauguration ; ils soulèvent les pans du lourd rideau qui cachait les coulisses transformées en première scène, scène des scènes fabuliques et qui les contient toutes. Visages de la gaieté dont se revendique le fabuliste, les singes allégorisent l’imitation, à la source de l’écriture.

Esope, le devancier de La Fontaine, n’est effectivement pas absent de cette tournée générale. Il se tient sur le côté, près des bêtes dont, par la difformité de son corps, il n’est pas si éloigné et que, surtout, l’un des premiers, il a animées de sa verve. Son geste ne trompe pas : en désignant de ses mains qui n’ont jamais écrit l’auteur moderne, monumentalisé par sa statue, il confie les créatures, qui ont été ses créations, à celui qui en prendra soin et leur assurera une gloire immémoriale. Il accepte le rôle de relai qu’endosse toujours le fabuliste. Le modèle de frontispice suivi par Oudry reprend les figurations qui, à l’orée des recueils ésopiques, consacre le fabuliste grec et témoigne de sa familiarité avec l’univers animal dont il a mythiquement imaginé les histoires (fig. 7). Oudry greffe à cette matrice la statue de La Fontaine et ainsi, de frontispice en frontispice, l’héritage se transmet.

Evidemment, on est un peu étonné que ce soit une femme qui, chez Wilson, incarne l’écrivain. Mais, après tout, le théâtre du temps n’est pas étranger à ce transformisme : les rôles masculins peuvent être confiés aux actrices sans nuire à la vraisemblance et comme le fabuliste est autant chien, grenouille que bœuf, il n’est pas si curieux qu’il soit aussi femme. Le conteur est un neutre identitaire, celui-ci, celui-là, ni l’un ni l’autre et tout à la fois, sans distinction de genre ou de règne ; il est avant tout, comme dirait Michel Serres, un domino blanc, un joker. Et puis la fable n’est-elle pas féminine ? Manière aussi pour Wilson de déjouer le cliché en ne cédant pas trop à l’hommage révérencieux et de revitaliser la présence de l’auteur sur scène qui pourrait paraître artificielle, à moins que le changement de sexe ne résulte de la castration initiale du lion portant perruque comme le fabuliste, son double narrant.

Cela dit, la féminisation du conteur n’est pas inconnue de la tradition. Il existe, on le sait, de nombreuses représentations des nourrices, bienfaisantes pourvoyeuses de récits qui prennent sous la coupe de leurs voix chaudes les enfants attentifs. Le frontispice du manuscrit de Perrault pour ses Contes de ma mère l’Oye (fig. 8) puis pour son édition des Contes ou Histoires du temps passé, avec des moralités concrétise cette légende de l’oralité initiatrice : la nourrice, qui a archivé dans sa mémoire les contes sans temps, les dit à son public réuni autour du vaste foyer. Cette mère de substitution réchauffe, à la veillée, garçons et filles de tous âges avant qu’ils ne s’endorment et prolongent en rêves l’écoute des histoires. Le filage de la quenouille parallèle à la performance de conter rapproche l’activité textile du filet de voix qui tisse les histoires ; il prépare le transfert de l’oralité à la textualité. Les recueils des écrivaines de la fin du XVIIe siècle moduleront cette figure nostalgique de la nourrice des veillées : ils la remplaceront par des conteuses mondaines entourées de jeunes filles dans des parcs ou des intérieurs cossus (fig. 9).

Mais on croise aussi quelques fabulistes au féminin [4]. La traduction des fables de Faërne par Perrault fournit un exemple, assez rare il est vrai mais attesté, de conteuse de fables assimilée peut-être à la muse du genre (fig. 10). Le frontispice, en effet, confie à une femme le cercle de l’écoute. Sous un arbre, en plein décor de nature, la fabuliste est habillée à l’antique, puisque la fable est de toute éternité ; sous la conduite de ses récits tirés du fond des âges, elle assemble un groupe d’écoutants, adultes plutôt (contrairement à ce que déclarent les vers sous le frontispice), suspendus à ses lèvres. Elle brandit de sa main gauche une tête d’ours, chasse muée en masque. La gueule de l’animal est ouverte comme s’il parlait, et il faut supposer que la fabuliste anime la ventriloquie. La main droite caresse un loup, bien vivant lui, mais docile, domestiqué par cette Orphée. L’image est assortie de quatre vers qui font comprendre que le choix du féminin réfère au principe poétique qui détermine l’écriture : le charme.

 

La Fable a des charmes si doux
Pour ces jeunes Enfants dont l’âme est innocente,
Que même sous la forme et des Ours et des Loups,
Son simple récit les enchante.

 

Aussi la féminisation de la fable, à l’époque de la littérature mondaine, correspond-elle à l’impératif du plaisir du texte, fruit de la séduction qu’il doit exercer.

Le prologue du spectacle de Wilson paraît se souvenir de ces images inaugurales qui introduisent les bêtes et leur conteur et rassemblent en un même lieu la troupe des créatures en attendant que l’écrivain les répartisse. Il en est le tableau vivant.

 

D’espèces en espaces

 

Le défilé débute lorsque le rideau se tire lentement ; les pans noirs – couverture de tissu – s’écartent pour découvrir la grande salle des fables. Le théâtre ouvre le livre dont il retient qu’il est déjà une boite, avec une épaisseur accueillante et qu’il est certes fait de mots et de dialogues mais aussi d’images, de paysages, d’hommes et de bêtes lorsque le regard se pose sur les vignettes gravées par Chauveau, lorsque l’esprit imagine la rencontre des personnages dans la singularité d’un décor de ville ou de campagne, d’intérieur ou d’extérieur. Invités dans l’espace tridimensionnel du théâtre, les êtres de papiers prennent l’épaisseur du lieu pour l’habiter de leur corporéité : ils entrent et sortent par les portes qui conduisent aux coulisses ou par la trappe du souffleur comme le singe ou le fabuliste ; ils se tiennent en haut ou en bas, à droite, à gauche, sur le devant ou à l’arrière de la scène. Les bêtes, hommes et végétaux habitent l’espace très dépouillé conçu par Robert Wilson, structuré par la lumière franche (bleue puis jaune, verte, orange, blanche…) qui nimbe le mur du fond en ses déclinaisons suggestives et symboliques plus que réalistes. Le rideau s’ouvre et l’espace scénique advient comme lieu de rencontres, souvent cruel et même fatal.

 

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[4] C. Velay-Vallantin, « Charles Perrault, la conteuse et la fabuliste : "image dans le tapis" », Féeries 7|2010 (en ligne. Consulté le 24 janvier 2022).