Moscou 20-40, l’hypertexte littéraire
de Sigismund Krzyzanowski

- Johanne Villeneuve
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Fig. 5. Y. Shass et V. Kobelev, Lénine
et l’électrification
, 1925

Fig. 6. Y. Chouiski, Radio, 1925

Fig. 7. D. Vertov, L’Homme à la caméra, 1929

      Evoquant une « vision sans paupières », Regardante, figure atroce autant que merveilleuse, permet de saisir dans le ciné-œil de Vertov, une obsession partagée. Chez Vertov, la paupière battante éveillait le dormeur à une réalité nouvelle, révolutionnaire, la réalité d’abord et avant tout saisie par un œil mécanique omnipotent, avant-garde d’une vision idéologique et politique. Une fois le dormeur éveillé, la vision y apparaît prise dans l’engrenage du ciné-œil et emportée par la virtuosité de l’appareil. Si l’homme à la caméra envahit chaque recoin de la réalité révolutionnaire, chez Krzyzanowski, c’est la rue qui envahit le personnage, l’engouffrant dans l’enfer de la répétition : « […] elle se faufile sous mes paupières baissées, elle frappe à mes tympans (…). Et cela recommence » (TL, p. 10). Car « regardante ne connaît ni nuit ni repos ni sommeil : son lot est de voir sans répit, sans arrêt, éternellement » (TL, p. 20).


Animation

 

      Dans son film, Vertov fait de la métaphore de l’éveil et de l’action du ciné-œil une volonté d’animer les êtres et les choses. Eveiller à la réalité nouvelle suppose en effet que le ciné-œil anime le monde. Au début de L’Homme à la caméra, un opérateur de cinéma pénètre derrière le rideau d’une cabine de projection, tel un prestidigitateur, pour installer son appareil et sa bobine de film. A mesure que nous est présenté en divers plans le maniement du projecteur, de l’autre côté, la salle vide s’anime littéralement : le rideau est tiré, les strapontins s’abaissent comme sous l’effet d’une main invisible, les cordons qui retiennent les spectateurs hors des lieux sont retirés. La foule entre dans la salle, les lustres électriques s’éteignent, des musiciens actionnent leurs instruments, mus eux aussi par l’action du projectionniste. Vertov introduit dans ces séquences des plans d’animation pure. La caméra et son trépied, devenus les personnages d’un film, s’animent seuls, la première s’échappant de sa boîte, le second se préparant à l’accueillir en écartant les pattes et en s’abaissant devant les yeux amusés du public. La caméra semble avoir perdu son homme, tourne de la tête, actionne par elle-même sa manivelle et filme !
      Chez Krzyzanowski, les objets deviennent souvent des personnages dotés de sensibilité, en particulier les livres conçus comme des entités vivantes : « (…) bon an mal an, il m’était arrivé de rencontrer des livres » écrit le narrateur d’une nouvelle mettant en vedette un « marque-page » à « l’air offensé, un peu grognon » : « Et aussitôt nos randonnées se mirent à défiler dans ma mémoire : la rude ascension, de palier en palier, de l’Ethique de Spinoza : à chaque page ou presque, je l’abandonnais seul, coincé entre les strates métaphysiques » [31]. Ailleurs, une brioche, maintes fois pétrie par les uns et les autres, « frisonne (...), séparée de ses semblables » (TL, p. 18). Dans « La fugue » [32], les doigts d’un pianiste s’enfuient pour découvrir la ville. Dans « Le marque-page », le narrateur se met à chercher une place sur un banc : « L’un d’eux, le dossier penché en arrière, les pieds trapus arqués sur le sol, m’en offrit une » (MP, p. 18). Dans ce récit daté de 1927, la tour Eiffel, anthropomorphisée, « en a assez (...) de supporter et d’écouter cette vie qui n’est que foule agitée, rues emmêlées, ramassis de bruits, de feux et de cris », une vie moderne, que Vertov va montrer trois ans plus tard dans son film. Et le narrateur de poursuivre : « […] ce sont les êtres déraisonnables grouillant à ses pieds eux-mêmes qui implant[ent] dans son crâne pointu transperçant les nuages, les signaux radiophoniques et les vibrations de la planète » (MP, p. 18). Difficile de ne pas voir dans cette description les affiches soviétiques faisant à l’époque la promotion de l’électrification et des communications, dont l’analogie graphique entre la tour, le pylône électrique et la tour de radio, silhouettes fascinantes et emblèmes de la modernité (figs. 5 et 6). Dans une scène de L’Homme à la caméra, l’appareil sur son trépied, avec son opérateur, ne triomphent-t-ils pas de la même manière, tous deux agrandis aux dimensions de la Tour Eiffel, surplombant cette fois la ville soviétique ? (fig. 7) Dans le récit de Krzyzanowski, la tour, enragée, s’arrache du sol et se met à parcourir la ville, tandis que la nouvelle de sa fuite « fait gémir les rotatives, court le long des fils électriques, passe de bouche en bouche » (MP, p. 19). Au lieu d’Odessa mise en mouvement par la puissance du cinématographe, c’est Paris qui « s’éveille : la brume nocturne est striée par les feux des projecteurs, les sirènes d’alarme retentissent et, là-haut, dans le ciel, les moteurs vrombissent déjà. Alors la Tour lève ses pattes d’éléphant et, d’un bond, saute sur les toits des maisons » (MP, p. 19). 
      Incidemment, à la conférence des Kinoks (ou Kinoki) tenue le 9 juin 1924, Vertov décrit une fabuleuse ellipse spatiale rendue possible par son art du ciné-œil :

 

Dans la dix-huitième Kinopravda, la caméra partie de la tour Eiffel à Paris traverse Moscou et s’arrête à la lointaine usine de Nadejdinsk. Cette course au cœur de la vie révolutionnaire a exercé une influence prodigieuse sur les spectateurs sincères. N’allez pas croire, camarades, que je me vante, mais quelques personnes ont jugé utile de m’avertir que, depuis le jour où ils ont vu la dix-huitième Kinopravda, la réalité soviétique leur est apparue sous un jour tout à fait nouveau [33].

 

      Dans le récit de Krzyzanowski, au lieu de l’ellipse produite par le ciné-œil, c’est la pauvre tour, symbole d’une modernité déboussolée, qui se met à courir, poursuivie (comme au cinéma !), et qui traverse les continents :

 

Et voici que les poursuivants de la géante de métal, à moitié écrasés sous ses sabots, essaient de l’attaquer à la tête ; le combat perdu sur terre se poursuit dans les airs : les antennes de Paris, New York, Berlin, Chicago, Londres, Rome, trafiquant les fréquences, susurrent de partout... (...) Elle pousse encore un peu à l’est, oblique vers le sud, change encore de direction et finit par aller à l’aveugle, sans savoir où ni pourquoi, égarée dans les tourbillons des signaux, désemparée et affaiblie, attachée par les fils radio, menée en laisse (MP, p. 21).

 

      La tour finira par se suicider dans le Lac de Constance.

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[31] S. Krzyzanowski, « Le Marque-page » [1927], dans Le Marque-page, Op. cit., p. 15 et 16. Désormais, les références à ce texte seront désignées par les lettres MP et placées entre parenthèses dans le corps de l’article.
[32] S. Krzyzanowski, « La fugue » [1922], dans Fantôme, Paris, Verdier, 2010, pp. 13-23.
[33] D. Vertov, « Sténogramme abrégé du rapport de Vertov à la conférence des Kinoks du 9 juin 1924 », Op. cit., p. 68.