Pour une esthétique du blob.
Caltiki : l’informe au cinéma

- Nicolas Cvetko
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Fig. 3. L. Cohen, The Stuff, 1985

Fig. 4. V. Guest, The Quatermass Xperiment, 1955

Fig. 5. I. S. Yeaworth Jr., The Blob, 1958

Fig. 6. C. Russell, The Blob, 1988

      Mais s’il est une peur plus diffuse, plus profonde et plus difficilement figurable que le blob puisse exprimer, c’est sans doute la peur de l’inconnu, ce qui l’apparente alors davantage à l’angoisse. Les blobs peuvent venir d’ailleurs, de l’espace, ou y être liés (le monstre Caltiki réagit au passage d’une comète), exprimant les appréhensions de sa conquête (et de ce qu’on pourrait y trouver), ce qui reste en lien avec les deux précédents points évoqués. Si ces préoccupations des années cinquante et soixante ne sont plus les mêmes dans les années quatre-vingt, le blob, dont la non-forme à l’écran ne change pas fondamentalement avec le temps, grâce à son incroyable plasticité, assimile aisément les craintes qui infusent une société. Ainsi, par exemple, The Stuff (Larry Cohen, 1985) met en scène un yaourt-blob comestible, qui affleure à la surface de la Terre, est extrait à la manière d’un hydrocarbure par une multinationale, est commercialisé en masse et crée une dépendance chez ses consommateurs (fig. 3). Seul un petit garçon, Jason (Scott Bloom), doute des bienfaits de cette substance et constitue à la fois le héros – flanqué d’un sidekick adulte – et le seul garant d’un esprit critique dans cette société aveuglément consumériste. Le film questionne alors clairement, avec une ironie mordante, la société ultralibérale des années Reagan. A la fois écran et miroir, le blob, en tant que corps paradoxal, possède donc cette capacité à absorber toutes les craintes, à les digérer pour mieux les renvoyer au spectateur, de manière déformée. Cette masse gélifiante permettant ainsi de se livrer à un singulier exercice cathartique.

 

La matière et le mouvant

 

      Symboliquement chargé, le blob n’en est pas moins, avant tout, une figure liée à la question de la matière, la matière considérée dans une perspective esthétique kantienne, qui en fait « un magma aveugle et impensable » [7]. Le blob, s’il est quelque chose, est d’abord cela : une matière qui échappe à la forme. Il s’impose par sa haute matérialité qu’on associera par la suite à son bas-matérialisme. Cette prégnance de la matière est favorisée par la taille du monstre, tant il apparaît comme un petit agrégat qui dysfonctionne, dont les proportions se sont anormalement accrues. Jérôme Dorival rappelle à juste titre combien « la frontière entre les notions de Monstre et de Géant apparaît comme floue, incertaine : les monstres par gigantisme sont désignés chez Hésiode par un seul adjectif, μέɣας » [8]. Du reste, l’apparition du blob sur les écrans s’inscrit dans une vague de zoomégalie qui contamine tout le cinéma de science-fiction après la seconde guerre mondiale, vague à l’amplification de laquelle la naissance de Godzilla n’est évidemment pas étrangère. Mais on peut considérer que le film qui donne naissance au blob, dont la créature présente une matière qui ne soit pas figée dans une forme animale ou humaine, est Le Monstre, premier film de science-fiction de la Hammer et remake d’un serial de la BBC (fig. 4). Le professeur Quatermass y est aux prises avec une petite masse informe venue de l’espace qui va peu à peu devenir un énorme amas de matière poulpoïde. Si, dans la spectaculaire scène finale, on découvre que la créature possède un œil, si elle prend davantage forme en grandissant et s’apparente au corps d’un colossal calmar, certains plans laissent déjà apparaître une forme de vie sans contours bien arrêtés, quelque part entre l’araignée géante et le crachat, pour reprendre le lexique bataillen [9]. Si la chose, finalement, s’organise et fait corps, ce n’est plus le cas du blob éponyme dans le film de 1958, gelée géante d’abord sans couleur puis d’un rouge éclatant, plus ou moins visqueuse selon les scènes. Sa matière y est toutefois moins organique et plus homogène. Caltiki, en 1959, fait la synthèse de ces deux manifestations monstrueuses, alliant le caractère véritable informe (ni zoomorphe, ni anthropomorphe) du blob de Danger planétaire et l’organicité de la créature du Monstre.
      Mise en présence étrange de pure matière, le blob est aussi lié à la question du mouvement, inévitablement dès lors qu’il s’agit d’art du cinéma. On peut déterminer trois grands mouvements du blob. Il se caractérise d’abord par des mouvements internes, qui l’animent, sont liés à sa croissance, en font un être visiblement vivant malgré son informité, et en font quelque chose d’assez insaisissable même en plan fixe. Ce mouvement s’apparente à une respiration (dans le plus figuratif des cas) ou à un bouillonnement de matière (dans certains plans qui confinent davantage à l’abstraction, lorsque, par exemple, un plan rapproché du monstre fait déborder la matière du cadre). Ensuite, le blob se déplace. Il avance et, dans le mouvement, ingère et détruit ce qui se trouve sur son passage. Il s’introduit dans le cinéma fictif de Danger planétaire (fig. 5), effrayant ainsi à bon compte les spectateurs du film de Yeaworth Jr. La scène est reprise dans le remake de Chuck Russell (Le Blob / The Blob, 1988) (fig. 6), où on le trouve également rampant au plafond à vitesse folle, si l’on m’autorise cette caractérisation quelque peu oxymorique mais qui permet de bien rendre compte d’une spécificité inventive de déplacement à l’écran. Le scénario fournit, du reste, une explication vraisemblable à ces déplacements plus ou moins véloces : le blob est en quête de nourriture. Mais on reste dans l’ignorance quant aux motivations profondes du monstre. Une lecture possible serait de constater qu’il relève de l’hétérogène bas, c’est-à-dire d’un tout autre – qui tend davantage vers l’excrémentiel que vers le divin, comme c’est le cas quand il s’agit d’hétérogène haut. S’il possède une dimension sacrée, c’est alors au sens où il incarne, si l’on peut dire, ce qui est séparé de tout. On en déduit que ses déplacements, qui seraient donc aussi des motivations, traduisent un manque. Embrasser le monde, et faire corps avec tout ce qui entre en son contact serait une manière pour lui de combler ce manque, le fait, précisément, de ne pas faire corps et de ne pas faire monde soi-même. Enfin le blob est progression. Sa nature même est expansive, ce qui corrobore l’idée que « l’informe n’est rien en soi, n’a d’autre existence qu’opératoire : c’est un performatif » [10].

 

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[7] F. de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse, « in extenso », 2011 [1994], p. 279.
[8] J. Dorvidal, « Monstres géants », dans J. Vion-Dury, P. Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes du fantastique, Limoges, PULIM, 2003, p. 213.
[9] Puisqu’« affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat », G. Bataille, « Informe », dans Documents vol. 1, op. cit., p. 382.
[10] Y.-A. Bois, « La Valeur d’usage de l’informe », dans Y.-A. Bois, R. Krauss, L’Informe : mode d’emploi, Paris, Editions du Centre Pompidou, « Procédures », 1996, p. 15.