L’avenir dans le passé. Textes et images
des almanachs populaires en France et
en Italie au XIXe siècle

- Ignazio Veca
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Fig. 6. E. Lapi et Lenoble,
S. S. Pio IX…
, 1847

      Un traitement différent est réservé aux « événements du monde ». Si l’éditeur juge que ce serait une « sottise » d’en tirer la prévision par la considération des astres, il montre une autre voie : celle de « tenir compte du passé pour prédire l’avenir » : « Le fait de fixer le regard sur ce qu’il est arrivé dans les temps précédents est la meilleure façon de prévoir ce qui peut arriver » [15]. Voilà donc la fonction des aperçus historiques et des gravures qui les accompagnent pendant les décennies centrales du XIXe siècle. Il s’agit bel et bien d’un compromis entre l’exigence de précision et d’instruction scientifique des temps modernes et l’irrépressible tendance du public à savoir ce que l’avenir lui réserve. De fait, les almanachs ont été autant de mobiles de l’information politique que des « guides du temps » [16]. L’actualité pressa les éditeurs d’orienter un public qui cherchait des moyens d’information afin d’apprivoiser son temps. Cela est d’autant plus vrai à une époque riche en bouleversements politiques, telle que le XIXe siècle. Si les almanachs militants visaient à être une œuvre pédagogique envers les masses, le Palmaverde ne fut pas moins engagé dans les événements politiques. C’est le cas dans les années 1840 et surtout pendant la longue durée des révolutions de 1848.
      Ce n’est pas un hasard si le Palmaverde pour l’année 1847 ajouta un « Miroir chronologique » (Specchio cronologico) des pontifes romains, depuis Saint-Pierre jusqu’à Pie IX, le pape « qui remplit aujourd’hui le monde de sa gloire, et qui à lui seul en si peu de temps accomplit ce que plusieurs siècles n’ont fait que mûrir » [17]. Ecrites peu après la parution de l’amnistie que le nouveau pape Pie IX (1846-1878) accordait aux crimes politiques, ces lignes témoignent de l’enthousiasme déclenché dans toute la péninsule italienne par les réformes promises [18]. En particulier, il faut souligner la tension entre passé et avenir : le pape accomplit (dans le présent) ce que les siècles ont préparé (dans le passé), ouvrant – pourrait-on ajouter – l’avenir aux améliorations que la religion du progrès et de la civilisation moderne prêchaient alors : « Partisan du progrès, il ne cessa jamais chaque année de s’habiller avec ses couleurs », affirmera le compilateur dans le volume de 1848. Cette même année, dans l’almanach apparaît un portrait du pape, « cet auguste qui remplit de son nom l’Italie et le monde » [19]. L’image était gravée par Lenoble, et elle n’était qu’un exemple de la très vaste accumulation de portraits de Pie IX qui circulaient en Italie et en Europe à cette époque. De toute évidence, sa fonction était de symboliser l’attente du renouvellement social et politique qui animait le public avant les révolutions de 1848. Après coup, l’espérance se transformera en déception.
      Dans le Discours préliminaire pour 1850 le compilateur protestait avoir « toujours laissé faire le temps » (sempre lasciato andare l’acqua per la china) et ne pas avoir posé devant les yeux des lecteurs que « les faits tels que je les vit », en lassant juger à ces derniers quel parti en tirer. Ce n’était qu’un aveu de désengagement, qui ne pouvait pourtant négliger les bouleversements des années passées. Puisque l’année entre la moitié de 1848 et la moitié de 1849 avait été « vraiment miraculeuse » et « paradoxale », l’éditeur décida d’allonger sensiblement sa chronique historique. Un Miroir chronologique des choses dignes de mémoire arrivées du 1er juillet 1848 au 30 juin 1849 occupa les pages de 9 à 41, afin de résumer analytiquement les événements retentissants de douze mois de révolutions. Il semble toute fois que les lecteurs du Palmaverde ont suivi à la lettre les protestations gênées de l’éditeur, en prenant parti contre les faits que l’almanach reportait.
      On en a la preuve dans la copie du Palmaverde de 1848 qui a appartenu à Guido Borromeo (1818-1890), le cadet de la grande famille milanaise. Le père de Guido, le comte Vitaliano, fut vice-président du Gouvernement provisoire de Milan après l’insurrection de la ville contre les Autrichiens en mars 1848 [20]. Guido combattit dans la Garde civile pendant cette période et devint dans les années 1850 le secrétaire du comte de Cavour. Conquis aux valeurs du Risorgimento italien, les Borromeo se lièrent de plus en plus à la monarchie piémontaise et aux destins du nouveau Royaume d’Italie. Dans sa copie du Palmaverde, Guido a laissé un signe de sa déception envers le symbole du changement en marche pendant le Printemps des peuples. La gravure du pape Pie IX a été retouchée avec cornes, moustache et barbiche du Diable [21] (fig. 6). Si l’almanach n’avait pas pu deviner l’échec des espérances sur Pie IX, il a su enregistrer, par la main de son possesseur, les réactions devant une situation qui n’avait pas été heureuse comme prévu. La prophétie rétrospective était le revers du pronostic d’avant.

 

Prophétie et progrès : l’Almanach prophétique, pittoresque et utile (1841-1905)

 

      Une tension semblable entre prévision et événement traverse le deuxième cas que je propose. Il s’agit de l’Almanach prophétique, pittoresque et utile, publié à partir de 1841 chez Pagnerre (imprimé par Plon frères) jusqu’au début du XXe siècle. Il s’agit d’une livraison brochée en petit format (in-16), tenant aisément dans la poche, de l’ordre de 192 pages, à chaque fois abondamment illustrée d’une centaine de gravures sur bois. Au prix de cinquante centimes, il se composait d’une couverture jaune et d’un texte en rouge, illustré d’un bois gravé représentant un astrologue observant le ciel, ou assis à sa table de travail, supposé figurer Nostradamus.
      Son premier compilateur était Eugène Bareste (1814-1861). Journaliste de la scène parisienne et critique d’art depuis les années 1830, il fonda et géra la République, un journal montagnard né le 25 février 1848, après la proclamation du nouveau régime. Ce fait a peut-être contribué à ranger l’Almanach prophétique du côté des almanachs populaires républicains, « instrument de propagande majeur pour la propagation des idées républicaines » [22]. En réalité, cet objet relève d’autres intérêts de son auteur, qui s’occupait très peu de politique avant la Révolution de février. En 1840, Bareste publia une biographie de Nostradamus afin de « réhabiliter l’un des médecins les plus célèbres, l’un de plus grands astrologues du seizième siècle ». Bareste se professe « écrivain consciencieux (…) qui consacre sa vie à la recherche de la vérité » : son but est « la défense des prophéties » contre la « philosophie sceptique et railleuse du dix-huitième siècle » [23]. En parfait ancien saint-simonien, Bareste relance une pensée spiritualiste qui repousse la froide raison. Par conséquent, la même année, il publie le premier volume de son Almanach prophétique, avec la « prétention d’être réellement un almanach, c’est-à-dire, d’instruire, de plaire et d’amuser » [24].

 

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[15] Il Palmaverde. Calendario Storico-Statistico-Amministrativo 1835, Op. cit., p. 6.
[16] L. Braida, Le Guide del tempo. Produzione, contenuti e forme degli almanacchi piemontesi nel Settecento, Torino, Deputazione subalpina di storia patria, 1989.
[17] Il Palmaverde per l’anno 1847, Torino, Stabilimento Tipografico Fontana, [1846], pp. 5-6.
[18] Voir I. Veca, Il mito di Pio IX. Storia di un papa liberale e nazionale, Roma, Viella, 2018.
[19] Il Palmaverde per l’anno bisestile 1848, Torino, Stabilimento Tipografico Fontana, [1847], p. 6.
[20] Voir L. Villari, « Borromeo Arese, Guido », dans Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 13, Roma, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 1971, pp. 60-61; B. Di Porto, « Borromeo Arese, Vitaliano », Ibid., pp. 89-90.
[21] Archivio Borromeo, Isola Bella (VB), Calendari 1832-1883 Palmaverde, n. 4749. Je tiens à remercier la famille Borromeo d’avoir permis la reproduction de cet exemplaire.
[22] R. Gosselin, Les Almanachs républicains. Traditions révolutionnaires et culture politique des masses populaires de Paris (1840-1885), préf. de M. Agulhon, postface de M. Vovelle, Paris, L’Harmattan, « Chemins de la mémoire », 1992, pp. 16 et 59. L’auteur considère anonyme l’auteur de l’Almanach prophétique.
[23] E. Bareste, Nostradamus, orné d’un portrait authentique de Nostradamus, par Aimé de Lemud, 3e édition, Paris, Maillet, 1840, pp. II-IV.
[24] Almanach prophétique, pittoresque et utile pour 1841, publié par l’auteur de Nostradamus; rédigé par les notabilités scientifiques et littéraires, illustré par MM. H. Monnier, Johannot, H. Daumier, Devilly, etc., Paris, Pagnerre, [1840], p. 16.