Les plumes des Poquettes volantes.
De l’éditeur à l’éditaire
- Stéphane Meunier
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Fig. 5. P. Colinet, Vilaine et Réséda, 1965

      Le titre de collection, « Poquettes volantes », mêle les codes de façon encore plus flagrante. Sur le plan phonique, il s’agit d’une allusion aux pocket-books [31]. Rappelons que l’usage de « pocket-book » dans la langue anglaise ne date pas d’hier [32], ni même dans la langue française, puisque Balzac l’employait déjà en 1825 [33]. Au milieu du XXe siècle cependant, l’anglicisme évolue pour désigner le livre broché de grande diffusion, et plus spécifiquement, le livre au format de poche. En 1939, le nom pocket-book devient aussi Pocket Books, une maison d’édition américaine. D’un point de vue phonétique, nous avons affaire à un jeu de mot, ou « substitution quasi homonymique » [34] de l’anglais « pocket » par le français « poquettes », auquel André Balthazar ajoute l’adjectif « volantes ». Par ailleurs, dans le patois local, le mot « poquette » signifie « variole, petite vérole ». Le substantif est aussi le pluriel de « pocke », c’est-à-dire « pustule », « bouton » [35]. Selon André Balthazar, les « poquettes volantes » désigneraient même, dans le patois louviérois, « ces alvéoles (masc.) qui, en cas de varicelle, couvrent le corps. Remplis de liquide (bulles), ils finissent par crever, disparaître, c’est-à-dire s’envoler » [36]. Vérité ou poésie [37] ? Quoi qu’il en soit, la trouvaille des « Poquettes volantes » mêle l’universalisme des pocket books à la culture provinciale hennuyère, dans une collusion comique. L’adjectif « volantes » évoque en reste la légèreté physique de nos livres, qui en plein essor du mail art, se laissent aisément glisser dans une enveloppe – mais aussi voler dans les librairies, déplorait André Balthazar. Sur la couverture, on lit également le numéro du volume, à la manière des livres de poche. Remarquons qu’entre 1953 (année de sa création) et 1971, la Librairie Générale Française accumule 2000 titres [38], donc autant de numéros – contre 62, de 1965 à 1979, pour la collection des Poquettes volantes, fruit d’une productivité artisanale. Dans les dernières pages des Poquettes (fig. 5), on découvre le siège social de l’éditeur, « Daily-Bul, 8, rue Paul Pastur, La Louvière (Belgique) » [39]. Par rapport à la métropole parisienne, où sont édités la plupart des collections de poche francophones, ainsi que les publications avant-gardistes les plus légitimées, la mention de La Louvière semble absurde. Rappelons que La Louvière, véritable « ville champignon » [40], est née de l’industrialisation du Hainaut au XIXe siècle. Pour Pol Bury, « La Louvière, à l’égal de Pittsburgh aux Etats-Unis [est] la plus laide ville du monde » [41], et le surréaliste hennuyer, Fernand Dumont, a l’impression d’évoluer dans une « banquise intellectuelle » [42]. Cela n’empêche, André Balthazar y édite des artistes et écrivains internationaux [43] (Julio Cortázar, Joyce Mansour, John Cage, Lourdès Castro, Jim Dine, etc.),  sans cesser d’assumer son lien, fût-il irrévérencieux, à la cité des loups – manière de rompre avec les premiers surréalistes hennuyers, qui vivaient « les yeux tournés vers Bruxelles et Paris » [44]. Enfin, l’on découvre un bref colophon (mention du numéro de l’exemplaire, et du « Tirage limité à 1000 exemplaires » [45]), qui rappelle les origines semi-bibliophiliques du Daily-Bul, et contredit la norme commerciale du poche, dont les tirages tendent vers l’illimité et l’horizon du lucre.
      Le verbe éditorial ayant été décrit, il nous faut revenir à la couverture, où André Balthazar s’amuse de l’iconicité, et brouille les repères temporels. Effectivement, c’est à la dentelle dorée, ornant le plat des luxueux ouvrages du XVIIIe siècle, que fait songer celle de nos « savoureux zakouskis de l’avant-garde » [46]. Simulacre d’ennoblissement, que contredit un autre signe, mais de nature plastique cette fois : le format du livre, de 13,5 cm de long sur 11cm de large, n’atteint même pas celui du livre de poche – imitant sa norme graphique avec une rigueur excessive, dans une fausse maladresse, aisément décelable par l’éditaire. La couleur des couvertures varie pour chaque opuscule, sans aucune recherche d’harmonie ni d’opposition logique : elle semble plutôt prévenir l’éditaire d’un joyeux dérèglement.
      Si les titres en anglaise, par leur aspect suranné, font écho à la dentelle, la police de caractères, choisie par André Balthazar, contraste de modernité : ses glyphes, envisagés comme signifiants, se caractérisent par une absence d’empattement, et des dimensions particulièrement fines, qui renvoient, au niveau du signifié, à « une présence faible » [47], donc une légèreté ; légèreté de la bulle, de l’indépendance d’esprit : les signes bul se font écho [48]. Enfin, le choix du papier vergé blanc, qui sert de support aux Poquettes, rappelle l’amour du livre, et contraste avec la facture du poche, assimilable sur ce point aux feuilles volantes davantage qu’aux Poquettes.
      En guise de conclusion provisoire, notons que nos signes éditoriaux relèvent de trois types (linguistique, iconique et plastique), mais surtout de codes culturels différents, et contradictoires – au vu de leurs connotations –, qu’André Balthazar s’amuse à coordonner, dans la zone itérative de sa collection. S’y côtoient les normes de l’édition de poche (homologues de la presse quotidienne), de l’édition avant-gardiste semi-bibliophilique, et enfin, de l’édition des livres anciens, au contenu réputé classique. Autre paradoxe, des signes relevant de l’universalisme (ou faut-il dire l’impérialisme anglo-saxon ?) se voient mêlés à d’absconses références régionalistes. La poly-isotopie du discours bul est extrême, qui s’écarte de l’efficacité de la langue du commerce. De surcroît, si le péritexte éditorial influe sur les attentes du lecteur, conférant un « contexte pragmatique » [49] au contenu auctorial, les références au livre de poche annonceraient des œuvres vendeuses, dues à des auteurs célèbres (rappelons que le livre de poche concerne des auteurs qui « sont déjà auréolés de prestige par le succès qu’ils ont remporté auprès du grand public des librairies » [50]. Or, dans les Poquettes volantes, les références à la culture de poche entrent en collusion, soit avec la notoriété avant-gardiste des auteurs, soit avec leur absence totale de visibilité, au moment d’être publiés – et assurément avec le caractère original de chaque production. Si quelques auteurs ou artistes des Poquettes volantes sont déjà légitimés, au moment d’être publiés par André Balthazar (Julio Cortázar, Maurice Henry, Arthur Rimbaud – traduit en wallon –, Roland Topor…), la visibilité du plus grand nombre est encore balbutiante (le jeune Philippe Geluck, par exemple, y publie Les Métiers oubliés, son tout premier livre). Enfin, pour en finir avec l’analyse du péritexte, notons que le livre du XVIIIe siècle ne s’y trouve pas pastiché sans raison : n’est-il pas le lieu d’un développement historique de l’illustration ? Ainsi, la dentelle prévient l’éditaire de la présence d’images – mais pas d’une variété aussi détonante de combinaisons avec le texte.

 

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[31] Le Daily-Bul : quarante balais et quelques, La Louvière, Le Daily-Bul, 1998, p. 67.
[32] « Pocket-book » est un anglicisme, mais existe dans la langue anglaise au premier sens de « livre de format assez réduit pour pouvoir être mis dans la poche d’un vêtement » depuis le XVIIe siècle (J. Rey-Debove et G. Gagnon, Dictionnaire des anglicismes. Les mots anglais et américains en français, Paris, Le Robert, « Les Usuels du Robert », 1980, p. 754).
[33] Ibid.
[34] Groupe µ, Rhétorique générale, Op. cit., p. 62.
[35] J. Sigart, Dictionnaire du wallon de Mons. Et de la plus grande partie du Hainaut, Paris, Maisonneuve & Cie, 1866, p. 286.
[36] Le Daily-Bul : quarante balais et quelques, Op. cit., p. 67.
[37] La poésie d’André Balthazar se distingue par un style qui, pastichant le sérieux du genre scientifique, joue d’un contraste avec une fantaisie qui rappelle le réalisme magique.
[38] Y. Johannot, Quand le livre devient poche. Une sémiologie du livre au format de poche, Presses universitaires de Grenoble, « Actualités-Recherches/Sociologie », 1978, p. 168.
[39] Notons qu’à partir du numéro 46 (R. Willems, Un Théâtre de Gousset), le Daily-Bul déménage au 29, rue J. Thiriar, à La Louvière.
[40] M. Huwé, F. Mengal et F. Liénaux, Histoire et petite histoire de La Louvière, Tome 1, La Louvière, Marcel Huwé Editeur, 1984, p. 11.
[41] Extrait du discours de Pol Bury, pour l’inauguration, le 24 septembre 1983, de la rue Daily-Bul, à La Louvière. (Naissance d’une pensée : la pensée bul, La Louvière, Le Daily-Bul, 2009, p. 45).
[42] F. Dumont, Dialectique du hasard au service du désir, Bruxelles, Brassa, 1979, p. 137.
[43] Notons le rôle prépondérant joué par Pol Bury dans cette internationalisation du catalogue du Daily-Bul. En 1964, l’artiste est sélectionné pour la 32e Biennale de Venise, ainsi que la documenta III de Kassel, et donne sa première exposition personnelle à New York, dans la galerie John Lefebre (Pol Bury, Bruxelles, Galerie Patrick Derom, 2018). Les rencontres occasionnées par ce rayonnement déterminent, à l’évidence, la dimension transfrontalière de la collection des Poquettes volantes, qui naît en 1965.
[44] Ibid., p. 144.
[45] P. Colinet, Vilaine et Réséda, La Louvière, Daily-Bul, 1965, pp. 22-23.  
[46] La formule est du critique littéraire Paul De Swaef, citée dans Le Daily-Bul : quarante balais et quelques, Op. cit., p. 67.
[47] Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Op. cit., p. 219.
[48] Notons au passage que pour ses autres collections, André Balthazar opte pour le Garamond, police de caractères réputée pour sa fluidité, autant que pour son prestige : Henri Filipacchi choisit lui-même ce caractère d’Université, dès les premiers Livres de Poche, après y avoir recouru en créant lui-même la Pléiade ! Ironie du sort : les deux éditeurs imitent la forme typographique d’une collection prestigieuse – à cette différence près qu’André Balthazar joue d’un faux esprit de sérieux…
[49] Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Op. cit., p. 266.
[50] Y. Johannot, Quand le livre devient poche. Une sémiologie du livre au format de poche, Op. cit., p. 82.