La lisibilité du tissu :
le cas des prisenti de Gibellina

- Valeria De Luca
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résumé
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      Les prisenti sont des productions manufacturières typiques de la tradition artisanale de Gibellina en Sicile, dont la fabrication avait été relancée par plusieurs artistes au lendemain du tremblement de terre qui frappa le village en 1968. Après la Biennale de Venise de 1993, les prisenti ont été exposés pour la première fois en Sicile entre la fin de 2016 et le début de 2017 dans le Real Albergo dei Poveri de Palerme ; certains de ces exemplaires ont été de nouveau présentés lors l’exposition « Pausa sismica » à la Fondation Sant’Elia de Palerme, en collaboration avec, entre autres, la Fondation Orestiadi et la Mairie de Gibellina à l’occasion du cinquantenaire du tremblement de terre.
      Le cas des prisenti, que l’on peut rapprocher partiellement de l’histoire de la tapisserie, complexifie les rapports entre texte et image non seulement du point de vue de leur constitution matérielle et perceptive, mais également de celui de la reconfiguration de l’encadrement analytique qu’ils requièrent. A ce propos, nous nous focaliserons sur des aspects ponctuels que l’examen des prisenti met en relief.

 

Un tissu de relations. Retour sur le clivage texte-image

 

      Bien que le texte et l’image partagent d’emblée certaines modalités perceptives de configuration et, par là même, d’appréciation, leur entrelacs semble se cliver lorsqu’il s’agit de déterminer soit leur efficacité, leur pouvoir respectif, soit la hiérarchie de leurs interactions. Entre littérature et art, Bernard Vouilloux a remarqué à la fois les bifurcations et ce qu’il appelle la co-implication du visuel et du textuel sous le prisme de leur constitution (arte)factuelle, c’est-à-dire à partir des substances et des supports expressifs spécifiques à la base de leur donation. En effet, il affirme que

 

le mode de manifestation des images artefactuelles est iconique et plastique, et ce quel que soit leur mode de production (dessin, peinture, gravure, photographie, film, sculpture...). Et leur mode de réception est visuel, étant entendu que l’appréhension visuelle des images (ou des textes perçus en « mode visuel ») s’étaye de processus qui empruntent aux expériences de la tactilité et de la motricité (…) : voir, c’est esquisser en soi des contacts et des mouvements, se projeter dans un espace qui tient ses coordonnées de la position actuelle et des positions virtuelles du sujet. En tant qu’il est constitué de signes linguistiques, le texte, lui, est justiciable de deux modes de manifestation bien distincts, phonique et graphique, et requiert donc deux modes de perception, respectivement auditif et visue [1].

 

Cette première différence d’appréhension est due précisément d’une part, suivant Ferdinand De Saussure, au caractère biplan et linéaire [2] des signes linguistiques et, d’autre part, à la double nature – sémiotique et sémantique – de l’expression linguistique, si bien que le sens d’une expression émerge de sa forme, sans que, pour autant, il s’y réduise ou, inversement, sans que cette dernière ne puisse être conçue que « schématiquement » comme une forme a priori ou logique. Néanmoins, par l’effet de tabularisation que Vouilloux relève dans le cas d’œuvres textuelles brisant la linéarité du texte telle qu’elle est couramment entendue, la perception textuelle s’étend à d’autres modalités ; par conséquent, « comme dans une image, aucune propriété ne peut être d’emblée exclue comme non significative, le champ attentionnel étant plus ouvert pour les textes autographiques que pour les textes allographiques » [3]. L’évocation de la distinction goodmanienne entre autographie et allographie permet effectivement un déplacement de l’attention vers le geste producteur du signe globalement conçu, de la trace, mais d’un côté, demeure liée aux supports privilégies respectivement pour le texte et pour l’image et, de l’autre côté, ne prend en compte que la dimension « notationnelle » des textes, ce qui s’avère problématique à l’égard de la détermination des propriétés et des liens syntaxiques capables de faire office de symptômes de l’artistique. Par conséquent, Vouilloux précise la différence entre les processus perceptifs et la compréhension qui intervient dans la lecture : bien que la saisie visuelle soit globale et que les dimensions spatiale et temporelle – traditionnellement associées respectivement au visuel et au textuel – soient partagées et rétroagissent sur les deux termes du binôme,

 

la vision d’un tableau peut être décrite comme un processus interactif dans lequel la compréhension ne se construit qu’à la faveur d’un examen visuel attentif, la vision des lettres dans la lecture est un processus purement transitif, la compréhension du texte étant affranchie de la linéarité à laquelle est soumise la chaîne graphique [4].

 

Cette précision permet d’un côté de soutenir la co-implication du visuel et du textuel tout en gardant des lois de fonctionnement propres à chacun de ces domaines et, de l’autre côté, à échapper à la superposition sur le visuel de l’opération – voire de la métaphore – de la lecture. Dans cette perspective, il serait en effet possible de maintenir une puissance sémiotique du visuel sans céder à la tentation d’y appliquer des grilles et des paramètres d’analyses originairement développés pour la substance linguistique [5]. Cependant, il s’avère nécessaire – nous semble-t-il – d’apporter quelques suggestions afin d’approfondir cette co-implication.
      En effet, d’un point de vue sémiotique stricto sensu, soutenir – légitimement – la bifurcation du texte et de l’image à partir d’un premier mode d’appréhension commun, reviendrait à se poser la question des interactions et des rôles spécifiques joués par l’une ou par l’autre lors d’analyses concrètes de productions hybrides. En d’autres termes, cela implique de réévaluer le couple des fonctions d’ancrage/relais établies jadis par Roland Barthes [6]. On peut reconsidérer différemment ces relations, en essayant de : i) ne pas limiter le texte à l’écriture couramment entendue, ii) élargir le champ d’investigation à la tridimensionnalité et iii) par conséquent, tenir compte la dimension pratique qui englobe une matérialité et une tridimensionnalité diffuses dans lesquelles texte et image ne font qu’un. Nous nous concentrerons maintenant sur les deux premiers aspects et reviendrons sur le troisième dans les conclusions.

 

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[1] B. Vouilloux, « Lire, voir. La co-implication du verbal et du visuel », Textimage, Varia 3, 2013, pp. 2-3.
[2] La linéarité du langage globalement conçu a été en effet remise en question notamment dans l’héritage des travaux du linguiste danois Louis Hjelmslev ; pour le dire brièvement, elle ne peut être considérée comme telle qu’à condition d’être réduite au syntagmatique, c’est-à-dire à l’enchaînement réalisé, interne au signe, des composants du signifiant et du signifié.
[3] Ibid., pp. 10-11.
[4] Ibid., p. 14.
[5] Pour une vue panoramique sur les différents courants d’études sur l’image et sur les critiques au tournant linguistique voir K. Moxey, « Les études visuelles et le tournant iconique », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, n° 11, 2008, pp. 149-168.
[6] R. Barthes, « Rhétorique de l’image », Communications, n° 4, 1964, pp. 40-51.