Les Illuminations illustrées
d’Arthur Rimbaud

- Zoé Monti
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Fig. 10. M. Lydis, « H », 1962

Fig. 11. J.-J. Rossbach, « H », 2017

Figs. 12, 13 et 14. F. Righi, Figures
antimétaboliques...
, 1997

Si bien des gloses ont tenté de savoir qui était Hortense – et que de femmes en H dans les Illuminations – Jean-Luc Steinmetz rappelle la vanité d’une telle entreprise : « quel que soit le sens qu’on lui attribue, le prénom si spécifique d’Hortense reste inexpliqué. En fait, Rimbaud nous donne dans son poème une leçon de dynamique textuelle où s’affiche, puis se retire le possible référent que gèrent les signes » [45].

Peu préoccupé de donner des contours charnels à Hortense comme a tenté de le faire Mariette Lydis en 1962 (fig. 10) – contours charnels et par là, réducteurs pense-t-il peut-être –, François Righi préfère relever le défi d’une « devinette scabreuse à plusieurs solutions » [46]. A l’instar de Jean-Jacques Rossbach (fig. 11), conscient que le poème laisse peut-être à deviner, au-delà de l’acte sexuel, le pénis lui-même, François Righi s’engouffre dans la suggestion érotique induite par l’étymologie du nom (orior en latin signifiant se lever, se dresser et os, oris :« la bouche ») et fait du caractère insoluble de l’énigme un point de départ incroyablement fécond.

A l’instar de Pierre Brunel, il se défie et même se désintéresse de toute interprétation allégorique, méfiant envers la réduction conceptuelle, et privilégie ce que le critique appelle la « poétique de l’énigme » [47]. La dimension érotique, indéniable, est inhérente au texte. François Righi s’en empare pleinement, joyeusement, vigoureusement, amoureusement peut-être. Face au texte, devant le jeu de l’énigme, il joue, désireux de nous communiquer son plaisir ; son jeu de prédilection est le billard.

Et nous retrouvons « H » comme le Hasard du jour où François Righi tomba sur l’avis d’une taxe imposée aux billards publics et privés en 1879 (date du départ pour le Harar de Rimbaud). L’artiste est en train de lire une Théorie pratique du billard. Etudes des trois coups principaux : coulés, effets, massés de 1881. L’auteur, Edmond Graveleuse, propose une alternative au billard américain, selon lui monotone et lassant, afin de rendre au jeu son lustre d’antan, son sérieux et sa beauté, son côté ludique enfin. Le livre contient des lithographies illustrant les « Coups de série » et les « Coups divers et de fantaisie » décrits par Graveleuse, « coups » que François Righi met rapidement en lien avec Rimbaud : « L’ancienne ferveur rimbaldienne avait besoin de la distance de tels rapprochements pour m’autoriser à vampiriser l’une des plus énigmatiques des proses des Illuminations » [48].

François Righi (figs. 12, 13 et 14) représente sept coups à mesure que s’écrit le poème de Rimbaud. Livre de peintre ou livre d’artiste ? Assurément, la distinction n’est pas claire. D’un côté, sorte de double livre illustré – l’artiste dirige en chef d’orchestre les rapports entre le poème de Rimbaud et les images de la théorie de Graveleuse. De l’autre, impertinence à encore parler d’illustration. L’œuvre de François Righi semble « intrinsèquement mixte », selon la formule d’Anne Moeglin-Delcroix décrivant le livre d’artiste ; elle n’en partage pourtant aucune caractéristique [49].

Page après page se dessinent les trajectoires des boules de billard ; à chaque nouveau coup correspond l’ajout d’une nouvelle « sentence » du poème. La seconde « Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse » incarne, par antimétabole, la tension qu’il instaure entre texte et image. Dans sa note d’intention intitulée « Dispersion & recomposition de l’H. de Rimbaud », François Righi se réfère au dictionnaire Gradus des procédés littéraires de Bernard Dupriez (1984) pour qui la métabole consiste à « dire la même chose en d’autres mots, l’antimétabole autre chose avec les mêmes mots ». La polysémie des termes est un terrain propice à l’artiste. La dynamique amoureuse est celle que doit rechercher le joueur au billard et que s’évertue à mettre en pratique Rimbaud dans la poésie, lui pour qui l’amour est à réinventer. La lassitude d’Hortense renvoie à celle de Graveleuse qui s’ennuie en jouant au billard américain mais s’applique à exposer les « dynamiques » et « mécaniques » d’une nouvelle théorie en des termes dans lesquels nous lisons clairement la recherche du plaisir et de la beauté dans le jeu. Ainsi les « combinaisons savantes [des] coups », orchestrées par d’« excellentes queues », l’étude appliquée du billard pour mieux le « posséder » traduisent, à la relecture, l’ambiguïté érotique que l’artiste instaure en rapprochant les deux œuvres.

A l’inverse du critique désireux d’approcher l’origine du texte, l’artiste se complaît à rester dans son atelier où il jouit de la position de devineur que le texte lui assigne. A l’inverse du lecteur, l’artiste ne reste pas interdit devant une solution volontairement cachée – renvoyé par là à un manque, un défaut, une privation de sens. Face à l’opportunité créatrice ainsi fournie par l’énigme, il répond favorablement aux stimuli lancés par le défi de la « dynamique amoureuse » – celle de la création – et il est prêt à mettre son art au service de ce risque.

Soudainement apparues dans le paysage littéraire grâce notamment à Félix Fénéon, les Illuminations de Rimbaud ont créé bien « des chocs aux répercussions radiantes » [50]. Ces textes aux images ahuries ont d’abord résisté à toute interprétation critique, avant les études éclairantes, entre autres, d’Etiemble, de Bouillane de Lacoste, d’André Guyaux ou encore de Michel Murat. Ces mêmes textes aux images souvent considérées comme hallucinées ont inspiré à ce jour une cinquantaine d’ouvrages illustrés. L’ouverture de la réception littéraire des Illuminations à la réception artistique de ces illustrations avait pour but de mettre en lumière la dette de l’image à la critique : l’assurance d’une balise discrète qui sert d’encadrement au tableau, balise d’avec laquelle toute distance est nécessaire afin qu’elle devienne créatrice. Cette dette est éminemment variable selon l’époque (les illustrations littérales de la première moitié du XXe siècle laissent place à des images plus affranchies du texte, souvent plus abstraites, après la théorie du fragment d’André Guyaux et les années 1980) et selon les textes illustrés (les Œuvres complètes,les Illuminations ou un seul poème). Il serait intéressant d’étudier, selon le mouvement inverse, une dernière perspective : le rapport du texte (critique) à l’image selon les lecteurs-spectateurs à qui sont destinées les images doubles, littéraire et artistique, des livres illustrés. En d’autres termes, quel est l’impact de la réception artistique de Rimbaud sur sa réception littéraire et ses lecteurs ?

 

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[45] J.-L. Steinmetz, « Ici, maintenant, les Illuminations », art. cit., pp. 40-41.
[46] P. Brunel, op. cit., pp. 701-702.
[47] Ibid., p. 696.
[48] F. Righi, « Dispersion & recomposition de l’H. de Rimbaud », H, Ivoy-le-Pré, François Righi, 1997.
[49] A. Moeglin-Delcroix, « Formes », dans Sur le livre d’artiste. Articles et écrits de circonstance (1981-2005), Marseille, Le mot et le reste, 2006, p. 111.
[50] F. Fénéon, « Les Illuminations d’Arthur Rimbaud », Le Symboliste, n° 1, du 7 au 14 octobre 1886.