Les plumes des Poquettes volantes.
De l’éditeur à l’éditaire
- Stéphane Meunier
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 6. P. Colinet, Vilaine et Réséda, 1965

Fig. 7. M. Heny, Le Moulage de l’absence, 1966

Fig. 8. P. Bury, Le Petit Commencement, 1966

Fig. 9. M. et G. Piqueray, Een Lovely Badjou, 1966

Fig. 10. L. Castro, Par Suite, 1966

Fig. 11. C. Valogne, Dialogues à travers les siècles, 1966

Fig. 12. J. de Jong, A table, 1966

Fig. 13. A. Chavée, Adjugé, 1966

Le texte, l’image, et le signe du livre

 

      Avant d’analyser l’articulation de notre collection, il reste un signe éditorial à aborder, et qui ne l’est jamais assez, tant il semble aller de soi. L’objet livre, ou codex, ne constitue-t-il pas un signe plastique – dont il importerait de comprendre la signification –, tout autant qu’un support – en somme, un « fond paradoxal » [51] –, où s’entrelacent l’intention de l’auteur et celle de l’éditeur ? Un éditeur artisanal, comme André Balthazar, court un risque financier considérable, en assurant la production d’un livre : le codex est un objet de papier qui a son coût. Si l’éditeur assure la (re)production du livre d’un auteur, c’est qu’il y croit fermement, et qu’il estime que le contenu proposé par l’auteur tient une place légitime dans son catalogue. Il lui offre donc d’occuper un support reproductible et animé par un phénomène aussi simple qu’énigmatique : le codex est un support dont la page se tourne. Nous entendons par là, que si la page est un signe plastique [52], le livre, dans son acception génétique, en est un autre. Le fond page, généralement blanc et de forme régulière, parce qu’il apparaît au récepteur de manière répétée, propose à tout auteur comme à tout lecteur spectateur, la perception d’un « rythme » [53]. C’est sans doute à cause de leur ressemblance que le texte et le livre ont toujours eu partie liée : le signe livre, de par sa nature séquentielle, compose comme naturellement avec le caractère linéaire du code linguistique. Au contraire, la relation syntagmatique du visuel est « d’ordre spatial » [54], de sorte que « le facteur chronologique y est en principe absent » [55] ; le syntagme visuel fonctionnerait plutôt en « réseau spatial d’implications réciproques » [56]. La forme du livre est un signe, qui fait signe à l’artiste, autant qu’à l’écrivain : le signe livre les convie à dialoguer, avec le signifiant de ses pages reliées, et le signifié de leur séquence – convoquant leur « représentation symbolique du temps » [57], et ouvrant paradoxalement au possible de son suspens. Au demeurant, de la rencontre de l’auteur et du signe livre, naît une forme inédite, et d’essence infiniment variable. Les signes relevant de l’énonciation éditoriale ayant été analysés, nous pouvons maintenant nous focaliser sur la collection, ensemble linéaire de livres numérotés, énoncé d’éditeur, englobant les productions auctoriales.

 

Poquettes volantes et poésie éditoriale

 

      L’ensemble des contraintes combinatoires, qui préside à l’agencement d’une collection éditoriale, n’a à notre connaissance pas encore été établi. Néanmoins, nous pourrions confronter quelques attentes normatives – issues des codes auxquels André Balthazar fait référence en son péritexte – avec le contenu des Poquettes volantes, perçues par l’éditaire dans l’ordre de leur numérotation. L’allusion au livre de poche laisse attendre, par exemple, une collection cohérente, du point de vue thématique ou du genre de texte. D’autre part, le contexte avant-gardiste laisse espérer un contenu poétique, éventuellement illustré [58]. Confrontons donc ces attentes au contenu d’une dizaine de Poquettes volantes.
      La collection s’ouvre sur Vilaine et Réséda de Paul Colinet (fig. 6), un recueil de poèmes, pour la plupart datés de juillet 1938 – à cette date, André Balthazar est âgé de quatre ans, et Achille Chavée rentre de la guerre d’Espagne ! L’écrivain a rejoint les surréalistes de Bruxelles en 1935, et pourtant, ses poèmes à forme fixe déploient un humour tendre – s’y entrechoquent des mots issus de registres éloignés –, ainsi qu’un évident plaisir mélodique, sinon ludique. Paul Colinet « crée des personnages » [59], qu’il se plaît à composer fugacement. Ici, Vilaine et Réséda. Le texte est imprimé en typographie, et ne comporte aucune illustration, répondant au graphisme moderniste.
      Au contraire, Le Moulage de l’Absence, de Maurice Henry (fig. 7), procède d’un désordre entre le texte et l’image. Artiste inclassable, bien qu’essentiellement poète et dessinateur, Maurice Henry adhère au groupe surréaliste parisien de 1933 à 1951. Il offre, dans sa Poquette, un texte manuscrit entrecoupé de dessins, pastichant la forme du journal intime. Les images n’y servent pas à illustrer le propos du narrateur, mais remplacent bel et bien des mots : l’image offre ici le degré perçu des allotopies. Le personnage, soldat à la naïveté touchante et comique, meurt à la Première Guerre, et ressuscite pour la Seconde, pour conclure à l’inanité du conflit armé, et à la nécessité d’une révolution, car « il y a des gens riches qui ont toujours faim et des pauvres qui n’ont jamais faim. Ce n’est pas juste ».
      Pol Bury, dans Le Petit Commencement (fig. 8), offre à lire un essai artistique. Tout en prônant le désengagement politique de l’artiste (« Changer le monde est surtout le fait de ceux qui doivent le faire »), il défend l’intérêt de sa démarche cinétique, et de l’usage des machines, en lieu et place de la main, pour moyen de création (« L’aimant, le moteur, le néon ne sont qu’un petit commencement »). L’artiste alors « mis à l’index » [60] par ses amis surréalistes, illustre son texte d’empreintes de paumes, telles des traces, qu’il relègue au passé des Beaux-Arts.
      Autre recueil de poèmes, Een lovely Badjou (fig. 9), des frères jumeaux Marcel et Gabriel Piqueray, défie les lois de la langue, comme l’indique le titre. Proches de Paul Colinet, pour leur attention – tout imaginaire – portée au terroir autant qu’à l’autre bout du monde (le titre mélange néerlandais, anglais, et une référence à l’Orient [61]), les textes ne sont pas illustrés, peut-être parce qu’ils sont eux-mêmes le lieu d’une inventivité plastique. Ainsi, le poème intitulé Mabel s’apparente, grâce à des vers constitués d’un seul mot, à la tour de Babel – où il est question d’incompréhension entre les sexes.
      Lourdes Castro, artiste portugaise liée à la revue KWY, publie Par Suite (fig. 10), un livre d’artiste, ne comportant que des images. Information importante, le livre est daté par l’artiste de 1966, année où Lourdes Castro crée son Théâtre d’ombres [62]. Or, la série des pages permet à l’artiste de narrer une lutte entre deux ombres de personnages masculins (l’une pleine, l’autre vide), en variant positions, chocs et entrelacements des figures. La forme hypertrophiée des poings laisse songer à des gants de boxe, et les deux ombres terminent les bras levés – victoire d’une réalité, ou plutôt de son double, éphémères et insaisissables.
      Dans Dialogues à travers les Siècles (fig. 11), Catherine Valogne (journaliste, écrivaine et artiste française) pastiche le genre de l’interview. Ces entretiens sont d’une nature particulière, puisque l’auteure remonte le cours des siècles, et interroge le marquis de Sade à Charenton, François-René de Chateaubriand au faubourg Saint-Germain, Victor Hugo en Belgique, et Arthur Rimbaud à Charleville ; la journaliste se met « sous la plume » de ces auteurs légendaires, dont les traits stylistiques hantent les réponses.
      D’un livre de texte, la collection passe sans transition à un livre d’artiste de la peintre néerlandaise et situationniste Jacqueline de Jong, intitulé A table (fig. 12). Dans cette suite de gravures, des personnages attablés n’échangent que deux mots : « comment » et « HELP » qu’on lit en phylactères, dans la première et la dernière image, sortes des parenthèses linguistiques, encadrant une séquence iconico-plastique, faite de portraits aussi désordonnés qu’expressifs, et où se conjuguent le noir, la nervosité et la dissymétrie du trait – représentation de l’aliénation capitaliste, dont les situationnistes organiseraient la libération, dans la solidarité d’une tablée ?  
      Adjugé d’Achille Chavée (fig. 13), le troisième recueil de poésie surréaliste (et sans image) de la collection, à l’instar des quelques recueils du « vieux peau-rouge » [63] édités par le Daily-Bul, se distingue du corps de son œuvre par un ton humoristique dont il est peu coutumier. Achille Chavée, poète engagé, d’obédience trotskyste, puis stalinienne à son retour de la guerre d’Espagne, compose une œuvre empreinte de gravité, qui reste marquée par « une participation généreuse à la peine des autres » [64]. Or, « Lundi j’offre ma femme à un pingouin », convoque la plupart des thèmes surréalistes (l’amour, l’athéisme, l’inconscient, la mort) dans un absurde semainier, que conclut un septième jour de repos – à la manière de Dieu créant l’univers, mais ayant pris la peine de se pendre le samedi (sans succès).

 

>suite
retour<
sommaire

[51] « Nos habitudes culturelles nous poussent à neutraliser certaines figures que nous finissons par considérer comme des fonds. L’exemple auquel on pense en premier est évidemment le cadre, par rapport au mur. Mais il y a aussi la feuille de papier, tel plan par rapport aux autres plans perçus, l’écran lumineux par rapport aux zones obscures qui l’entourent, le socle de la sculpture, et ainsi de suite » (Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Op. cit., p. 212).
[52] Ce qui est en quelque sorte la constatation d’Henri Maldiney : « Ainsi nous revenons à la donnée première : la page, que l’art du livre accomplit en elle-même en enérgeiai, qu’elle met en œuvre en la spatialisant » (H. Maldiney, L’Espace du livre, Paris, Les Editions du Cerf, 1990, p. 56).
[53] « Le rythme est un phénomène qui mobilise la répétition d’au moins trois événements comparables » (Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Op. cit., p. 223).
[54] Ibid., p. 316.
[55] Ibid.
[56] Ibid.
[57] « Il y a un espace réel, sans durée, mais où des phénomènes apparaissent et disparaissent simultanément avec nos états de conscience. Il y a une durée réelle, dont les moments hétérogènes se pénètrent, mais dont chaque moment peut être rapproché d’un état du monde extérieur qui en est contemporain, et se séparer des autres moments par l’effet de ce rapprochement même. De la comparaison de ces deux réalités naît une représentation symbolique de la durée, tirée de l’espace. La durée prend ainsi la forme illusoire d’un milieu homogène » (H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, dans Œuvre. Edition du centenaire, Paris, Presses universitaires de France, 1970, pp. 73-74).
[58] La plupart des avant-gardes belges, dont il fut question plus haut, ont pérennisé cette manière éditoriale.
[59] A. Biro et R. Passeron, Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, Paris, Presses universitaires de France, 1982, p. 78.
[60] E. Ionesco et A. Balthazar, Pol Bury, Op. cit., p. 128.
[61] « Le badjou est une sorte de pardessus qui descend jusqu’aux genoux et quelques fois plus bas encore. On le fait ordinairement de toile de coton bleue ou blanche ». (Histoire des rois de Pasey. Traduit du malais par Aristide Marre, Toulouse, Anacharsis, 2004,p. 55).
[62] J. C. Leal, « Lourdes Castro », dans A.A.V.V. Centro de Arte Moderna José de Azeredo Perdigão: Roteiro da Coleção, Lisbonne, Fondation Calouste Gulbenkian, 2004, p. 132.
[63] André Lorent affuble son ami Achille Chavée de ce sobriquet, s’inspirant d’un aphorisme du poète louviérois : « Je suis un vieux peau-rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne » (A. Chavée, Œuvre 1. 1935-1946, La Louvière, Les amis d’Achille Chavée, 1977, p. 9).
[64] A. Béchet, Achille Chavée, Tournai, Unimuse, « Le Miroir des Poètes », 1968, p. 49.