L’art comme expérience informelle
- Rodolphe Gauthier
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Fig. 3. P. McCarthy, Tree, 2014

Fig. 4. C. Brancusi, La Colonne sans fin, 1918

Fig. 5. P. McCarthy, Colonnes, 2014

Fig. 6. J. Arp, Trois vases, s. d.

Fig. 7. C. Jenkins, Casting off my womb, 2013

      C’est la sculpture gonflable de McCarthy, intitulé Tree, érigée en octobre 2014 place Vendôme, et qui fut l’objet d’un acte de vandalisme et d’une cabale virulente (fig. 3). La sculpture, haute de 25 mètres, verte, a été installée sur la place à l’occasion de l’exposition de l’artiste qui se tenait au musée de la Monnaie intitulée Chocolate factory. Cette œuvre offre de nombreux niveaux de lecture. Sa forme, plus évocatrice que représentative, concentre toutes les tensions. Ce qui est intéressant, c’est que même si nous balayons les différentes possibilités, aucune ne viendra vraiment s’imposer. Arbre de Noël, et surtout plug anal, mais aussi fusée, champignon, poinçon, etc. Plus ambiguë qu’ambivalente, cette sculpture est « informe », puisqu’elle ne renvoie à rien de précis, à moins qu’on insiste. Sa matière plastique la rend lisse, proche de la complétude de l’œuf, fermée. Mais en même temps, elle est incomplète tout le temps que l’actualisation interprétative ne lui confère pas de sens reconnaissable. Autrement dit, elle n’est pas reconnaissable, tant qu’on ne pense pas à un référant (un peu comme dans le lapin-canard). En fait, comme le dit l’artiste lui-même, ni « sapin de Noël », ni « plug anal », mais une forme très « belle » (« beautiful »). En la comparant à une sculpture de Brancusi, il donne lui-même une des clefs de son inspiration (figs 4 et 5). Cette sculpture rappelle aussi les formes d’Arp (fig. 6).
      La situation de la sculpture est la seconde donnée à interpréter. Place Vendôme. C’est-à-dire sur une place mondiale du luxe, mais aussi sur la place du ministère de la Justice, et à côté de la colonne de Napoléon (alors en restauration, ce qui contrariait McCarthy). La portée satirique de l’œuvre est essentielle. Par sa « vulgarité », sa « bassesse », son « abjection » (et il n’y a pas eu de mots trop durs pour mépriser et l’œuvre et l’artiste), Tree vient en effet faire tache dans le décor. Elle ridiculise la colonne qui est un symbole de l’hégémonie militaire de Napoléon (que Courbet avait fait détruire durant la Commune de Paris, ce pour quoi il avait été condamné à rembourser 10 000 francs par an pendant 30 ans). Dans la lignée de l’exposition Chocolate factory, elle est une critique du consumérisme symbolisé par la fête de Noël. Mais elle est aussi une critique du luxe. Œuvre en plastique, elle reprend la matière commune des objets industrialisés, et non pas une matière précieuse (McCarthy a toujours joué sur les matières viles) ; œuvre gonflable, elle est une baudruche renvoyant à la vanité de la richesse et des riches ; œuvre monumentale, elle est coûteuse mais elle échappe au marché de l’art (comme les chocolats fabriqués pendant l’exposition) ; en tant qu’arbre ou que sextoy, elle est un totem et un tabou, elle est une parodie de fétiche de la marchandise (le fétichisme de la marchandise est une réflexion de Marx que reprend le mouvement Critique de la valeur [11], elle assimile les produits de luxe à des objets de l’auto-érotisation, vécue comme une satisfaction de soi-même dans une autarcie que sa matière plastique, lisse, comme nous l’avons dit, vient matérialiser. La couleur verte est, outre la couleur de la virilité, et plus récemment celle de la nature, peut renvoyer à l’argent (du dollar évidemment). Elle est la couleur de tout ce qui est instable (du tapis de jeu, des jeunes amoureux, de la folie) [12]. Nous sommes dans une manifestation agressive de la violence même de la société, faite image, abstraction des rapports, domination.
      Peut-être même sommes-nous dans un processus d’entrisme : la commande publique est détournée en une satire de la société. Et si nous ne sommes pas dans un processus d’entrisme conscient (ce qui est cependant certainement le cas), nous sommes dans un exemple où le système vient exposer sa propre absurdité (sans que cela, cependant, l’ébranlât le moins du monde). Parfois de manière ridicule : certaines critiques contre l’œuvre énoncent justement ce que critique l’œuvre elle-même. On lit notamment dans un article de Marianne, que « le choix de ce spécialiste des "provocations pornographiques et scatologiques" risque de mettre à nu les ressorts du système économique de l’art contemporain : une coterie de riches, de critiques et de fonctionnaires de la Culture s’accaparant l’espace public pour décréter "œuvres" des signes qui servent de plus en plus la rente financière et sa défiscalisation massive ». L’œuvre dénonce, place Vendôme, l’autarcie du système financier et l’institution étatique. Les critiques réactionnaires s’appuient encore sur des valeurs traditionnelles. Evoquant aussi bien les souvenirs d’enfant et les jouets de Noël que la recherche du plaisir extrême, nous sommes dans cette « cruauté des ressemblances » dont parlait Didi-Huberman. L’œuvre, du reste, avait été rapidement vandalisée et l’artiste avait abandonné l’idée de la regonfler.
      Devant une œuvre comme le Pinocchio ou le plug anal de McCarthy, ce ne sont pas les enfants ou les plus pauvres économiquement qui se sentent choqués ou agressés : au contraire, ils se sentent plutôt amusés. Peu familiers des procédures institutionnelles, ce sont d’autres processus de reconnaissance et d’aperception qui sont convoqués par eux. La peluche, le jeu, la couleur, la paillardise, inspirera plus volontiers le rire qu’une opposition frontale.
      Paul McCarthy, Carolee Schneemann et Louise Bourgeois, représentent la première génération, mais nous pourrions évoquer de la même façon la jeune artiste australienne, Casey Jenkins (fig. 7), qui tricote à partir d’une pelote qu’elle tire de son vagin, mêlant à la fois Louise Bourgeois (Arachné) et Carolee Schneemann (qui dans une de ses performances lisait un texte sur du papier qu’elle extirpait de son vagin). L’atmosphère semble plus apaisée, la toile s’apparente davantage à un cocon, mais la puissance du geste fait toujours de l’expérience intime (voire intérieure) une expérience politique : le cocon est un accueil.

 

Conclusion : un usage de l’œuvre

 

      Il y a donc ce que nous appelons un « usage de l’œuvre » [13]. La réaction, même si elle exprime une attitude réactionnaire, et encore dans la destruction, est une appropriation. Elle est une « expérience informelle », puisqu’elle n’est plus encadrée par l’institution. Cet informalisme de l’art, à la fois dans la création et dans la réception (qui se distinguent de moins en moins), renverrait à une pragmatique de l’art, dont l’un des plus grands représentants aujourd’hui est Richard Shusterman. Pourtant, que ce soit dans les productions elles-mêmes (en balayant les grandes tendances de l’art contemporain), ou dans les essais théoriques, l’art se définit la plupart du temps par une transcendance de l’objet artistique, par une essence présupposée. Ce que Dubuffet appelle sardoniquement : des « valeurs éternelles ». Autrement dit, l’expérience artistique est toujours caractérisée par sa faculté à transcender le lieu et le temps, à rendre compte d’une continuité humaine dans la discontinuité des vies, ou encore à témoigner de la validité de la métaphysique. L’art informel met à mal tout programme : il est une déprogrammation.

 

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[11] Nous renvoyons ici à l’ouvrage essentiel d’A. Jappe : Les Aventures de la marchandise, Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël, 2003.
[12] M. Pastoureau et D. Simonnet, Le Petit livre des couleurs, Paris, Seuil, 2005.
[13] « L’usage de l’œuvre, une mutation de paradigme artistico-littéraire depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours : Proust, Bataille, Quignard » est le titre de la thèse que nous terminons actuellement sous la direction de B. Vouilloux.