La lisibilité du tissu :
le cas des prisenti de Gibellina

- Valeria De Luca
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Cependant, on ne peut comprendre un modèle du maillage et une théorie de la ligne et de la chose qu’à l’intérieur d’un paradigme praxéologique qui puisse rendre compte de l’entremêlement pratique des dimensions sociale, esthétique et culturelle, ainsi que de l’imbrication réciproque de différentes pratiques. En sémiotique, cela est soutenu par le rôle-pivot assumé par les pratiques sémiotiques, telles que les conçoit le sémioticien Jacques Fontanille à l’intérieur d’un modèle visant à analyser les articulations entre plusieurs niveaux expressifs du faire sens. Dans sa perspective, il y a bien des propriétés isolables par exemple de la textualité et du visuel ; cependant le texte et l’image sont compris dans un même niveau activant certaines propriétés qui seront ensuite exprimées par et au niveau des pratiques. En d’autres termes, l’idée de fond est que, par l’usage et à l’intérieur d’une même forme de vie, la production de sens d’un « objet » dépasse le support spécifique et ses propriétés matérielles car il est toujours inséré et fait toujours référence à un cadre pratique plus vaste, de nature sociale, culturelle ou rituelle. C’est pourquoi les pratiques peuvent activer des propriétés – à la fois matérielles et formelles – initialement non pertinentes à un autre niveau. Plus particulièrement, les pratiques

 

se caractérisent principalement par leur caractère de processus ouvert circonscrit dans une scène : il s’agit donc d’un domaine d’expression saisi dans le mouvement même de sa transformation, mais qui prend forme en tant que scène (…) du côté du contenu, les pratiques se caractérisent par l’existence d’un noyau prédicatif, une « scène » étant alors organisée autour d’un « acte » (…) Seul le niveau des pratiques comprend dans sa définition ce principe d’ouverture, (…) ce principe de l’ « en acte », qui lui permet d’exploiter les schématisations vivantes et les modèles émergents identifiés sur les autres plans d’immanence [32].

 

Dès lors, dans le cas des prisenti, l’émergence conjointe du texte et de l’image par la ligne tissée ne peut se comprendre qu’à la croisée de plusieurs pratiques, dont, au moins, une pratique artisanale, artistique, rituelle, mémorielle, spatiale, géographique et environnementale, et une pratique socio-politique. Chacune d’elles reconfigurant de manière autonome les matériaux disponibles pour signifier, les prisenti y réalisent la convergence de valeurs partagées en se posant comme une sorte de précipité à la fois des signes à inscrire pour une mémoire à venir, des mouvements expressifs qui scandent le processus de reconstruction, et de la perception que la communauté a d’elle-même et de sa propre culture. C’est également pour cette raison que texte et image sont à considérer comme un seul agent intermédiaire entre les corps, les choses et l’environnement (la ville de Gibellina, mais aussi les institutions notamment muséales qui se sont développées à partir de la transformation des pratiques en patrimoine).
      Finalement, l’ensemble de ces opérations différentes, et tout particulièrement celle de liage entre techniques de fabrication, matériaux, projet figuratif et marquage de l’histoire, peut être reconduit à l’idée, développée par le philosophe allemand Georg W. Bertram, de praxis esthétique et artistique comme contrechant dépendant de la praxis humaine globalement entendue. Mentionnons, pour conclure, le projet de Bertram, qui vise à une redéfinition de l’art à même de sortir définitivement des paradigmes prônant son autonomie, tout en gardant ses spécificités. En d’autres termes, un des enjeux est de refonder une ontologie relationnelle et interprétative de l’art, dont la définition ne s’appuierait plus sur des critères le détachant aussi bien de ce par quoi il se manifeste – des pratiques (un ensemble de techniques, des gestes, un projet, tout comme les œuvres mêmes) – que de sa propre action dans la vie – l’expérience esthétique. Dès lors, l’issue consiste pour le philosophe en le fait de repenser l’art – et les pratiques qui lui sont afférentes – dans ses relations avec la praxis humaine ; c’est vis-à-vis de cette dernière que l’on peut s’interroger sur les caractéristiques qui le distinguent d’autres pratiques du vivre. Dans ce cadre, les pratiques artistiques et esthétiques – aussi bien du côté de leur production que de celui de la réception – proposent aux agents un excès de réflexivité et une variété dans les agencements matériels et formels, c’est-à-dire une altération, une mise en variation des habitudes perceptives et du cadre interprétatif global de l’expérience esthétique. De ce fait, elles procurent aux agents un élargissement et une indétermination de leurs horizons de possibilité et d’action. Plus précisément,

 

les usagers doivent devenir actifs pour qu’ils puissent se faire guider, si bien que les pratiques esthétiques ont toujours deux faces : d’un côté, elles reflètent le fait qu’il découle de l’œuvre d’art une dynamique que les usagers suivent ; de l’autre côté, les activités des usagers ne sont pas moins toujours nouvelles, ces derniers ayant à faire avec des approches et des engagements chaque fois différents [33].

 

Une double dynamique se met dès lors en place, reconfigurant à la fois le vécu des sujets, l’histoire des valorisations des œuvres et, plus globalement, l’action concrète des uns et des autres, si bien que d’autres pratiques sont affectées par la praxis artistique et esthétique par l’articulation entre différentes activités interprétatives. Finalement,

 

les expériences dynamiques des objets constitués de manière autoréférentielle déploient leur caractère imaginatif en se référant à d’autres pratiques du monde. Dans l’expérience des œuvres d’art, il y a formation nouvelles de pratiques, ce qui implique l’indétermination du futur et conduit à une renégociation avec d’autres pratiques [34].

 

En conclusion, dans les prisenti l’alliance entre texte et image est non seulement garantie par cette imbrication de pratiques sous l’égide d’une artisticité diffuse, mais elle est également nourrie et perpétuée par cet effort imaginatif qui oblige à réactualiser continuellement la mémoire dans et par les lignes de tissage. Au moins jusqu’à 2016, les prisenti continuent d’être employés pour la Procession de la Saint Roch.

 

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[32] J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008, pp. 26 et 118.
[33] G. W. Bertram, Kunst als menschilche Praxis. Eine Ästhetik, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2014, ed. it. dirigée par F. Vercellone, trad. A. Bertinetto, L’Arte come prassi umana. Un’estetica, Milan, Raffello Cortina, 2017, p. 94 de l’édition italienne. La présente traduction française est tirée de l’édition italienne, l’ouvrage étant inédit dans d’autres langues outre la version originelle et la traduction italienne.
[34] Ibid., p. 112. Précisions que lorsque Bertram parle d’autoréférentialité des œuvres, il n’entend pas revenir sur des positions autonomistes de l’art ; pour le dire brièvement, par autoréférentialité, on entend ici les agencements et la négociation spécifique de ce qui, à l’intérieur d’une œuvre, devient déterminant, soit une configuration du perceptible singulière que chaque œuvre exhibe.