Le poète coréen Yi Sang, illustrateur du roman
de Pak T’aewôn, Une journée du romancier
monsieur Kubo
(1934)

- Yoon-Jung Do
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résumé
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Fig. 1. Yi Sang, Une journée du
romancier monsieur Kubo
, 1934

Fig. 2. Yi Sang, Une journée du
romancier monsieur Kubo
, 1934

Fig. 3. Joseon Jungangilbo, 3 août 1934

Fig. 4. Joseon Jungangilbo, 1er août 1934

Fig. 5. Joseon Jungangilbo, 8 août 1934

Le présent article porte sur les illustrations de Yi Sang [1] (李箱, 1910-1937), un poète coréen expérimental actif dans les années 1930. Cette période correspond à la fois à la modernisation de la Corée, et à l’occupation japonaise. Les œuvres de Yi Sang sont caractéristiques des grands changements que connaît alors la société coréenne et de la sensibilité des artistes de cette époque, et ses illustrations révèlent une culture visuelle nouvelle. Yi Sang n’a pas illustré beaucoup d’œuvres [2], et l’illustration n’était pas son activité principale, mais leurs particularités, dont la technique exacte n’est pas connue, méritent notre attention. En effet, Yi Sang y abandonne la tradition de l’illustration romanesque, qui consistait à montrer une scène décisive de l’intrigue pour aider les lecteurs à comprendre le fil de l’intrigue. Il explore au contraire l’illustration en tant que devinette ou énigme à interpréter.

Les principales illustrations de Yi Sang ont été réalisées sous le pseudonyme Ha Yung pour un roman feuilleton autobiographique de son grand ami Pak T’aewôn (朴泰遠, 1910-1986), intitulé Une Journée du romancier monsieur Kubo [3]. Ce roman a été publié en 30 épisodes, du 1er août au 19 septembre 1934 dans la rubrique littéraire du quotidien Joseon Jungangilbo (朝鮮中央日報, Quotidien central de Corée). A l’exception des épisodes 19, 29, 30, tous les autres ont été illustrés. Ces 27 vignettes feront l’objet de notre analyse, mais il faut ajouter que deux images, conçues elles aussi par Yi Sang, ont été publiées au début de chaque épisode, fonctionnant comme une sorte de frontispice (figs. 1 et 2).

Nous tenterons de dégager les aspects novateurs, en nous concentrant sur la manière dont Yi Sang compose ou décompose l’espace visuel offert au regard des lecteurs. Cette approche s’appuie sur la perspective d’Anne-Marie Christin, telle qu’elle est formulée dans le passage suivant :

 

[...] l’on envisage l’image dans sa totalité en y distinguant deux composantes – des figures et un support –, et (...) on s’attache d’abord au second. (...) Il apparaît alors que l’écriture est née de l’image dans la mesure où l’image elle-même était née auparavant de la découverte – c’est-à-dire de l’invention – de la surface : elle est le produit direct de la pensée de l’écran. (...) Elle procède par interrogation visuelle d’une surface afin d’en déduire les relations existant entre les traces que l’on y observe [...] [4].

 

Si les illustrations de Yi Sang peuvent être considérées comme des devinettes, ou des images à interpréter à travers de multiples lectures – lecture de l’image et lecture du texte du roman –, interroger l’espace visuel de l’image dans sa totalité constitue une étape déterminante pour comprendre le processus au cours duquel s’élabore la signification de ces illustrations, et leur originalité.

 

Les romans illustrés et la presse en Corée dans les années 1930 : contexte historique et culturel

 

Commençons par préciser le contexte de cette publication. Yi Sang et Pak T’aewôn étaient membres d’une société de jeunes auteurs appelée Kuinhoe (九人會, Société des Neuf) fondée en 1933, qui menait des expérimentations littéraires. Cette société joua un rôle important sur la scène littéraire coréenne de cette époque, surtout par l’introduction du « modernisme » apparu juste après le déclin du courant de la « littérature socialiste ». Le leader de cette association, Lee Tae-Jun (李泰俊, 1904- ?), était romancier, et travaillait en même temps comme journaliste au Joseon Jungangilbo où il était responsable de la rubrique littéraire. C’est grâce à lui que Yi Sang, peu connu jusque-là sur la scène littéraire coréenne, avait pu publier dans ce journal ses poèmes en série intitulés Ogamdo (烏瞰圖, La Perspective à vol de corneille) en 1934. Quelques mois plus tard, Pak T’aewôn, devenu proche de Yi Sang depuis quelque temps, proposa au quotidien de publier son roman feuilleton, avec les illustrations de son ami.

La taille des illustrations de Yi Sang est modeste, à cause de l’espace limité offert par le quotidien : elles sont un peu plus petites qu’une carte de visite. A cette époque, les illustrations pour les romans feuilletons dans les journaux étaient généralement deux fois plus grandes [5]. Mais cette norme concernait les romans populaires. Le roman de Pak T’aewôn était plutôt expérimental, et le journal se montra drastique. On mesure facilement cette différence de traitement en comparant les illustrations de deux types de romans différents publiés sur une même page (fig. 3) : en bas, un roman populaire de Lee Tae-Jun, chef de la rubrique littéraire, et au milieu, le roman de Pak T’aewôn.

On ne peut toutefois sous-estimer l’importance de ces images pour trois raisons. Premièrement, dans l’histoire de la culture médiatique, les années 1930 en Corée sont marquées par l’introduction massive des images dans l’imprimé. Avec le développement du capitalisme, les journaux coréens se transforment en sociétés anonymes par actions, et cherchent à accroître leurs profits pour survivre dans la nouvelle économie de marché [6]. Ils introduisent abondamment les illustrations dans leurs pages pour mieux attirer les lecteurs, y compris ceux qui ne savent pas lire, et insèrent de nombreuses publicités pour augmenter leurs recettes. Dans les publicités elles-mêmes, qui occupent d’une demi-page à une page entière, les images prennent une place majeure. Les caractères d’écriture, tant coréens que japonais, sont mélangés et présentés comme des objets visuels dont la taille, la forme et la disposition sont conçus avec soin comme dans une affiche (figs. 4 et 5). La multiplication des images, rendue possible grâce aux techniques modernes d’impression, témoigne aussi de l’influence de la culture occidentale diffusée en Corée via le Japon.

 

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[1] Yi Sang est le nom de plume de l’écrivain. Son nom de naissance est Kim Hae-Gyeong.
[2] Ces 33 illustrations se décomposent ainsi : 2 pour sa nouvelle Les ailes (Nalgae), 2 pour sa nouvelle La Virginité et le squelette (Donghae), 2 pour le titre du roman-feuilleton de Pak T’aewôn et 27 pour le texte de ce roman.
[3] Pak T’aewôn, Une Journée du romancier monsieur Kubo, trad. Patrick Maurus, Grenoble, UGA Edition (Université Grenoble Alpes), 2019. Pak T’aewôn lui-même dévoile l’identité de l’illustrateur : « Mon roman feuilleton a été illustré sous le pinceau de Yi Sang sous le nom Ha Yung » (nous traduisons) : voir Pak T’aewôn, « YiSangui pyeonmo » [Un visage partial de Yi Sang], dans Kim Yujung et Kim Juhyeun (dir.), Geuriunireum, Yi Sang [Yi Sang, un nom qui nous manque], Séoul, Jisiksaneopsa, 2004, p. 19 (박태원, 「이상의 편모(片貌)」, 『그리운 이름, 이상』, 김유중, 김주현 편, 서울, 지식산업사).
[4] A.-M. Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, « Champs », 2009, p. 6.
[5] Voir Kim Young-Ju, « Saphwayesulron » [Sur l’illustration], Sedae [Génération)], avril 1968, p. 315 (김영주, 「삽화예술론」, 『세대』).
[6] Depuis leur origine à la fin du XIXe siècle, le but principal des journaux était plutôt la mobilisation de l’opinion publique en faveur de la modernisation ou contre les attaques venues de l’étranger, ou encore la diffusion des annonces officielles du gouverment.