L’art comme expérience informelle
- Rodolphe Gauthier
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Fig. 1. J. Fautrier, Otage n°3, 1945

     Par sa nature féminine, Arachné est condamnée à l’infériorité ; par la transgression dont elle se rend coupable, elle est condamnée ensuite à l’animalité par un dieu (la Loi). Arachné est exclue : si elle tisse, elle tisse seule et contre la société. Sa toile n’est pas une structure mais une contre-structure : c’est un piège. L’araignée est une figure non-sociale et contre-institutionnelle. Son arrogance, sa démesure (son hubris) viennent de son isolement et de son indépendance. Le danger qu’elle représente appelle la condamnation : la femme, si elle ne se plie pas aux canons patriarcaux, est porteuse de révolution. Comme ceux qui se révoltent, elle doit être écrasée [5]. C’est aussi cette volonté d’échapper à l’institution, à la société, à son caractère intrusif et coercitif, à sa force de nuisance, que manifestent les artistes de l’art informel. L’art informel échappe à la forme « surcodifiée » (Deleuze), et comme peut l’indiquer une lecture orientée de son étymologie, il échappe à la forme à l’intérieur d’elle (in-forme). Il peut être envisagé comme un ouvroir, (c’est la lecture de Didi-Huberman) ; il peut aussi être envisagé comme un braconnage. C’est à Michel de Certeau que nous nous référons : les pratiques d’un « braconnage » culturel (le mot « culture » doit être entendu au sens large) sur un territoire institutionnel (comme dans une forêt domaniale). Une caractéristique surtout nous intéresse particulièrement dans le concept de Michel de Certeau : le braconnage n’est pas analysé comme secondaire par rapport au territoire institutionnel. A propos des détournements constants des individus, il écrit : « A scruter cette réalité fuyante et permanente, on a l’impression d’explorer la nuit des sociétés, une nuit plus longue que leurs jours, nappe obscure où se découpent des institutions successives, immensité maritime où les appareils socio-économiques et politiques feraient figure d’insularités éphémères » [6]. La réflexion certaldienne renverse le schéma traditionnel en indiquant que ce sont les institutions qui viennent s’imposer sur une « mer » des pratiques populaires (il y a substitution, soit dit en passant, par la mouvance de la mer de la fermeté du territoire terrestre). Pour le dire autrement, Michel de Certeau rappelle qu’il y a une continuité des pratiques déviantes, tandis que les institutions se succèdent de manière éphémère. C’est Dubuffet regardant du côté des créations d’enfants ou d’aliénés. Pourtant l’imaginaire commun reconnaîtra aisément la primauté de l’institution, et donc une certaine légitimité. C’est là, pour Bataille, pour Certeau, pour d’autres, une usurpation. Bataille sous-entend même que c’est un mensonge : « Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme ». Or « l’univers est un crachat » : c’est l’institution qui cherche à lui donner une forme. Face à ce discours officiel, l’informe devient donc une production informelle. L’œuvre « informelle » se veut situation (ce qui annonce déjà Asger Jorn et Guy Debord) qui serait non seulement résistance contre la forme, mais aussi pratique déviante de cette forme.

 

De l’informel à l’abjection

 

      Comment se manifeste cette « pratique déviante » ? L’art informel est l’expérience d’un dépassement des contraintes de la forme en tant qu’elles sont induites par l’organisation sociétale (politique, économique et sociale). Il est particulièrement significatif que Jean Fautrier inaugure l’art informel avec la série des Otages entre 1943 et 1945 [7] (fig. 1). Les otages de la guerre sont les otages de la société qui a permis cette guerre. Fautrier investit cette douleur de l’autre par la déformation. C’est cette déformation (appuyée par un usage de matériaux nouveaux) qui provoque l’empathie : nous sommes incapables de donner forme à ce qui a été détruit, tellement l’horreur a été immense. Il y a, comme le disait Didi-Huberman, une « cruauté des ressemblances » (certainement le mot « cruauté » est à rapprocher de l’emploi qu’en fait Artaud). C’est cette forme devenue impossible qui signe la tragédie. Ces défigurations qui s’exposent au spectateur s’opposent, avant même qu’elle ne soit formulée, à l’ontologie éthique à partir du visage humain par Lévinas. Le spectateur est appelé sans doute à donner (une) forme à ces visages qui n’en ont pas, à leur rendre leur humanité. Mais non seulement ce ne serait qu’une réussite éphémère, mais déjà l’état d’informité des peintures rend cette tâche impossible. C’est l’expérience de cette impossibilité tragique que propose le peintre à chaque « spectateur » qui est ainsi invité à une expérience active et unique, pour chacun et à chaque fois qu’il est en présence du tableau, ou qu’il y pense. Cette défiguration, cette monstruosité, cette humanité impossible qui est aussi en nous, mais qui est, comme le dit Julia Kristeva, « inassimilable », est ce qui définit l’abject. « Ni sujet ni objet » nous dit Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur, l’abject impose à qui le prend en compte une transformation totale : « Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable » [8]. Les séries des Otages, puis celles des Objets (et le titre présente clairement la problématique sujet/objet), ainsi que Les Nus de Fautrier montrent des corps mutilés ou en décomposition qui sont la présentation (plus que la « représentation », puisque déjà nous ne sommes plus dans l’art en tant que mimesis) des abjections qui travaillent le corps social. L’ère industrielle et ses plus funestes manifestations pendant les deux guerres mondiales ont montré que le sujet était un objet comme les autres, ce qui a eu pour conséquence de mettre en doute la hiérarchie entre sujet et objet (nous pourrions aussi évoquer les découvertes scientifiques, mais elles sont de toute façon tributaire des mutations industrielles) : il y a eu « déclassement ». Ce qui fait résistance à cette conception est le classicisme. Il y aurait beaucoup à dire sur les classicismes depuis Maurice Denis jusqu’à Picasso, en passant par le Surréalisme, en s’attardant sur la peinture italienne de l’entre-deux-guerres. Nous retenons ici que ce classicisme cherche à reposer un antagonisme hiérarchisé et idéaliste entre le sujet pensant et l’objet pensé. C’est une volonté de persévérer dans la hiérarchie ontologique, en insistant sur la valeur humaniste principale, à savoir : « L’homme est la mesure de toute chose ». Mais, avec l’art informel, avec Bataille et avec Fautrier, nous assistons à une résistance acharnée et douloureuse à ces conceptions classicisantes, vécues comme des usurpations et des violences. Le sujet ne peut plus être pensé de la même manière. Or c’est par l’abject (l’abjection des guerres, l’abjection de la violence sociale), c’est dans l’abject (en réinvestissant la violence des guerres et de la société), qu’ils trouvent les plus évidentes marques d’une « pulvérisation » du sujet, comme le dit Kristeva :

 

S’il est vrai que l’abject sollicite et pulvérise tout à la fois le sujet, on comprend qu’il s’éprouve dans sa force maximale lorsque, las de ses vaines tentatives de se reconnaître hors de soi, le sujet trouve l’impossible en lui-même : lorsqu’il trouve que l’impossible, c’est son être même, découvrant qu’il n’est autre qu’abject [9].

 

L’être-au-monde (le Dasein heideggerien), avant d’être un « être-à-la-mort » est un « être-à-l’abject », il faudrait dire un « étant-abject ».

 

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[5] Beaucoup de femmes artistes ont pris l’araignée comme référence, notamment Louise Bourgeois, comme le relève Sylvie Ballestra-Puech.
[6] M. de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 67.
[7] Mais il faut rappeler qu’on identifie les premières manifestations d’un art informel dans sa production dès 1928, c’est-à-dire à peine un an avant l’article de Bataille.
[8] J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Point, 1980, p. 9.J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Point, 1980, p. 9.
[9] Ibid., p. 12.