Michel Butor, le poète illustrateur
- Márcia Arbex-Enrico
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Dans ses nombreux travaux réalisés en collaboration [15], Butor a mis en pratique en tant que créateur cet art du passage, de l’intervalle, de l’écart. On peut se demander ce que signifie pour lui travailler avec les artistes. Quel serait son rapport, en particulier, à l’art et à la peinture ? Selon Mireille Calle-Gruber, le « compagnonnage » est devenu pour Butor « sa chance d’écriture et sa ligne de vie » [16]. Dans ses nombreux entretiens, l’écrivain a eu l’occasion de parler de ses motivations. Citons ce témoignage :

 

Je dessinais beaucoup, j’écrivais beaucoup, je faisais un peu de musique. Finalement c’est l’écriture qui l’a emporté et a momentanément condamné un peu le reste autour d’elle pour mieux grandir. Mais si je ne pouvais peindre moi-même j’avais besoin que d’autres peignent pour moi, d’où ma curiosité non seulement pour les œuvres picturales mais pour le travail, pour la vie qui les produit. Parcourir musées et galeries était une étude aussi importante pour moi que de travailler en bibliothèque, et cela devait se prolonger jusqu’au bourgeonnement contemporain. Cette camaraderie avec certains peintres a mené tout naturellement à des collaborations qui ont considérablement enrichi mon imagination. (…) Depuis des années j’avais une activité plastique de contrebande. Parfois je passais des journées entières à raturer des brouillons. Par ailleurs mon courrier, à partir d’essais de cartes de vœux, était devenu l’occasion de petits découpages et montages qui amusaient mes correspondants, déçus si je leur écrivais sur du papier ordinaire. Je continue ainsi à produire, émettre des milliers d’œuvrettes, en hommage à la peinture que je ne pratique pour de bon que dans l’écrit [17].

 

C’est en partant de ces réflexions que je vais tenter de mieux comprendre cette « pratique [de] la peinture dans l’écrit », de définir quels mouvements d’« oscillation » se distinguent entre ces deux médias, « tellement étrangers l’un à l’autre » [18], et pour finir, de percevoir selon quelles modalités l’image survient dans l’écriture. Je pars du principe que l’image, chez Butor, constitue un substrat privilégié de l’écriture, et que le visible y intervient sous différents aspects : descriptif, typographique et plastique [19].

Pour nous limiter à l’aspect plastique, c’est en 1962 que la critique situe le début de sa collaboration avec les artistes, l’année de publication de Rencontre, livre qui réunit un texte de Butor et des gravures de l’artiste chilien Enrique Zañartu. Depuis, ces « rencontres » se sont poursuivies, donnant lieu à une œuvre multiple, intermédiale, souvent inclassable, mais constamment soumise aux tentatives de classifications [20].

Lucien Giraudo propose une typologie qui prend en compte la grande variété des œuvres, avec de nombreux exemples à l’appui. Il définit le « livre d’artiste » en opposition au « livre-objet ». Le « livre d’artiste, écrit-il, relève sans ambiguïté du concept de livre : ni la forme ni, en principe, la matière ne s’opposent à la saisie du livre comme tel : il y a une couverture, des pages qui se tournent, s’enroulent, se déploient ou se déplient dans le cas de livres en accordéon, ainsi que du texte à lire, en principe de façon suivie » [21]. Tandis que le livre-objet serait

 

un livre qui attire l’attention sur lui-même par sa forme insolite ou la matière dans laquelle il est réalisé. (...) La présence du texte confère bien au livre-objet son statut de livre, mais l’intérêt est que l’on ne saisit pas immédiatement qu’il s’agit d’un livre.

 

Michel Butor, de son côté, définit le « livre d’artiste » de façon plus ample comme celui « dans lequel les collaborateurs brisent le dogme romantique de l’expression individuelle et manifestent que tout ouvrage est en quelque sorte collectif » [22]. Il en distingue deux types : le « livre de peintre » – à l’exemple de Delacroix dans son journal ou Van Gogh dans sa correspondance – et le « “livre de dialogue” dans lequel deux individus au moins, un peintre et un écrivain, par exemple, s’entendent pour une œuvre commune, les deux pouvant parfois redevenir un seul » [23].

Deux modalités de « livres d’artiste », et plus particulièrement de « livres de dialogue » dans le sens proposé par Butor, serviront d’appui à notre réflexion sur l’aspect transgressif, en quelque sorte, de l’illustration telle qu’elle est pratiquée par l’écrivain. L’articulation du lisible et du visible dans ces œuvres permet d’interroger comment se fait le passage des images – matérielles, in praesentia – aux mots, comment se produisent les « contaminations transgressives », comment l’image devient le moteur de la création poétique. Car ce qu’il faut souligner avant tout c’est que Michel Butor inverse les rôles : c’est le poète qui écrit à partir des images.

 

Je travaille beaucoup à partir de livres peints par des artistes, au sein desquels j’insère du texte. J’œuvre donc de manière inhabituelle en inversant les rôles. Dans les textes anciens, je pense aux textes sacrés, on part de l’écrit pour aller à l’image. C’est l’enluminure. Moi, j’écoute les images [24].

 

L’oscillation texte-image

 

L’une des dernières publications de Michel Butor, le très beau livre réalisé avec Miquel Barceló, Une nuit sur le Mont Chauve (2012), constitue un exemple à la fois de livre d’artiste et de livre-objet. D’une part, l’édition courante dans un format classique, où sur fond de papier Canson noir une série de 72 dessins de Barceló faits à l’eau de Javel et au gesso [25] alternent avec le même nombre de quatrains écrits par Butor. Le tirage de tête de cette publication, d’autre part, peut être considéré comme un livre-objet dont la technique d’impression en fait un véritable objet d’art à tirage limité : l’édition courante, en effet, s’accompagne de huit rouleaux, de 30 x 350 cm, dans une boîte en tilleul, se déroulant sur 28 m de long [26]. Cette œuvre contemporaine double – codex et rouleau –, reprend ainsi comme en abîme ces deux moments marquants de l’histoire du livre.

 

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[15] Le nombre de colloques et d’expositions sur ce volet de l’œuvre de Michel Butor est significatif. En 2006, la BnF a exposé divers livres d’artiste réalisés en collaboration dans l’exposition Michel Butor, l’écriture nomade. En 2011, on peut citer l’exposition Michel Butor et les artistes, au Musée des Beaux-Arts de Brest. En 2015-2016, la Fondation Martin Bodmer a organisé l’exposition Michel Butor et le livre d’artiste. Certains titres d’expositions sont assez évocateurs de la multiplicité des rencontres artistiques : 43 artistes avec Michel Butor (2001), 22 artistes avec Michel Butor (1998), 100 livres d’artistes avec Michel Butor (2009), pour ne citer que quelques exemples.
[16] M. Calle-Gruber, « Rétroviseur et longue-vue : les appareillages de Michel Butor », dans C. Weiand (dir.), Les Graphies du regard die Graphien des Blicks : Michel Butor und die Künste, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2013, p. 33.
[17] M. Butor, Michel Butor par Michel Butor, Paris, Seghers, « Les Poètes d’aujourd’hui », 2003, p. 123.
[18] J.-L. Nancy, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003, p. 122.
[19] Cette réflexion est développée dans le livre (en cours d’édition) : M. Arbex-Enrico, Sobrevivências da imagem na escrita : Michel Butor e as artes, Belo Horizonte, Editora Relicário. Cette étude montre le rôle particulièrement important de l’image, soit in absentia, soit in praesentia, dans l’œuvre butorienne depuis les romans des années 1950, où elle apparaît sous la forme de description picturale, jusqu’aux productions plus récentes réalisées en collaboration avec peintres ou photographes, où c’est la modalité plastique qui s’impose, en passant par les textes tels que Mobile ou la série des Génie du lieu, où l’espace de la page devient support pour le déploiement de nombreux jeux typographiques.
[20] M. Minssieux-Chamonard parle de plus d’un millier de « livres illustrés », dont six cents manuscrits, réalisés avec environ deux cents artistes. M. Minssieux-Chamonard, « Les livres illustrés de Michel Butor », dans,Michel Butor : l’écriture nomade, sous la direction de M.-O. Germain et M. Minssieux-Chamonard, Paris, Bibliothèque nationale de France,2006, p. 80.
[21] L. Giraudo, Michel Butor, le dialogue avec les arts, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p.113.
[22] M. Butor, « Les sœurs déménagent : littérature et peinture au XXe siècle », art. cit., p. 18.
[23] Ibid. Y. Peyré utilise également l’expression « livre de dialogue » pour se référer aux productions issues de collaborations artistiques (dans Peinture et poésie : le dialogue par le livre. 1874-2000,Paris, Gallimard, 2001).
[24] M. Butor, « Pour écrire, j’écoute les images des artistes », entretien avec M. Steinmetz, juillet 2013 (consulté le 10 août 2020).
[25] « Gesso : apprêt synthétique utilisable sur divers supports », définition donnée dans le communiqué de presse de la BnF du 27 mars 2013 (consulté le 10 août 2020).
[26] L’œuvre a été exposée à la BnF en 2013. Divers ateliers ont participé à sa fabrication : la manufacture Jacquemin, l’Atelier d’Offard, Jean-Sébastien Pagnier. Voir la page consacrée à cette œuvre sur le site de l’Atelier d’Offard et la vidéo de La Différence TV sur YouTube (consultés le 10 août 2020).