Moscou 20-40, l’hypertexte littéraire
de Sigismund Krzyzanowski

- Johanne Villeneuve
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      Certains artistes font de ces notions (passage ou intervalles) les principes de l’art nouveau. C’est le cas des cinéastes soucieux de révolutionner l’art du montage, dont Dziga Vertov avec sa « théorie des intervalles ». Selon lui, l’essence du cinéma serait contenue dans les possibilités offertes par l’intervalle, le mouvement entre les images, qui provoque et règle tout à la fois les discontinuités de la vie. Il écrit : « Aujourd’hui, en l’an 1923, tu marches dans une rue de Chicago et je te force à saluer le camarade Volodarski qui marche, en 1918, dans une rue de Pétrograd et ne répond pas à ton salut » [13]. De son côté, Krzyzanowski, insiste sur la « fissure » et « l’heure des vides », soit « l’annulation de toutes les consciences », comme s’il pressentait dans la vie elle-même la « règle » ou le contrôle d’un monteur invisible : « Et tous ces gens qui vont et viennent sur les trottoirs ne savent pas de quel danger les menacent, du haut de leurs plaques, les aiguilles noires des disques suspendus au-dessus de leur vie » [14]. De la notion d’intervalle, l’heure des vides retient une version négative, abyssale, où la verticalité d’un fatum se substitue à l’horizontalité des rapports entre les lieux et les temps. La discontinuité de l’espace et du temps, Krzyzanowski ne cesse d’en approfondir les failles. Comme l’expose un personnage de la nouvelle « Le rassembleur de fissures », rappelant la théorie des « mondes possibles » de Leibniz :

 

[…] si le fil du temps n’est pas continu, si l’existence n’est pas ininterrompue, si le « monde n’est pas plein », mais fissuré, éclaté en une infinité de morceaux étrangers les uns aux autres, alors toutes ces éthiques livresques, construites sur le principe de la responsabilité, de la continuité entre notre « demain » et notre « hier », ne sont plus valables et disparaissent au profit de la seule éthique de la fissure, dirais-je. (…) une fois franchie la fissure, je ne réponds plus de ce que j’ai laissé derrière. Je suis ici, ce que j’ai fait est là-bas : avant. Mon acte et moi-même, nous sommes dans des mondes différents ; et il n’y a pas de fenêtres entre eux (RF, p. 75).

 

      D’une noirceur tantôt humoristique, tantôt mélancolique, la fiction de l’écrivain absorbe donc les effets de condensation temporelle et d’intensification spatiale de son époque, elle les absorbe, mais en les réfléchissant tel un soleil noir : « Aujourd’hui, tout le monde le sait : il y a des taches sur le soleil. Mais combien ont compris : le soleil lui-même n’est qu’une tache noire qui fustige les planètes de ses rayons noirs » (RF, p. 69), médite le théoricien des fissures après qu’un de ses étudiants lui eut fait part de ce qu’il avait eu, encore enfant, « à deux reprises, (…) l’impression que le monde s’était tout entier absenté de ses yeux » (RF, p. 68). Tout se passe comme si les personnages de Krzyzanowski tombaient dans l’intervalle suggéré par Vertov. On ne doit pas s’étonner de ce que cela vienne d’un écrivain lui-même tombé dans le vide, invisible à son époque et qui le restera longtemps. Et pourtant, l’œuvre absorbe l’effervescence de son époque avec finesse. Deux « objets » de cette absorption seront convoqués : les propositions cinématographiques de Dziga Vertov, tant illustrées par son célèbre film L’Homme à la caméra qu’exprimées dans ses écrits ; et les arts typographiques soviétiques déployés dans l’espace moscovite où Krzyzanowski déambule depuis la fin de la guerre civile jusqu’au début des années 1940. Dans le premier cas, pour montrer comment les thèmes de l’écrivain absorbent l’obsession oculaire développée par les avant-gardes, plus précisément le cinéma; dans le deuxième, pour exposer le travail d’une écriture qui fictionnalise les arts typographiques de son époque.

 

L’homme à la caméra et l’homme de la pupille

 

      Au début des années 1920, Dziga Vertov en a contre le théâtre, cette « infâme contrefaçon de la vie même (…) assemblage sans queue ni tête de minauderies chorégraphiques, de musique braillarde, d’artifices d’éclairage, de décors […] » [15]. Dans son manifeste, tout en reconnaissant les louables efforts des constructivistes et des littérateurs dans le domaine théâtral, il règle ses comptes avec le théâtre dans sa globalité. Le théâtre serait incapable d’entrer dans la vie elle-même. A la même époque, Sigismund Krzyzanowski, fraichement arrivé à Moscou, enseigne au studio dramatique du metteur en scène Alexandre Taïrov, à qui on doit un « théâtre de chambre », et tente de se faire publier sans succès. La dramaturgie de l’auteur se réfugie donc sur la scène de sa propre chambre. Le film de Vertov, quant à lui, sera exposé à tous les vents.
      L’Homme à la caméra, sorti en 1929, est considéré comme un des films les plus emblématiques du cinéma d’avant-garde. Il fait l’éloge du cinéma et de la modernité soviétique. On a amplement souligné les innovations techniques et artistiques du film, il importe d’en relever également la puissance imaginative. Si L’Homme à la caméra raconte une journée dans la vie des habitants d’une ville, celle-ci se trouve doublement animée par le médium : la technique cinématographique met le monde en mouvement, le montage et la présence du cinématographe dans la ville permettent d’unir les différentes réalités de ce monde pour en constituer une seule fabrique. L’image de l’homme appareillé par sa caméra entraîne l’imagination dans son périple. Le cinéma, véritable emblème de la nouvelle vie soviétique, se manifeste dans le film par l’omniprésence d’un personnage-opérateur partout présent, monté sur toutes les structures, fixes ou en mouvement – édifice, voiture, motocyclette, viaduc, cheminée –, s’adaptant à toutes les situations et dimensions de la vie nouvelle, jusqu’à s’introduire en rapetissant dans une chope de bière ! Il s’assimile à l’espace-temps filmique dont le propre, comme le résumait Gilles Marsolais, est de « brav[er] toute contrainte géographique et temporelle » [16].

 

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[13] D. Vertov, « Kinoks – Révolution » [1923], dans Op. cit., p. 29.
[14] S. Krzyzanowski, « Le Rassembleur de fissures » [1922], dans Le Thème étranger, Paris, Verdier, 1999, pp. 77-78. Désormais, les références à ce texte seront désignées par les lettres RF et placées entre parenthèses dans le corps de l’article.
[15] D. Vertov, « Résolution du conseil des trois du 10 avril 1923 », loc. cit., p. 32.
[16] G. Marsolais, L’Aventure du cinéma direct revisitée, Laval, Les 400 coups, 1997, p. 22.