La porosité du livre.
Some Cities de Victor Burgin comme lieu
de compénétration psycho-topologique

- Alexander Streitberger
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Fig. 8. V. Burgin, Paris, 1984 ; Kings Road,
London, 1984

Fig. 9. V. Burgin, Malmö, 1981

Fig. 10. V. Burgin, Orléans, 1994

Alors que ces glissements entre différents médias et genres (photo documentaire, œuvre d’art, affiches et écrans publicitaires, film, road movie, etc.) reflètent la complexité et la diversité de l’expérience de la ville dans l’environnement des médias de masse, des associations d’images subjectives ouvrent des brèches dans le continuum spatio-temporel et interrompent le flux du récit autobiographique linéaire. Ceci n’est pas sans rappeler le principe de montage d’inscriptions chez Benjamin qui, on l’a vu, lui a servi à créer des images de pensée (Denkbilder) sur la base des tensions entre divers modes d’expression tout en établissant un parallèle entre la porosité du livre et la porosité du corps de l’auteur. Dans Some Cities, une longue séquence d’images, prises sur Kings Road à Londres, s’étale sur une vingtaine de pages pour être interrompue, à la page 34, par une photo de la fontaine pastorale de Félix Desruelles, érigée en 1925 dans un petit square au pied de l’église Saint-Germain-des-Prés à Paris (fig. 8). Selon le commentaire en dessous de l’image, l’explication de ce changement géographique et chronologique abrupt réside dans le fait que l’image à la page opposée, montrant l’échange d’un regard entre une fille au chapeau et un garçon en costume, aurait suscité chez l’artiste le souvenir du contact oculaire entre la fille et le berger de la sculpture. Cette association métaphorique provoque une interruption dans la chaîne métonymique des images de Londres qui se déplacent le long d’un axe spatio-temporel cohérent et renvoie ainsi à ce que Lacan appelle, en suivant Freud, « une autre localité », c’est-à-dire une réalité psychique dont le siège n’est pas le monde extérieur mais le domaine de l’imagination et des désirs [39]. C’est justement cette réalité psychique à laquelle Burgin s’intéresse dans son article « Geometry and Abjection » [40]. S’appuyant sur les théories de Freud, Lacan, Kristeva, Virilio et autres, il constate que le modèle classique de représentation du « cône de la vision » ne serait plus adéquat pour décrire la mutation capitale qui s’effectue dans « l’espace-temps de la communication électronique » où, grâce aux nouvelles technologies de communication, des espaces, jadis séparés, se superposent et s’enchevêtrent [41]. Dans cet espace non-euclidien, écrit Burgin, « des objets différents peuvent occuper le même espace dans le même (non)instant, comme c’est le cas pour la condensation dans le rêve » [42]. En effet, la superposition de deux ou plusieurs images d’origines et de contextes spatio-temporels différents s’inscrit dans un grand projet dont Burgin esquisse les possibles contours dès la fin des années 1980, et qu’il qualifiera de « réalisme psychique » [43]. Dans une interview avec Mark Lewis, Burgin affirme avoir choisi le terme de « réalisme psychique » comme « mot de code d’un projet » ayant pour but la description de l’environnement des médias de masse et l’exploration des conditions du sujet à l’intérieur de ce nouvel espace aux niveaux social, politique, technologique et psychique [44]. Some Cities fait partie de ce projet d’un réalisme psychique.

On l’a déjà mentionné plus haut, à l’époque de la conception de Some Cities, au milieu des années 1990, le médium qui, pour Burgin, représente le mieux cet éclatement de l’espace homogène et cohérent de la perspective centrale est bien la télévision. Or, c’est le médium du livre qui permet à l’artiste de représenter cet espace médiatique éclaté tout en constituant une contre-institution à la télévision. Aux pages 134 et 135 sont réunies quatre photos du même poste de télévision diffusant chaque fois une autre image : on passe d’une image 1, rue Sésame à deux scènes érotiques évoquant les jeux de domination et de soumission dans la relation entre femme et homme, pour terminer sur les prévisions météorologiques. Le « puzzle télé-topologique » propose donc un télescopage entre différents états physiques et psychiques tels que la régression enfantine, les fantasmes du désir sexuel masculin et la démonstration de l’étude des phénomènes atmosphériques (fig. 9). Ce mélange de différents types de perception et de représentation fait penser au passage déjà cité concernant l’expérience de la ville comme un environnement à la fois réel, physique et virtuel, psychique. La conception de la ville hybride se concrétise dans une œuvre que Burgin a conçue pour Blois à la suite d’une invitation de la ville en 1992. Décrit par l’artiste comme une « mise en scène fantasmatique », ce projet, jamais réalisé, consiste en une série d’affiches disséminées dans deux quartiers, le centre historique et le quartier Nord, pour représenter de façon métaphorique la division sociale de la ville en deux espaces distincts [45] :

 

Le Blois de ma proposition est situé à la jonction entre la ville réelle et la ville irréelle. Indécise entre le factuel et le fictionnel, elle est la ville dans les yeux de quelqu’un qui vient de voir un film de Chabrol, ou qui a lu un roman de Chandler ou de Daeninckx. C’est la ville telle qu’elle se reflète dans les articles des journaux d’autres villes, dans les représentations de magazines ou les images télévisées d’autres moments temporels et d’autres parts du monde. C’est à la fois Blois et son autre : d’autres utopies, d’autres dystopies – le sosie fictionnel de Blois dans un univers parallèle ou un futur lointain [46].

 

Le projet de Blois explore les contradictions éclatantes entre l’organisation de l’espace urbain, toujours marqué par la ségrégation sociale entre les quartiers, et le fantasme de la ville psycho-topologique, perméable, fluctuante et sans limites, telle qu’elle est présentée par les nouvelles technologies de l’image, en particulier la télévision par satellite, à l’égard de laquelle Burgin constate :

 

Hétérogène et hybride dans ses condensations et ses déplacements dans le temps et dans l’espace, dans ses auto-citations et dans son alternance rapide, aléatoire, d’images idéales, banales, ou violentes, cet environnement imaginaire ressemble de plus en plus à un espace interne, subjectif et fantasmatique, qu’on aurait retourné comme un vêtement [47].

 

Dans l’installation que Burgin a réalisée en 1994 pour la médiathèque d’Orléans, la question de la porosité de la ville à l’ère de la télévision par satellite est mise en relation avec le livre comme potentiel objet de résistance à la communication électronique (fig. 10). A la page 178, on peut lire que Burgin a conçu l’œuvre comme réponse « à la présence simultanée, dans notre vie quotidienne, du mot imprimé et de l’image électronique : le livre et la télévision. » Suite à une description de la projection vidéo qui, située au seuil entre les espaces réservés aux livres et l’espace multi-médias, diffusait en flux permanent des images télévisées accompagnées de citations tirées des livres de la bibliothèque, Burgin conclut :

 

La télévision, en favorisant l’instantanéité perpétuelle, a tendance à effacer la continuité de la mémoire et de l’histoire indispensable aux identités stables (à cet égard, la bibliothèque devient une « contre-institution » à la télévision) [48]

 

La fonction de Some Cities est alors double : En tant qu’élément stable de la bibliothèque, le livre résiste au flux permanent télé-communicationnel qui éclate la ville en mille morceaux. L’interaction images/textes et l’hybridité du contenu, en revanche, reflètent le principe psycho-topologique selon lequel l’environnement urbain et la ville des images se confondent à tel point qu’il est difficile, voire parfois impossible, de distinguer dans la mémoire la fiction de la réalité. Dans In/Different Spaces, Burgin cite une image que Sigmund Freud a introduite au sujet du rêve. Selon le psychanalyste, le rêve manifeste « est comparable, la plupart du temps, à une pierre de brèche constituée de divers fragments de roche agglomérés à l’aide d’un mortier, de sorte que les dessins qui en résultent n’appartiennent pas aux roches originelles incluses en lui » [49]. Par extension, Victor Burgin constate que ce que nous appelons « le présent » n’est pas un point perpétuellement fuyant sur une ligne « à travers le temps », mais « un collage de moments disparates, une imbrication d’espaces variables en lutte » [50]. Some Cities ressemble à une telle pierre de brèche, les pages étant le mortier tenant ensemble un collage – ou montage – d’impressions de villes visitées, de descriptions de projets artistiques liés à certaines villes et de réflexions générales sur l’expérience de la ville à l’ère des médias de masse.

 

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[39] Lacan définit cet espace comme « une autre scène, l’entre perception et conscience » (J. Lacan, Le Séminaire, « Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Paris, Le Seuil, 1985, p. 53).
[40] V. Burgin, In/Different Spaces, Op. cit., pp. 39-56.
[41] Ibid., p. 43.
[42] Ibid., p. 47. Ma traduction.
[43] Ibid., p. 56.
[44] M. Lewis, « Interview with Victor Burgin », C, n°16, hiver 1987/88, Toronto, p. 63.
[45] V. Burgin, Some Cities, p. 176. Voir aussi V. Burgin, « De-Position », dans Victor Burgin, Passages, Musée d’art moderne de Lille, Villeneuve d’Ascq, pp. 188-189.
[46] V. Burgin, Some Cities, Op. cit., p. 176. Ma traduction.
[47] V. Burgin, « De-Position », art. cit., pp. 188-189.
[48] V. Burgin, Some Cities, Op. cit., p. 178. Ma traduction.
[49] S. Freud, Œuvres complètes, vol. XIV, Paris, PUF, 2000, p. 186.
[50] V. Burgin, In/Different Spaces, Op. cit., p. 182. Ma traduction.