L’« obsession du visuel » dans les livres
d’artiste de Bernard Noël

- Melina Balcázar
_______________________________

pages 1 2 3

Fig. 11. B. Noël, Le bat de la bouche, 1977

Fig. 12 a et b. B. Noël, Miroirs de papier, 1985

Fig. 13. B. Noël, Trois états du toi, 1992

Fig. 14 a et b. B. Noël, Le Livre de l’oubli, 1985

On reconnaît cette relation que l’on pourrait appeler mise à distance dans deux autres ouvrages, Le Bat de la bouche [29] (fig. 11) avec Jan Voss et Miroirs de papier [30] (fig. 12 a et b) avec Fred Deux, dans lesquels l’emboîtage sépare distinctement et réunit en même temps texte et image.

Mais c’est sa collaboration avec le peintre Olivier Debré qui témoigne de manière particulièrement éclairante de ce travail dans l’amitié qui estproximité et mise à distance,caractéristique de l’approche du livre de Bernard Noël. Après leur rencontre en 1975, par l’intermédiaire de la revue Clivages et son directeur Jean-Pascal Léger, ils ont réalisé ensemble cinq ouvrages : Le Livre de l’oubli (André Dimanche, 1985) ; Sur un pli du temps, (Les cahiers des brisants, 1988, texte conçu pour Debré) ; Sur le peu de corps (Les cahiers des brisants, 1990) ; La Grille du temps (Editions Unes, 1995) ; L’Espace du sourire [31] (L’attentive, 1998, écrit pour Debré, dédicataire également du poème).

L’écrivain a consacré par ailleurs plusieurs textes à son œuvre, parmi lesquels la monographie Debré (Flammarion, 1984) et sa préface au catalogue de son exposition de dessins de 1990 au Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis [32]. Il a également participé au livre Trois états du toi (La Sétérée, 1992, fig. 13) incluant des textes de Mathieu Bénézet et Bernard Vargaftig, avec neuf lithographies de Debré (trois séries des portraits de chacun des auteurs).

Comme le raconte Bernard Noël, l’idée d’un projet commun surgit rapidement, dès 1976. Au cours de l’année suivante, il écrit le premier volet de ce qui originellement devait constituer une trilogie, comprenant Le Livre de l’oubli, Le Livre de la nuit, Le Livre de la mort. En septembre 1977, il remet son manuscrit à Olivier Debré qui entame son travail dans l’hiver de la même année. Celui-ci travaille à la fois sur de petits et de grands formats (environ 39 x 63 cm pour les premiers, et 44,5 x 68,5 cm pour les seconds) [33]. La conception s’étale sur huit ans et donne jour à trente-quatre projets de gravures, dont la plupart ont été réalisés en 1978. Le Livre de l’oubli (fig. 14 a et b) paraît finalement chez André Dimanche en 1985 en n’incluant que huit gravures (quatre en pleine page et quatre en double page).

Au moment de la réédition du livre en 2012, chez P.O.L., Bernard Noël racontait dans ces termes la lente gestation du projet :

 

[…] ce livre était resté en panne, par la faute d’un éditeur, qui nous avait commandé à Olivier et à moi un ouvrage qui était sans titre à l’époque. Mais j’avais envie que ce livre avec Olivier m’entraîne dans un travail grave, donc j’avais écrit ce Livre de l’oubli pour le donner à Olivier (…). A l’époque c’était pour moi le départ d’un travail assez long et important. Je pensais à partir du Livre de l’oubli écrire une trilogie (…). Mais j’ai été découragé dans ce travail par le premier éditeur qui nous avait commandé ce livre et puis a reculé devant la taille des gravures d’Olivier Debré, alors que cette taille correspondait à ce qu’il avait demandé (…). Et ensuite ce livre a mis assez longtemps à paraître, bref, ce fut très compliqué, ce qui m’a dégoûté et découragé de mon entreprise [34].

 

Malgré ces difficultés, Le Livre de l’oubli [35] reste ce précieux témoignage de leur collaboration, fondée sur l’adresse à l’autre et une interrogation commune sur le langage. Car l’une des ambitions d’Olivier Debré est justement de constituer un langage, comme il y eut, dit-il, un langage perspectiviste, impressionniste, cubiste, comme chaque génération a eu le sien. Chez lui, le langage, dans ses règles, ses conventions fixes, ne s’oppose pas au sentiment ; au contraire, lui seul rend possible l’expression du sentiment le plus intime et le plus spontané [36]. Et c’est ce qui captive Bernard Noël :

 

Le signe-surface d’Olivier Debré va dans le sens de ce désir. Il fonde une langue qui ne repose plus sur l’articulation, mais sur la saisie immédiate. Rien à lire en lui parce qu’il est entièrement visuel. Pour la première fois, l’intériorité s’exprime à travers quelque chose qui n’est pas une image tout en étant une visualisation ; mais, nouveauté sans précédent, cette visualisation s’effectue directement à l’extérieur, et sans l’intermédiaire du lisible [37].

 

Le Livre de l’oubli donne corps, incarne [38], leur rencontre autour de cette « autre langue » [39] désirée par Bernard Noël et conquise par la peinture de Debré. Dans les pages du livre, deux ordres se juxtaposent, celui du texte dont la mise en page même si elle est aérée respecte l’espace qui lui est accordé, et celui des gravures d’Olivier Debré qui occupent pleinement la page.

Bernard Noël souligne encore la manière dont procédait son ami pour s’approprier le livre : il commençait par disséminer à l’intérieur d’une copie du texte quelques feuilles blanches où il avait tracé au crayon des formes à peine visibles, sans grand rapport avec les gravures finales. Les images devaient en effet avoir leur place avant leur réalisation. Car ce qui comptait pour Olivier Debré n’était pas d’aboutir à une traduction littérale du texte, mais de soumettre la lecture à des variations rythmiques. Le peintre recherche ainsi une structuration de l’espace de la feuille « à la fois chromatique et de dessin » [40] par le recours à des figures qui marquent le rythme du livre. Des figures qui peuvent se limiter à des traces minimes mais qui restent une manière indirecte et intérieure d’accompagner le texte. Ainsi, « entre les huit eaux-fortes séparées par les pages de texte s’instaure, dans la continuité même, tout un enchaînement de relations qui finissent par constituer un cursus autonome et souterrain, un second livre à l’intérieur du livre » [41]. Le texte se trouve donc comme déplacé par ce refus de toute linéarité, suspendu par ces pauses, sorte d’« arrêts sur image », que marquent les gravures.

Nous pourrions ainsi conclure, avec Anne-Marie Christin, que dans Le Livre de l’oubli, « l’image qui s’associe au texte – ne parlons plus d’“illustration” – déplace ce texte dans un monde qui s’avère beaucoup moins étranger au sien que la raison alphabétique ne semblait l’avoir décidé de façon définitive, et qui rejoint ainsi les univers à la fois complexes et harmonieux des écritures idéographiques » [42]. Cette « obsession du visuel » dans le travail du livre de Bernard Noël qui part d’un constat presque douloureux des limites de signification de l’écrit déplace l’intelligibilité du texte. C’est par l’association avec l’image que l’écrit accède à une autre visibilité et donc à un autre mode de lecture. Le livre de relation, lieu de croisement – et séparation – du visible et du lisible, rend ainsi sensible cette nécessaire interaction entre intérieur (l’espace mental) et extérieur (l’espace visuel) dont la tension n’a cessé d’être explorée par l’auteur.

 

>sommaire
retour<

[29] Paris, Editions Atelier Clot, 1977. Tirage limité à 150 exemplaires signés par l’auteur : 1 exemplaire accompagné du manuscrit original, numéroté 1 ; 15 exemplaires accompagnés d’une page manuscrite, numérotés de 2 à 16 ; et 134 exemplaires numérotés de 17 à 150. Livre en 2 parties : d’une part, 20 pages de texte dactylographié par G. Girard sous couverture imprimée, d’autre part, également sous couverture imprimée, 15 lithographies en couleurs signées, tirées sur les presses de l’imprimerie Clot, Bramsen et Georges, coffret en bois avec titre gravé.
[30] Vence, Pierre Chave, 1985, tirage limité à 69 exemplaires signés par l’auteur et l’artiste. Livre en deux parties rassemblées dans un étui en bois au dos toilé et titré dans lequel est découpée une fenêtre recouverte d’un plexiglas sur l’extérieur et d’un miroir en aluminium sur l’intérieur constituant une niche dans laquelle s’insère le livre de 40 pages en feuilles sous couverture ; la seconde partie, également sous couverture, contient douze estampes et une vignette en frontispice signées et numérotées de Fred Deux gravées au burin par C. Reims et titrées par D. Moret sur Chine contrecollé. Les deux couvertures sont imprimées et recouvertes d’une jaquette transparente brillante.
[31] Repris dans Les Yeux dans la couleur, Paris, P.O.L., 2004.
[32] Voir aussi les autres textes de B. Noël consacrés à son ami : « Le travail d’Olivier Debré », Ariel, nº 39, juin 1976 ;préface au catalogue de l’exposition, Olivier Debré. Peintures, encres de Chine, sculptures, La Tronche/Grenoble, Musée Hébert, 1986.
[33] E. Pernoud, Olivier Debré : les estampes et les livres illustrés, 1945-1991, Paris, Publications de la Sorbonne, 1993, pp. 23-24.
[34] B. Noël, Du Jour au lendemain. Entretiens avec Alain Veinstein, op. cit., pp. 313-314.
[35] Le livre dont le grand format est de 41 x 33 cm se compose de 60 pages en feuilles avec huit eaux-fortes en noir à pleine pages toutes monogrammées par l’artiste. L’achevé d’imprimer de l’exemplaire conservé à la BLJD indique : « Cet ouvrage, publié avec l’aide du Centre National des Lettres, a été composé en Garamont corps 24 par l’atelier Gerbaud, à Paris. Thierry Bouchard l’a imprimé sur ses presses à Losne. L’atelier Lacourrière & Frélaut a tiré les gravures d’Olivier Debré. Jean Duval a réalisé les emboîtages. Le tirage comprend vingt-deux exemplaires sur papier d’Auvergne du moulin Richard de Bas, numérotés de 1 à 22 ; les neuf premiers étant accompagnés d’un dessin original ; et quatre-vingt-dix-neuf exemplaires sur vélin de Rives numérotés de 23 à 121. Quelques exemplaires sur Auvergne et marqués H.C. ont été réservés au peintre, à l’auteur et à l’éditeur. Exemplaire nº 2 ».
[36] E. Pernoud, Olivier Debré : les estampes et les livres illustrés, 1945-1991, op. cit., p. 22.
[37] B. Noël, Debré, op. cit., p. 10.
[38] Voir B. Noël, Le Syndrome de Gramsci, Paris, P.O.L., 1994, p. 17 : « Je me suis toujours plu (...) à tenter une archéologie intime dans l’idée que le corps n’est pas seulement une organisation éphémère, mais qu’il est aussi une sorte de livre physique, un livre incarné, où sont inscrites les leçons de l’histoire sous-jacente, celle de la vie même. Et rien ne me trouble plus mystérieusement que la présence en moi de messages que je suis incapable de déchiffrer bien qu’ils ordonnent mon existence et mes comportements ».
[39] B. Noël, Debré, op. cit., p. 7.
[40] Le peintre décrit son projet dans ces termes : « Telle est la structuration de l’espace que je cherche ; on peut quelquefois avoir l’impression qu’il s’agit de taches informelles, alors que, pour moi, c’est une réelle structuration, à la fois chromatique et de dessin » (O. Debré cité par E. Pernoud dans Olivier Debré : les estampes et les livres illustrés, 1945-1991, op. cit., p. 22).
[41] Ibid., p. 24.
[42] A.-M. Christin, « De l’illustration comme transgression », conférence inédite de 2009, reproduite dans le présent numéro.