Tériade et le livre de peintre
- Pascal Fulacher
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Fig. 1. J.-K. Huysmans et A. Lepère, A Rebours, 1903

Fig. 2. P. Verlaine et P. Bonnard, Parallèlement, 1900

Tériade compte parmi les principaux éditeurs de livres de peintre du XXsiècle, auxquels il a contribué à donner une tout autre dimension sur un plan plastique mais aussi sur un plan purement conceptuel, ouvrant la voie aux livres d’artistes. Dans un premier temps, nous nous efforcerons de rappeler la définition du livre de peintre, et de resituer Tériade parmi les éditeurs de son temps, c’est-à-dire ceux de la première moitié du XXe siècle, en remontant aux origines du livre de peintre et en suivant son évolution jusqu’à la fin des années 1930. Puis nous nous attarderons sur les principales innovations de Tériade en matière de typographie, d’illustration, de mise en page, de mise en livre, sans oublier de rappeler ce qui fit la force de ses éditions : sa proximité intellectuelle avec les peintres. Enfin, nous insisterons sur l’influence de Vollard sur Tériade dont l’œuvre éditoriale s’inscrit dans le sillage de l’éditeur du Parallèlement.

 

Le livre de peintre en question

 

Mais revenons tout d’abord sur ce qui définit un livre de peintre. Un nouveau type d’illustration apparaît dans le dernier quart du XIXe siècle : qualifiée dans un premier temps d’« illustration parallèle », elle prendra par la suite le nom d’« illustration de peintre », encore que le terme soit impropre étant donné que de nombreux peintres ont illustré des livres, notamment à la fin du XIXe siècle, sans pour autant faire de l’illustration de peintre. L’expression « livre de peintre » est celle unanimement retenue pour désigner ces livres illustrés par de grands peintres.

Epousant l’évolution de l’art moderne, le livre illustré par de grands peintres connaît une rapide évolution au cours de l’entre-deux-guerres : soigné dans ses moindres détails, le « grand illustré » ainsi que le désigne François Chapon, s’impose en premier lieu par son format, la qualité et la quantité importante de ses illustrations (originales dans la plupart des cas), la nature artisanale du procédé d’impression employé (typographie composée à la main pour le texte, lithographie ou taille-douce pour les images), la beauté du papier, l’omniprésence du peintre. Faut-il pour autant en déduire que le livre de peintre a constamment été luxueux et a toujours relevé de la seule expression artistique tendant « à n’être rien de plus qu’un album d’estampes » [1] ? Yves Peyré dans son ouvrage Peinture et poésie, le dialogue par le livre, a démontré que certains livres illustrés par de grands peintres ne sont ni luxueux ni le fait de plasticiens en mal d’expression.

C’est en premier lieu par la prépondérance prise par le peintre dans la confection du livre que le livre de peintre se distingue. A la grande période des livres d’illustrateurs (1870-1918) [2], au cours de laquelle l’image reste soumise au texte, même s’il s’agit souvent d’illustrations originales (c’est-à-dire de dessins gravés par l’artiste lui-même), succède donc l’époque des livres de peintre. N’étant pas familiers du livre, les grands peintres ont apporté une nouvelle vision des rapports de l’image au texte et de leur agencement. Raoul Dufy, Pablo Picasso, Georges Rouault, Marc Chagall, Georges Braque, André Derain, Fernand Léger et tant d’autres ont ainsi renouvelé l’art du livre en imposant leurs propres conceptions esthétiques. En ne se soumettant pas aux disciplines du genre bibliophilique, ils ont révolutionné le livre illustré, tout autant que leurs éditeurs qui ont si bien su « marier » dans leurs productions éditoriales, expressions plastiques et poétiques.

L’expression « livre de peintre » désigne clairement le type de livre proposé : un livre entièrement façonné par le peintre et lui seul. Aussi considère-t-on que ces livres illustrés par des peintres relèvent davantage des arts plastiques que de la littérature : « la littérature s’intègre à l’objet d’art, devient objet elle-même, magnifiée concrètement par l’impeccable typographie […] » [3] estime Michel Melot.

En second lieu, c’est par la multiplicité des procédés de reproduction des images que les livres de peintre se distinguent des livres d’illustrateur. A la charnière des XIXe et XXe siècles, la gravure sur bois l’emporte sur la gravure sur métal (eau-forte principalement) dans le mode de reproduction des illustrations. Ainsi, pour l’éditeur Edouard Pelletan qui domine la bibliophilie de cette époque :

 

Toute gravure n’est pas légitime. La seule que l’on puisse employer est celle dont le sens typographique est en harmonie avec la lettre, celle qui, se tirant en relief, offre avec le caractère d’imprimerie des valeurs concordantes et rappelle, par le jeu des noirs de l’encre et des blancs du papier, l’effet du mot imprimé. Cette gravure est la gravure sur bois [4].

 

Alors que s’achève le règne de la gravure sur bois debout en cette fin de XIXsiècle et que réapparaissent le bois de fil et la taille au canif [5] ainsi que le bois original (Auguste Lepère (fig. 1) a été le premier à produire, dans le livre illustré de luxe, des bois originaux, autrement dit dessinés et gravés par l’artiste [6]), l’eau-forte, dont la similitude avec le dessin est évidente, de même que la lithographie qui se rapproche de la peinture, seront les procédés de reproduction privilégiés des grands peintres au XXe siècle.

Eau-forte et lithographie originales, techniques encore marginales dans le livre illustré moderne du début du XXe siècle, ne tarderont pas à s’imposer face au bois pour finalement l’emporter sur ce dernier à la fin des années 1920.

Qu’ils soient marchands de tableaux comme Ambroise Vollard (fig. 2), considéré comme le précurseur du livre de peintre, ou Daniel-Henri Kahnweiler qui fit dialoguer poètes et peintres à travers les ouvrages qu’il publia, les éditeurs de livres de peintre de cette première période publient des ouvrages fort variés. Chez Skira, autre éditeur de livres de peintre, la typographie fait contrepoids aux images tout en apportant équilibre et unité à ces éditions, leur conférant un style spécifique.

 

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[1] A. Moeglin-Delcroix, L’Esthétique du livre d’artiste, Paris, Jean-Michel Place/Bibliothèque nationale de France, 1997, p. 41.
[2] P/-J. Foulon, L’Illustration du livre en France de 1870 à 1918, monographie du Musée royal de Mariemont n° 10, Morlanwelz (Belgique), Musée royal de Mariemont, 1999.
[3] M. Melot, L’Illustration, histoire d’un art,Genève, Editions Skira, 1984, p. 199.
[4] E. Pelletan, Le Livre suivi du catalogue illustré des éditions E. Pelletan, Paris, E. Pelletan, 1896.
[5] Citons parmi quelques chefs-d’œuvre d’illustration, les bois de Félix Vallotton pour Badauderies parisiennes (1896), ceux d’Auguste Lepère pour A rebours (1903), ceux de Raoul Dufy pour Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée (1911), ceux de Louis Jou pour Les Opinions de M. Jérôme Coignard (1914), ceux d’Emile Bernard pour Les Amours de Ronsard (1915).
[6] Son premier livre illustré de bois originaux a pour titre Paysages parisiens et a été publié par Henri Beraldi en 1892.