« Une imagination scientifique » ?
La photographie vue par les hommes de lettres du XIXe siècle

- David Paigneau
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      Forte de ce constat, dans le terme « re-production photographique », l’attention critique s’est progressivement libérée du « re » et penchée sur le segment « production » longtemps négligé, en considérant une photographie non seulement en fonction du sujet qu’elle imite, mais de la réalité visuelle qu’elle constitue. Or, le regard et l’esprit humains soumettent cette réalité visuelle aux mêmes vicissitudes que toutes les images :

 

A vouloir rendre « ce que l’on voit », on reproduit forcément le voile de Maya, puisqu’on ne perçoit jamais que ses perceptions (…). La poursuite de la vérité visuelle fait attraper l’illusion ; en art, sinon ailleurs, l’empiriocriticisme conduit à l’idéalisme [38].

 

      D’où l’existence d’un « paradoxe photographique », puisque la prétention d’imiter le réel suppose une perte de lucidité quant à l’impossibilité de le voir « tel qu’il est » :

 

Le photographe est donc celui qui explore sans cesse la « crise du réel ». Non pas en ceci qu’il entretiendrait une relation pathologique à la réalité concrète, mais parce que notre relation au réel « est » par nature une sorte de crise : car après tout, les choses ne sont que ce qu’elles sont, ni plus ni moins, et pourtant nous leur trouvons sans cesse… du « sens » [39]

 

      Marta Caraion parle à ce sujet d’un oubli « paradoxalement généré par l’impact du réel » [40], autrement dit, d’un imaginaire qui, confronté à une image qu’il sait issue du monde extérieur, se révèle d’autant plus actif qu’il perd la conscience de lui-même. En ce sens, l’image issue de l’univers ambiant est potentiellement la plus trompeuse, puisqu’elle abolit les frontières mentales, la distance critique qu’instaure une image explicitement fictionnelle.
      Parmi toutes les critiques formulées au XIXe siècle par les hommes de lettres, celles de Baudelaire furent sans aucun doute les plus éclairées sur ce point : ce que condamnait le poète en 1859 n’était pas le potentiel réaliste avéré de la photographie, mais la prétention au réalisme qu’elle insufflait dans l’esprit de ses défenseurs. Nuance de taille évoquée au détour d’une parenthèse, au milieu d’une phrase placée dans la bouche d’un admirateur de l’image mécanique : « Puisque la photographie nous donne les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie » [41]. Dans « La reine des facultés », le critique livre la clé de son argumentation :

Il eût été plus philosophique de demander aux doctrinaires en question, d’abord s’ils sont bien certains de l’existence de la nature extérieure, ou, si cette question eût paru trop bien faite pour réjouir leur causticité, s’ils sont bien sûrs de connaître toute la nature, tout ce qui est contenu dans la nature. Un oui eût été la plus fanfaronne et la plus extravagante des réponses [42].

 

      En d’autres termes, là où l’histoire de l’art avait fait rimer imitation avec interprétation, l’ère de la photographie ferait rimer mimesis avec hybris : la question fondamentalement posée par Baudelaire est : croit-on vraiment qu’un nouvel outil nous permet d’imiter ce que nous nous sommes toujours sus incapables de seulement percevoir ? Enfin, cette arrogance coupable était dans l’esprit du poète inextricablement liée à l’influence du positivisme, idéologie consubstantielle à la domination bourgeoise entamée au XIXe siècle : « celui-ci, qui s’appelle lui-même réaliste, mot à double entente et dont le sens n’est pas bien déterminé, et que nous appellerons, pour mieux caractériser son erreur, un positiviste » [43]. Plus largement, les motivations sociopolitiques ne furent pas étrangères au regard porté par les hommes de lettres sur les images nouvelles.

 

« Grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies » : hégémonie bourgeoisie et idéaux romantiques

« Les images ne possèdent un sens que si on les considère comme des foyers d’énergie et de croisements d’expériences décisives. » Carl Einstein

« Nous croyons penser le monde, mais c’est réciproque. » Jean Baudrillard

      Suite à la passation de pouvoir brutale de l’aristocratie vers la classe bourgeoise qu’avait constituée la Révolution Française, le XIXe siècle, rythmé par ses incessants soubresauts plus ou moins insurrectionnels, fut une longue confirmation de cette sociologie nouvelle. Or, l’affermissement de ce nouveau contrat social appelait un système iconographique à même d’illustrer son idéologie et son modèle économique. Cette « croyance absolue dans les vertus du progrès, de la raison et de la science » [44] qui caractérisait la bourgeoisie du XIXe siècle, trouva son adjuvant naturel dans les nouveaux modes de représentation. L’économie fiduciaire favorisait la valorisation d’une image plus « fiable » dans son aspect documentaire ; le développement du tourisme facilitait l’essor d’une automatisation simplifiant la production d’images par les voyageurs ; et le réalisme artistique accompagnait la rationalisation des activités humaines : « Pour elle [la bourgeoisie], le réalisme fait toute la valeur d’une représentation, car sans lui il n’est pas d’inventaire exact ni d’exploration complète du monde que cette classe prétend désormais diriger » [45].
      Les comportements sociaux des praticiens ne laissent par ailleurs aucun doute sur leur inscription pleine et entière dans le système en vigueur, un photographe ayant pignon sur rue étant par définition un commerçant et un entrepreneur. Les débats sur la nature artistique de la photographie ne peuvent être compris qu’en tenant compte de ce statut. André Rouillé relève par exemple une motivation à la fois juridique et économique : une fois les photographes reconnus comme artistes, leurs productions seraient placées sous la protection de la loi de 1793 sur la propriété intellectuelle. Ce qui représentait deux avantages décisifs : se prémunir contre le vol par un concurrent, et bénéficier de la valeur ajoutée et de l’enchérissement considérables garantis par le label « œuvre d’art » [46].
      Le premier public intéressé à la photographie fut lui aussi d’extraction bourgeoise, impliquant logiquement une prédominance du portrait, l’émergence d’une nouvelle classe dominante suscitant nécessairement un engouement pour le portrait de commande, témoignage idéal d’une réussite sociale [47]. Pas de hasard donc à ce que Baudelaire y ait vu le moyen, pour une bourgeoisie sûre d’elle-même et dominatrice, de « contempler sa triviale image sur le métal » [48]. Mais une vogue de cette nature ne va pas sans une uniformisation accrue des manières et des modèles ; constat aggravé, dans le cas du portrait photographique, par la rationalisation même de son mode de production, aboutissant à la généralisation du portrait-carte dans les années 1850 :

 

Cet effacement des signes distinctifs ne s’est pas effectué sans exaspérer peintres et écrivains qui contestent l’évolution morale de leur temps. Flaubert, Gautier, Barbey d’Aurevilly et plus tard Loti, tous hostiles à une certaine forme de progrès, partagent le même sentiment de perte. Pour eux, la société industrielle habille le monde de noir ; la photographie confirme et même banalise ce phénomène [49].

 

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[38] R. Klein, La forme et l’intelligible, Op. cit., p. 375.
[39] A. Claas, Du temps dans la photographie, Trézelan, Filigranes Editions, 2014, p. 15.
[40] M. Caraion, Pour fixer la trace, Op. cit., p. 134.
[41] Ch. Baudelaire, Ecrits sur l’art, Op. cit., p. 363.
[42] Ibid., p.366.
[43] Ibid., p. 375.
[44] A. Rouillé, L’Empire de la photographie, Op. cit., p. 20.
[45] B. Marbot, « Sur le chemin de la découverte (avant 1839) », dans J.-C. Lemagny & A. Rouillé (dir.), Histoire de la photographie [1986], Paris, Larousse-Bordas, 1998, p. 15.
[46] A. Rouillé, L’Empire de la photographie, Op. cit.p. 104-106.
[47] Voir le parallèle établi par Georges Duby avec les portraits en vogue au XIVe siècle dans Le Temps des cathédrales, Paris, NRF Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1976.
[48] Ch. Baudelaire, Ecrits sur l’art, Op. cit., p. 363.
[49] J. Sagne, « Portraits en tous genres. L’atelier du photographe », Nouvelle histoire de la photographie, Op. cit., p. 110.